Réveillon dans le Sudvendredi, 31 décembre 2004

Le Réveillon était, en cette fin d’année dans la maison du Sud. La mise au point démarre dans la cave parisienne. Il n’y a pas de plus grand plaisir que le moment où se construit l’événement futur, déterminé par quelques bouteilles. Devant dîner loin de Paris, il est impératif que les vins soient jeunes : les aînés ne supporteraient pas le voyage. S’ils sont jeunes, quel pourrait être le thème ? Une idée me vient : je prendrai des vins élevés et produits par des vignerons qui sont des amis. Je fais mon emplette, en prenant bien soin d’ajouter un vin d’un domaine où je suis inconnu (j’aime qu’il y ait un intrus, une exception, c’est une démarche constante). C’est Mouton où l’on ne me connaît pas.

Je n’ai pas vérifié auprès de mon épouse la pertinence des choix, mais je sais que mes champions sauront s’adapter à ce qu’elle a prévu. Ayant l’opportunité d’ouvrir des vins jeunes, j’observe attentivement les bouchons bien intacts. Le bouchon de Mouton 2000 est incroyablement blanc, comme d’un liège irréel, voire recomposé, car la tranche supérieure, au lieu d’être à bord anguleux est à bord rond, comme si le bouchon avait été pressé, ce que l’on trouve dans des agglomérats de basse qualité. Là le liège est beau. Mais pourquoi est-il si court ? Si l’on m’avait dit que le bouchon d’un Mouton Rothschild serait plus court que celui de La Tâche ou de Beaucastel, jamais je ne l’aurais cru. Pourquoi donc, s’agissant d’une année mythique, alors que l’on a créé et dessiné une bouteille d’une beauté irréelle, Mouton a-t-il choisi un bouchon si court pour cette année ? Protègera-t-il ce vin qui va, plus que tout autre, dormir avant d’être bu ? Le sommet du bouchon de La Tâche est recouvert d’une masse gluante qui me fait penser qu’il y a peut-être là l’explication de la terre que je trouve sur des bouchons plus anciens, que j’ai évoquée dans de précédents bulletins. L’histoire commence peut-être par cette glu pour finir sous forme de terre. C’est le Beaucastel, fort étrangement, qui a de la terre sur le bouchon. Pour un 1990,  c’est quasiment impensable. Le fait que trois vins phares, des icônes de leurs régions, recèlent de telles énigmes est un signe qu’il me faudra élucider. Je ne peux pas laisser passer de telles observations sans essayer de comprendre. Le bouchon du Montrachet, beaucoup plus court, paraît d’un liège nettement moins riche et moins solide. Pourquoi ? La longueur du bouchon du Montrachet est la même que celle du Mouton, quand les bouchons de La Tâche, Beaucastel, Yquem, comme le Lafite d’hier sont beaux et grands. Tous ces grands noms veulent que leurs vins bravent le temps, alors, pourquoi ?

A l’ouverture, le nez du Mouton est grand, celui de La Tâche est délicieusement bourguignon, celui du Beaucastel est particulièrement vieux. Celui du Montrachet est conforme à l’idée que j’en ai et celui de l’Yquem est magistral.

J’ai décidé, du fait de l’entrée, que le Montrachet Bouchard 1999 sera le vin d’apéritif, sur un jambon San Daniele. Ce Montrachet est noble, chaleureux, complexe, mais je crois avoir commis une erreur : il mérite une cuisine sophistiquée et pas seulement l’opposition de ces saveurs primaires. Par une confrontation trop simpliste, nous n’avons pas assez exploré un très grand vin dont on a senti un immense potentiel inexploité, sa jeunesse étant aussi un obstacle à une explosion gustative.

Sur un délicieux foie gras aux châtaignes, le champagne Salon 1982 est éblouissant. Ce champagne est à part. Il joue sa propre partition. Quel charme, quelle séduction. C’est l’hétaïre lascive en matelot de Jean Paul Gautier. Pas un instant la papille n’est tranquille tant il chaloupe d’un rythme endiablé. Comme on a parlé de bouchons, il convient de remarquer que ce champagne de 22 ans a encore un bouchon élastique qui s’est épanoui après l’ouverture, quand les bouchons du Pommery 1987 et du Krug, momifiés à jamais, sont restés rabougris. Ceci explique sans doute l’extrême jeunesse qu’il a gardée.

Le chapon farci aux lourdes saveurs rassurantes allait mettre en valeur les rouges dans un confort intégral. Cette chair est accueillante pour tous les vins. En voici trois magnifiques expressions.

Le Château Mouton-Rothschild 2000 frappe par son insolente assurance. Il est beau, il est fruité, il a de la griotte mais aussi du cassis. Et comme il est jeune, il se croit tout permis en bouche. Le boire à cet âge est loin d’être une hérésie, c’est le jeune premier insouciant, c’est Alain Delon quand il avait vingt ans.

La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1995 est subjuguant. Il est à lui tout seul le charme insensé de la Bourgogne. Il y a de l’amer, de l’astringent, mais c’est tellement bucolique, tout en remplissant la bouche de la façon la plus sereine qu’on ne peut pas échapper à ce vin là, redoutable Don Juan.

Le Château de Beaucastel 1990m’a surpris car il a joué deux pièces de théâtre. Dans la première, c’est Lino Ventura, celui qui plait à tous les publics, de la pucelle boutonneuse à la douairière conquise. Il a l’aisance, la simplicité, la facilité travaillée qui font que l’on se demande pourquoi aller chercher des vins complexes quand tout est ici étonnamment facile. On sait (bulletin 118) que cette aisance est le fruit d’un travail intense. Puis il se met à jouer une deuxième pièce, celle de l’homme fatigué, c’est Charles Vanel, et j’en viens à me demander pourquoi il me fait tant penser à 1964. Le vin a rapidement pris des rides, que la terre sur le bouchon laissait supposer. De précédentes expériences du même vin indiquent que ces rides sont de cette bouteille là.

Sur une délicieuse fourme puis sur une tarte aux abricots, Yquem 1988est comme le patineur russe qui fait des quadruples sauts quand les autres concurrents font des triples. Ce Yquem a tout. Il synthétise les 1929, les 1937 et les 1955, avec une jeunesse qui envoie des pieds de nez. Comment peut-on être aussi facilement parfait ?

Il reste assez de chaque bouteille (sauf le Montrachet qui fut vite asséché) pour que nous puissions le lendemain connaître d’autres chaleurs. Mais à ce stade, voici mon classement : en un le Salon 1982 car il délivre des saveurs d’une complexité redoutable. En deux ce sera La Tâche, car ce bourgogne atteint laperfection de ce qu’on aime de sa région, et en trois ce sera Yquem 1988, car rien n’est plus beau que ses saveurs irréprochables.

J’ai eu dans ce dîner des vins de mes amis. Et en plus, j’ai des choses à leur dire sur ce que leurs poulains ont accompli. J’ai l’impression d’avoir réuni ce soir une élite du vin. Des vins amis.

Il faudrait toujours garder un peu de chaque bouteille pour le lendemain, car on y apprend beaucoup. Le champagne Salon est resté ouvert car aucun bouchon ne pourrait pénétrer dans ce goulot étroit. La bulle s’est donc largement évaporée, mais il conserve un charme toujours aussi redoutable. Quelle palette de goûts variés ! De belles évocations remplissent la bouche, d’un flirt oriental.

Le Mouton 2000 s’est complètement transformé. Il a gagné en opulence, il a perdu son acné de gamin. Il est maintenant épanoui et se montre éblouissant. C’est ce Mouton là qui m’avait tétanisé par sa beauté (bulletin 67). Je le retrouve avec cet oxygène. En bouche il donne la sensation d’une construction parfaite, d’une solidité à toute épreuve, et d’un goût profond. Un fruit intense. Un immense vin.

Si l’amélioration du Mouton s’inscrit dans sa tendance naturelle, il n’en est pas de même de La Tâche. Il est devenu plus rond, plus enjoué, plus gai, il s’est domestiqué, donnant un fruité d’une joie extrême. Mais là où l’on a gagné en séduction primaire, on a perdu en complexité. Et l’énigme que j’adore a presque disparu. Ce vin devenu plus humain est flatteur, d’abord facile, mais sans doute moins énigmatique que ce que j’avais aimé hier.

Le Beaucastel continue à jouer sur deux tableaux. A l’attaque en bouche, c’est le vieux monsieur de la veille, courbé sur sa canne. Et au centre de la bouche, c’est le bonheur pur, ce que l’on souhaite d’un vin de plaisir. Et on s’amuse sur la langue à se demander : « alors, il est vieux ou il est sexy ? ». Il est plus sexy que vieux, vin de grande jouissance.

Quant à Yquem, c’est l’insolence totale. On devrait verbaliser de tels vins. Quelle injure à tout autre vin : il ne bouge pas, il est parfait, il n’a pas l’ombre d’une petite trace de défaut. Yquem 1988, c’est Errol Flyn dans la forêt de Sherwood : après d’invraisemblables combats à l’épée, pas un seul de ses cheveux n’aura perdu sa place. Yquem traverse le temps et l’espace dans la solidité d’une construction unique au monde.

Si je dois voter en ce lendemain, je voterai pour l’épanouissement, et c’est sans conteste le Mouton 2000 qui a accompli la plus belle éclosion sur un jour de plus.

Après cette aventure, il est légitime de faire une remarque. Dans mes dîners, j’inclus toujours un roturier au milieu d’un groupe de vins bien nés (je l’avais fait à Noël). Là, je n’avais choisi que la crème. Personne n’était à convaincre ou éblouir puisque l’on était en famille. Mais une réflexion m’est venue : la sensation que l’on ressent est évidemment influencée par la connaissance que l’on a de l’origine d’un vin. Je suis sûr que beaucoup de vins de moins noble extraction pourraient produire d’intenses émotions eux aussi. Mais là, je voulais faire un signe aux vignerons que je connais, qui œuvrent à produire des vins parfaits, pour leur dire : vos vins ne sont pas seulement des objets de prestige ou de thésaurisation mais sont aussi, pour ceux qui les vénèrent, de vrais objets de bonheur. Ces grands vins nous ont comblé.