Déjeuner à Marseille dimanche, 2 janvier 2005

Peu après, je déjeune à Marseille, au restaurant Peron, sur la Corniche, où la vue du château d’If et de la rade de Marseille est un plaisir rare. La carte des vins, incluse dans la carte des mets a une caractéristique qui situe le niveau : les bourgognes y sont nommés sans que figure le nom du domaine ou du négociant. Dans cette carte chiche, une pépite, Château Simone rouge 2001 qui se marie bien à une barbue. Il est intéressant de noter que dès la première gorgée, ce qui frappe, c’est le plaisir enjoué et ensoleillé. Ce vin est joyeux, facile, direct. Puis au fil de sa dégustation, le souvenir des vins du 31 revient, et les limites de la région se dessinent. Mais j’ai gardé le souvenir d’un beau vin de joie, celui que j’avais adoré à l’Académie du Vin de France (bulletin 123).

Bulletins 2004 – De 97 à 124 vendredi, 31 décembre 2004

Les thèmes de ces bulletins :

(bulletin WD N° 097 040105) Bulletin n°  97     :   1 – dîner divers – 2 – Soirée Grand Siècle Pavillon d’Armenonville – 3 – déjeuner chez Guy Savoy

(bulletin WD N° 098 040109) Bulletin n°  98     :   1 – déjeuner d’amis – 2 – au Dauphin – 3 – Grande Cascade – 4 – Carré des Feuillants – 5 – dîner *WD au Carré des Feuillants

Bulletin n°  98     :   6 – visite en Beaujolais

(bulletin WD N° 099 040121) Bulletin n°  99     :   1 – Hiramatsu – 2 – Apicius – 3 – dans le Sud – 4 – à domicile

Il n’y a pas de bulletin n° 100 sous forme « .pdf », car le bulletin 100 n’a été diffusé que sous forme imprimée, jolie brochure qui reprend tous les dîners faits avant février 2004, avec des témoignages de convives, de vignerons et de restaurateurs.

(bulletin WD N° 101 040227) Bulletin n°  101     :   1 – dîner Oustau de Baumanières – 2 – déjeuner Guy Savoy – 3 – dîner de Noël – 4 – déj Dessirier – 5 – divers

(bulletin WD N° 102 040306) Bulletin n°  102     :   1 – dîner de St Sylvestre – 2 – Le Meurice – 3 – Patrick Pignol – 4 – Apicius – 5 – à domicile

Bulletin n°  102     :   6 – à domicile

(bulletin WD N° 103 040318) Bulletin n°  103     :   1 – dîner *WD au Meurice – 2 – Lucas Carton

(bulletin WD N° 104 040329) Bulletin n°  104     :   1 – Salon des Grands Vins – 2 – dîner de l’Union des Grands crus de Bordeaux – 3 – dîner *WD dans un site privé

(bulletin WD N° 105 040406) Bulletin n°  105     :   1 – Saint Valentin à domicile – 2 – à domicile – 3 – déjeuner chez Ledoyen – 4 – déjeuner de bistrot

(bulletin WD N° 106 040419) Bulletin n°  106     :   1 – dîner *WD au Cinq – 2 – diner privé

(bulletin WD N° 107 040426) Bulletin n°  107     :   1 – salons de vignerons – 2 – diner au Bistrot du Sommelier

(bulletin WD N° 108 040502) Bulletin n°  108     :   1 – déjeuner privé   – 2 – diner à l’hotel de Crillon – 3 – déjeuner à la Grande Cascade – 4 – dîner dans le Sud

(bulletin WD N° 109 040512) Bulletin n°  109     :   1 – dîner *WD chez Laurent – 2 – repas privé

(bulletin WD N° 110 040525) Bulletin n°  110     :   1 – déjeuner privé – 2 – la clef du vin – 3 – diner à l’Ambroisie – 4 – diner chez Patrick Pignol – 5 – déjeuner à Apicius

(bulletin WD N° 111 040607) Bulletin n°  111     :   1 – dîner *WD au Bristol – 2 – vins biologiques chez Macéo – 3 – diner chez Patrick Pignol – 4 – diner au bistrot du sommelier

(bulletin WD N° 112 040618) Bulletin n°  112     :   1 – déjeuner en famille – 2 – vins de Bouchard au Cinq – 3 – dîner *WD chez Guy Savoy

(bulletin WD N° 113 040701) Bulletin n°  113     :   1 – visite de Clos Beauregard Pomerol – 2 – diner à l’hotel Grand Barrail – 3 – déjeuner à Yquem – 4 – boutique Pétrossian

(bulletin WD N° 114 040908) Bulletin n°  114     :   1 – diner à Smith Haut-Lafitte – 2 – déjeuner à Fargues – 3 – déj à Tan Dinh – 4 – diner à Hélène Darroze – 5 – déj à Bayan

 Bulletin n°  114     :   6 – visite Jaboulet

(bulletin WD N° 115 040229) Bulletin n°  115     :   1 – voyage en Hermitage – 2 – dîner restaurant les cèdres – 3 – réception Ledoyen – 4 – déj Taillevent – 5 – déj chez Marc Meneau

 Bulletin n°  115     :   6 – caves Bouchard

(bulletin WD N° 116 040923) Bulletin n°  116     :   1 – dîner *WD au Grand Véfour – 2 – caves Bouchard – 3 – diner au château de Beaune

(bulletin WD N° 117 041004) Bulletin n°  117     :   1 – visite à la Romanée Conti – 2 – repas Polo de Bagatelle – 3 – plusieurs repas dans le Sud

(Bulletin WD N° 118 041026) Bulletin n°  118     :   1 – dîner chez Bruno – 2 – dîner au Petit Nice – 3 – visite à Beaucastel – 4 – déjeuner au Meurice amis de Bipin Desai – 5 – dégustation de Salon

(Bulletin WD N° 119 041112) Bulletin n°  119     :   1 – dîner *WD au Cinq – 2 – dîner chez Gagnaire – 3 – dîner à domicile

(Bulletin WD N° 120 041123) Bulletin n°  120     :   1 – vins de Henri Maire au Bristol – 2 – Château de Clos Vougeot – 3 – Club des Professionnels de vin – 4 – salon du Ritz – 5 – déjeuner au Crillon

 Bulletin n°  120     :   6 – dégustation de 9 Pétrus – 7 – jury de classement de champagnes

(Bulletin WD N° 121 041202) Bulletin n°  121     :   1 – Mondovino en projection privée – 2 – suite du jury de champagnes – 3 – dîner au Bistrot du Sommelier – 4 – dîner au château de Beaune – 5 – dîner à domicile

(Bulletin WD N° 122 041210) Bulletin n°  122     :   1 – déjeuner au restaurant Tan Dinh – 2 – Rhône en Seine – 3 – Bistrot du Sommelier – 4 – Rencontres Vinicoles – 5 – Ecole Ritz Escoffier

Bulletin n°  122     :   6 – dîner à Hiramatsu

(Bulletin WD N° 123 041217) Bulletin n°  123     :   1 – dîner de l’Académie du Vin de France – 2 – dîner *WD au Carré des Feuillants – 3 – cocktail ChateauOnline

(Bulletin WD N° 124 041224) Bulletin n°  124     :   1 – salon des saveurs – 2 – déjeuner Hiramatsu avec vins Hugel – 3 – conférence à l’hôtel de Crillon – 4 – dîner aux Ambassadeurs – 5 – dîners privés

 

Réveillon dans le Sud vendredi, 31 décembre 2004

Le Réveillon était, en cette fin d’année dans la maison du Sud. La mise au point démarre dans la cave parisienne. Il n’y a pas de plus grand plaisir que le moment où se construit l’événement futur, déterminé par quelques bouteilles. Devant dîner loin de Paris, il est impératif que les vins soient jeunes : les aînés ne supporteraient pas le voyage. S’ils sont jeunes, quel pourrait être le thème ? Une idée me vient : je prendrai des vins élevés et produits par des vignerons qui sont des amis. Je fais mon emplette, en prenant bien soin d’ajouter un vin d’un domaine où je suis inconnu (j’aime qu’il y ait un intrus, une exception, c’est une démarche constante). C’est Mouton où l’on ne me connaît pas.

Je n’ai pas vérifié auprès de mon épouse la pertinence des choix, mais je sais que mes champions sauront s’adapter à ce qu’elle a prévu. Ayant l’opportunité d’ouvrir des vins jeunes, j’observe attentivement les bouchons bien intacts. Le bouchon de Mouton 2000 est incroyablement blanc, comme d’un liège irréel, voire recomposé, car la tranche supérieure, au lieu d’être à bord anguleux est à bord rond, comme si le bouchon avait été pressé, ce que l’on trouve dans des agglomérats de basse qualité. Là le liège est beau. Mais pourquoi est-il si court ? Si l’on m’avait dit que le bouchon d’un Mouton Rothschild serait plus court que celui de La Tâche ou de Beaucastel, jamais je ne l’aurais cru. Pourquoi donc, s’agissant d’une année mythique, alors que l’on a créé et dessiné une bouteille d’une beauté irréelle, Mouton a-t-il choisi un bouchon si court pour cette année ? Protègera-t-il ce vin qui va, plus que tout autre, dormir avant d’être bu ? Le sommet du bouchon de La Tâche est recouvert d’une masse gluante qui me fait penser qu’il y a peut-être là l’explication de la terre que je trouve sur des bouchons plus anciens, que j’ai évoquée dans de précédents bulletins. L’histoire commence peut-être par cette glu pour finir sous forme de terre. C’est le Beaucastel, fort étrangement, qui a de la terre sur le bouchon. Pour un 1990,  c’est quasiment impensable. Le fait que trois vins phares, des icônes de leurs régions, recèlent de telles énigmes est un signe qu’il me faudra élucider. Je ne peux pas laisser passer de telles observations sans essayer de comprendre. Le bouchon du Montrachet, beaucoup plus court, paraît d’un liège nettement moins riche et moins solide. Pourquoi ? La longueur du bouchon du Montrachet est la même que celle du Mouton, quand les bouchons de La Tâche, Beaucastel, Yquem, comme le Lafite d’hier sont beaux et grands. Tous ces grands noms veulent que leurs vins bravent le temps, alors, pourquoi ?

A l’ouverture, le nez du Mouton est grand, celui de La Tâche est délicieusement bourguignon, celui du Beaucastel est particulièrement vieux. Celui du Montrachet est conforme à l’idée que j’en ai et celui de l’Yquem est magistral.

J’ai décidé, du fait de l’entrée, que le Montrachet Bouchard 1999 sera le vin d’apéritif, sur un jambon San Daniele. Ce Montrachet est noble, chaleureux, complexe, mais je crois avoir commis une erreur : il mérite une cuisine sophistiquée et pas seulement l’opposition de ces saveurs primaires. Par une confrontation trop simpliste, nous n’avons pas assez exploré un très grand vin dont on a senti un immense potentiel inexploité, sa jeunesse étant aussi un obstacle à une explosion gustative.

Sur un délicieux foie gras aux châtaignes, le champagne Salon 1982 est éblouissant. Ce champagne est à part. Il joue sa propre partition. Quel charme, quelle séduction. C’est l’hétaïre lascive en matelot de Jean Paul Gautier. Pas un instant la papille n’est tranquille tant il chaloupe d’un rythme endiablé. Comme on a parlé de bouchons, il convient de remarquer que ce champagne de 22 ans a encore un bouchon élastique qui s’est épanoui après l’ouverture, quand les bouchons du Pommery 1987 et du Krug, momifiés à jamais, sont restés rabougris. Ceci explique sans doute l’extrême jeunesse qu’il a gardée.

Le chapon farci aux lourdes saveurs rassurantes allait mettre en valeur les rouges dans un confort intégral. Cette chair est accueillante pour tous les vins. En voici trois magnifiques expressions.

Le Château Mouton-Rothschild 2000 frappe par son insolente assurance. Il est beau, il est fruité, il a de la griotte mais aussi du cassis. Et comme il est jeune, il se croit tout permis en bouche. Le boire à cet âge est loin d’être une hérésie, c’est le jeune premier insouciant, c’est Alain Delon quand il avait vingt ans.

La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1995 est subjuguant. Il est à lui tout seul le charme insensé de la Bourgogne. Il y a de l’amer, de l’astringent, mais c’est tellement bucolique, tout en remplissant la bouche de la façon la plus sereine qu’on ne peut pas échapper à ce vin là, redoutable Don Juan.

Le Château de Beaucastel 1990m’a surpris car il a joué deux pièces de théâtre. Dans la première, c’est Lino Ventura, celui qui plait à tous les publics, de la pucelle boutonneuse à la douairière conquise. Il a l’aisance, la simplicité, la facilité travaillée qui font que l’on se demande pourquoi aller chercher des vins complexes quand tout est ici étonnamment facile. On sait (bulletin 118) que cette aisance est le fruit d’un travail intense. Puis il se met à jouer une deuxième pièce, celle de l’homme fatigué, c’est Charles Vanel, et j’en viens à me demander pourquoi il me fait tant penser à 1964. Le vin a rapidement pris des rides, que la terre sur le bouchon laissait supposer. De précédentes expériences du même vin indiquent que ces rides sont de cette bouteille là.

Sur une délicieuse fourme puis sur une tarte aux abricots, Yquem 1988est comme le patineur russe qui fait des quadruples sauts quand les autres concurrents font des triples. Ce Yquem a tout. Il synthétise les 1929, les 1937 et les 1955, avec une jeunesse qui envoie des pieds de nez. Comment peut-on être aussi facilement parfait ?

Il reste assez de chaque bouteille (sauf le Montrachet qui fut vite asséché) pour que nous puissions le lendemain connaître d’autres chaleurs. Mais à ce stade, voici mon classement : en un le Salon 1982 car il délivre des saveurs d’une complexité redoutable. En deux ce sera La Tâche, car ce bourgogne atteint laperfection de ce qu’on aime de sa région, et en trois ce sera Yquem 1988, car rien n’est plus beau que ses saveurs irréprochables.

J’ai eu dans ce dîner des vins de mes amis. Et en plus, j’ai des choses à leur dire sur ce que leurs poulains ont accompli. J’ai l’impression d’avoir réuni ce soir une élite du vin. Des vins amis.

Il faudrait toujours garder un peu de chaque bouteille pour le lendemain, car on y apprend beaucoup. Le champagne Salon est resté ouvert car aucun bouchon ne pourrait pénétrer dans ce goulot étroit. La bulle s’est donc largement évaporée, mais il conserve un charme toujours aussi redoutable. Quelle palette de goûts variés ! De belles évocations remplissent la bouche, d’un flirt oriental.

Le Mouton 2000 s’est complètement transformé. Il a gagné en opulence, il a perdu son acné de gamin. Il est maintenant épanoui et se montre éblouissant. C’est ce Mouton là qui m’avait tétanisé par sa beauté (bulletin 67). Je le retrouve avec cet oxygène. En bouche il donne la sensation d’une construction parfaite, d’une solidité à toute épreuve, et d’un goût profond. Un fruit intense. Un immense vin.

Si l’amélioration du Mouton s’inscrit dans sa tendance naturelle, il n’en est pas de même de La Tâche. Il est devenu plus rond, plus enjoué, plus gai, il s’est domestiqué, donnant un fruité d’une joie extrême. Mais là où l’on a gagné en séduction primaire, on a perdu en complexité. Et l’énigme que j’adore a presque disparu. Ce vin devenu plus humain est flatteur, d’abord facile, mais sans doute moins énigmatique que ce que j’avais aimé hier.

Le Beaucastel continue à jouer sur deux tableaux. A l’attaque en bouche, c’est le vieux monsieur de la veille, courbé sur sa canne. Et au centre de la bouche, c’est le bonheur pur, ce que l’on souhaite d’un vin de plaisir. Et on s’amuse sur la langue à se demander : « alors, il est vieux ou il est sexy ? ». Il est plus sexy que vieux, vin de grande jouissance.

Quant à Yquem, c’est l’insolence totale. On devrait verbaliser de tels vins. Quelle injure à tout autre vin : il ne bouge pas, il est parfait, il n’a pas l’ombre d’une petite trace de défaut. Yquem 1988, c’est Errol Flyn dans la forêt de Sherwood : après d’invraisemblables combats à l’épée, pas un seul de ses cheveux n’aura perdu sa place. Yquem traverse le temps et l’espace dans la solidité d’une construction unique au monde.

Si je dois voter en ce lendemain, je voterai pour l’épanouissement, et c’est sans conteste le Mouton 2000 qui a accompli la plus belle éclosion sur un jour de plus.

Après cette aventure, il est légitime de faire une remarque. Dans mes dîners, j’inclus toujours un roturier au milieu d’un groupe de vins bien nés (je l’avais fait à Noël). Là, je n’avais choisi que la crème. Personne n’était à convaincre ou éblouir puisque l’on était en famille. Mais une réflexion m’est venue : la sensation que l’on ressent est évidemment influencée par la connaissance que l’on a de l’origine d’un vin. Je suis sûr que beaucoup de vins de moins noble extraction pourraient produire d’intenses émotions eux aussi. Mais là, je voulais faire un signe aux vignerons que je connais, qui œuvrent à produire des vins parfaits, pour leur dire : vos vins ne sont pas seulement des objets de prestige ou de thésaurisation mais sont aussi, pour ceux qui les vénèrent, de vrais objets de bonheur. Ces grands vins nous ont comblé.

Réveillon dans le Sud jeudi, 30 décembre 2004

Départ pour le Sud pour faire le réveillon de fin d’année en petit comité à quatre. Comme les bouteilles vont voyager, on fera un réveillon de vins jeunes, occasion de choisir des vins de vignerons amis. Je le raconte au bulletin 127. Les vins que l’on boit avant sont un échauffement. Il faut se préparer la bouche.

Le champagne Pommery 1987 m’avait déjà largement séduit par une prestation très au dessus de ce que l’on attendrait (bulletin 117). Mais à ce point, cela chavire. La couleur est d’un or discret d’une élégance extrême. J’ai rarement vu couleur plus belle. La bulle est fine et active, l’odeur est capiteuse, suffisamment intense. En bouche on a un  vrai champagne de plaisir, procurant la jouissance que doit créer un bon champagne : cela crisse dans la gorge comme le patin à glace quand le double lutz est réussi. La comparaison est intéressante avec le Krug Grande Cuvée non millésimés des années 85/90. La couleur est moins belle, elle tend vers un léger gris. La bulle a la même vivacité gracile. L’odeur est infiniment plus profonde, pénétrante, entêtante. Et en bouche quel intérêt de comparaison ! Le Pommery, c’est du vrai champagne de séduction. Le Krug, c’est la marche de la Brigade légère, c’est du vin, c’est puissant, mais avec un pouvoir de conviction étonnant. Inutile de juger l’un par rapport à l’autre : on est dans deux mondes différents. Une fois de plus je constate que je préfère le Krug Grande Cuvée d’une quinzaine d’années à beaucoup de Krug millésimés.

Quand le lendemain, sur un foie gras réussi à la perfection on ouvre Charles Heidsieck mis en cave en 1996, champagne agréable de bonne soif, on comprend encore mieux combien le Pommery avait accompli une prouesse. Le programme de préparation pré-sylvestrin de nos papilles comportait un Château Lafite-Rothschild 1981. Je n’arriverai jamais à me blaser quand des vins comme celui-ci se comportent tant au dessus de ce que les archives racontent. Voilà un vin de niveau dans le goulot, d’une couleur noire de pure jeunesse, au nez discret mais bien né, qui délivre en bouche un tannin bien appuyé et bien élevé, une belle puissance, de la jeunesse dans tous les compartiments du jeu, et qui tapisse la bouche de plaisir. Un vin de race, un pur Lafite, et, même s’il n’y a pas la jovialité des plus belles années, il y a une prestation remarquable en tous points. On est loin de ce qui se dit ou se pense de cette année qu’un Cheval Blanc et un Lafite viennent d’adouber.

Je suis triste quand j’ouvre des champagnes encore jeunes de voir les bouchons qui se sont rétractés de façon anormale. Les bouchons du Krug et du Pommery étaient recroquevillés comme des momies égyptiennes de quatre mille ans. Je sais que les chercheurs des maisons de champagne travaillent sur ce sujet. Mais il n’est pas concevable que des champagnes de moins de 20 ans aient de tels bouchons. Je reviendrai sur ce sujet car il est fondamental pour la longévité des vins.

galerie 1947 – 1 mardi, 28 décembre 2004

L’une des plus grandes réussites de l’année 1947 : Clos Fourtet 1947

Larour 1947 est un vin immense aussi, bu comme le Clos Fourtet ci-dessus en même temps qu’un Cheval Blanc 1947 (pour lire le compte-rendu, faites la recherche sur le mot "Astrance").

 

Magnum de Musigny Comtes de Voguë 1947 !

 Il faut bien lire cette étiquette de Haut-Brion 1947. La bouteille a été réétiquetée et non pas reconditionnée. Elle a donc son bouchon d’origine (ce que je préfère).

 Cos d’Estournel 1947 à l’étiquette un peu fripée comme les pagodes. Provenance cave Nicolas.

 Chateau Pape Clément 1947.

Chateau Margaux 1947 à côté de son aîné d’un an.

 

Repas de Noël samedi, 25 décembre 2004

Noël se poursuit le lendemain avec Bollinger Grande Année rosé 1990. Belle couleur saumon, bulle active, et une délicatesse de ton appréciable. C’est un champagne qui accompagnerait bien un repas, ce qu’il fit avec un remake du caviar et Saint-Jacques. A l’apéritif, c’est un gentil compagnon, montrant selon la saveur qui lui est opposée des goûts de sucre ou d’iode. Champagne adaptatif de très grande séduction.

Nous allons abondamment user des restes de la veille qui ont, grâce à l’oxygène supplémentaire, encore accru leur talent. Le Corton Charlemagne Bouchard 1997 est de venu plus rond. Le Cheval Blanc 1981 a gagné en intensité et en chaleur humaine, et les dernières gouttes du Petit Faurie de Soutard 1947 sont porteuses d’une émotion rare : ce vin a une densité, une jeunesse épanouie d’une immense qualité. Comme on ne pouvait pas vivre que de « restes », la fondante noisette de chevreuil fut décorée par Pétrus 1994. D’une éclosion lente, comme l’ouverture d’un Opéra qui annonce les mélodies à venir, le Pétrus déploya ses antennes pour que l’on soit réceptif à son message. Et progressivement on entrevit ce qu’il avait à dire, le langage d’un Pomerol d’abord austère puis jouant sur les saveurs avec les claquettes d’un  Sammy Davis Junior. Pétrus, petit bijou de séduction progressive.

Nous rejouâmes le dessert avec les mêmes acteurs, Tarte Tatin et Sauternes 1929, et crème au chocolat et caramel avec la Fine Bourgogne du Domaine de la Romanée Conti. Comme le savent les bons entraîneurs de football, on ne change pas une équipe qui gagne (en ce moment, c’est plutôt d’entraîneurs que l’on change !).

Repas de Noël vendredi, 24 décembre 2004

Noël va cette année se fêter en deux fois, nos enfants devant se répartir sur deux jours entre famille et belle-famille. Le sapin revêtu de boules très anciennes, dont les bougies jettent des flammes de gaieté, abrite les cadeaux pour la troisième génération. Après tous ces déballages, il faut réparer une soif avec un champagne Dom Pérignon 1975. La couleur est magiquement dorée, d’un or antique. La bulle est active dans la coupe. Et le goût de ce champagne est profond, envoûtant, impressionnant. C’est un champagne d’une grande personnalité. Comme on a du temps, on va pouvoir le confronter à de nombreuses saveurs de canapés variés et constater qu’il révèle à chaque fois des aspects nouveaux. Nous l’essayons sur un très bon Jésus ce qui l’excite bien. C’est incontestablement un champagne de grande classe.

Sur des coquilles Saint-Jacques crues au caviar, le Corton Charlemagne Bouchard Père & Fils 1997 se positionne bien : nez expressif, belle amertume sur une suffisante puissance. Mais j’ai l’intuition du Jésus. Et avec cette délicieuse charcuterie, le Corton Charlemagne prend une longueur rare. Il fuse en bouche et devient brillant. N’était cet apport typiquement lyonnais, je le trouve objectivement un peu moins bon que quand je le déguste dans la cave de Bouchard.

Le foie gras en terrine accueille Cheval Blanc 1981. Ce vin est d’une jeunesse particulière. Niveau parfait, bouchon comme d’hier, couleur noire d’encre, et des sensations envoûtantes de complexité : il change d’aspect en bouche à chaque instant. Ce  n’est pas le Cheval Blanc rassurant habituel des années solides. Mais ce vin énigmatique à vastes facettes me conquiert.

Arrive alors sur une très pulpeuse volaille de Bresse une de ces surprises qui valorise tous les vins anciens : Château Petit Faurie de Soutard 1947. Très beau niveau aussi, bouchon de belle structure, nez d’ouverture rassurant, et présentation parfaite après six heures d’oxygénation. Ce qui frappe, c’est l’insolente sérénité de l’année 1947. Ce vin est simple, à l’aise, tranquille, sûr de lui. Il respire le bon vin. On sait que 1947 a fait des immenses Saint-Émilion, comme le légendaire Cheval Blanc (il y avait un petit clin d’œil de mettre un Cheval Blanc d’un coté et un Saint-Émilion 1947 de l’autre) et le magistral Clos Fourtet. Et là, ce Petit Faurie de Soutard affichait une élégance de Brumell. Très beau vin qui n’a évidemment pas la densité des plus grands vins, mais montre parfaitement la pertinence de 1947.

La crème au chocolat et caramel de mon épouse est un moment de séduction qui avait conquis Pierre Hermé, ce Satan de la pâtisserie, tant il achète facilement nos âmes avec ses saveurs diaboliques. J’eus une idée Dalinienne, transcendantale pour tout dire, de lui adjoindre une Fine Bourgogne du Domaine de la Romanée Conti 1979. Un orgasme culinaire total. Absolument redoutable. La tarte Tatin quant à elle se maria avec une ravissante bouteille (voir photo ci-dessus) que j’avais prélevée au hasard en cave : la capsule est dorée comme un beau cuivre. Le bouchon est sain, le niveau est particulièrement plein, l’étiquette passe-partout est d’une beauté ancillaire : « Grand Vin d’Origine », suivi de « Sauternes ». Et en petit : « appellation contrôlée ». Seul un lourd blason emprisonnant un puissant lion rouge toutes griffes dehors veut faire oublier l’origine roturière. Le détail qui a de l’importance, c’est l’année : 1929. Et la couleur magiquement dorée de ce Sauternes 1929, mis en bouteille en négoce ou chez un caviste, m’avait incité à retenir ce vin pour Noël.

A l’ouverture des arômes d’agrumes. En bouche, agrumes, caramel, coing, pâtes confites. Un certain manque d’ampleur. Mais un témoignage  supplémentaire d’un thème d’évidence : ce qui vient de 1947 est bon, ce qui vient de 1929 est bon. De ce premier dîner de Noël j’ai préféré et de loin le Dom Pérignon 1975, suivi du Petit Faurie de Soutard 1947.

galerie 1947 – 2 jeudi, 23 décembre 2004

Hospices de Beaune, Cuvée Guigone de Salins, 1947, mise Vandermeulen.

 

Cette bouteille de Pétrus 1947 provenant de la cave Nicolas et dont on voit la capsule est sans doute possible une vraie.

 Une autre Petrus 1947

 Charmes Chambertin Docteur Barolet 1947

Déjeuner d’amis au restaurant Laurent jeudi, 16 décembre 2004

Déjeuner d’amis au restaurant Laurent. Qu’est-ce qui fait que je me sens si bien ? Une atmosphère, un site ? Forcément un charme. Un Chablis Grand cru « les Clos » Raveneau 1998, ça rafraîchit l’esprit. Petite touche acidulée quand le vin est frais. Puis les arômes se découvrent comme dans un ballet où les danseurs se présentent d’une inclinaison de courtoisie. Sur les grenouilles, le Chablis respire de bonheur. Et comme me fait remarquer mon hôte avide de bons mots, ce n’était pas un Chablis Grenouille. Belle consistance, peu de gras, mais expression de Chablis. Sur un pigeon que l’on déguste rosé un Hermitage Chave 1992 apparaît trop acide. Manque de temps pour s’exprimer et je repense au Margaux 1900 : me voilà qui écarte un Chave 1992 quand je reproche à Joël Robuchon d’avoir écarté un Margaux 1900. Bonne leçon d’humilité. Un Hermitage Chave 1998 montra une différence tellement nette qu’il n’y avait pas de question à se poser. Bel Hermitage tout en rondeur qui m’a fait penser qu’un 1961 aurait de cet équilibre, ce jeunet ayant déjà belle prestance. Bonne cuisine, propos échangés dans la bonne humeur, confort de chaude sympathie : une agréable respiration parisienne.

repas « du Siècle » organisé par Robert Parker au Japon mercredi, 15 décembre 2004

Ma fille m’appelle et me dit de regarder TF1. Je prends avec retard le compte-rendu du fameux repas organisé par Robert Parker au Japon au budget pharaonique. Je vois avec un infini bonheur Joël Robuchon dans ses cuisines, donnant ici des conseils, des ordres et contrôlant là la beauté d’un plat. C’est le vrai Robuchon, celui que je considère comme le Dalaï Lama de la cuisine, le Dieu vivant. Et la suite du reportage me montre une succession d’erreurs commises non pas sur la nourriture mais sur les vins, que mon cerveau va sans doute d’autant plus détecter que je n’y étais pas.

D’abord il y a vingt convives, ce qui est une erreur pour des vins de ce niveau. Il y avait deux bouteilles de Margaux 1900. L’une est déclarée morte par Joël Robuchon, j’y reviendrai. Que va-t-on faire de la seule conservée ? Donner un demi  verre à chaque convive ? Quelle frustration. La vérité est dans une table de dix, chacun des convives participant à la même aventure. Lorsque l’on ouvre une bouteille de Latour 1934, tout le monde boit Latour 1934. Lorsque l’on ouvre deux bouteilles de Latour 1934, plus personne ne boit Latour 1934. Chacun essaie de savoir comment est « l’autre » Latour 1934. On n’imagine pas à quel point ce détail change le plaisir de la dégustation. La deuxième erreur est d’avoir ouvert les bouteilles au dernier moment. Le vin n’aura pas profité de l’oxygénation salvatrice. On aura noté sur Envoyé Spécial que les bouteilles de 1865 ont été ouvertes deux heures avant. Mais Bernard Hervet nous dit : « buvez lentement, car en une heure le vin va encore s’améliorer dans le verre ». Ce qui justifie pleinement ma méthode d’ouvrir quatre heures avant et de gérer l’oxygénation des vins, car deux heures d’ouverture de plus auraient donné instantanément dans le verre la perfection recherchée par la maison Bouchard. La troisième erreur est la façon dont les vins furent ouverts. On voit une bouteille verticale d’où s’extrait un tirebouchon ordinaire de sommelier avec des lambeaux de bouchon. Méthode mauvaise. La quatrième erreur, c’est que Joël Robuchon sent la bouteille qui vient juste d’être ouverte. Elle pue forcément, et sans attendre l’oxygène qui l’eût ressuscité, Joël Robuchon qui en goûte une infime gorgée la déclare morte. J’ai failli m’évanouir, car cette bouteille vient très probablement rejoindre le contingent des bouteilles injustement condamnées. Mon « Dieu vivant » a forcément un nez que je respecte et son jugement est peut-être bon. Mais j’ai trop souvent constaté que des odeurs putrides précèdent de vraies perfections pour que ce jugement abrupt me paraisse inutilement rapide. La cinquième erreur est d’avoir carafé les vins, ce qui casse leur structure intime. Et quand j’ai vu une femme dont le sous-titre annonce « professeur d’œnologie » remuer le vin dans son verre, je me suis dit : « la messe est dite ». Tout est juste au plan culinaire. C’est faux au chapitre des vins, sur ce que j’en ai vu, malgré la compétence extrême des organisateurs.

Je suis persuadé que ce repas aura comblé les participants. Mais de même que j’admire le perfectionnisme exigeant de Joël Robuchon en matière culinaire, on comprendra qu’avec le même souci de la perfection, centre de ma démarche, je réagisse quand on s’écarte des voies indispensables pour la mise en valeur de ces trésors de l’histoire œnologique. Cela donne encore plus de motifs de créer cette Académie des Vins Anciens. On a peut-être jeté à tort une Margaux 1900. On a utilisé des méthodes inadéquates. Il est temps d’agir.