dégustations diverses à saint-emilion lundi, 4 avril 2005

Je m’effondrai dans mon lit après l’épuisante séance des 2004 et ce dîner copieux, me jurant qu’il était hors de question que j’approche mes lèvres du moindre vin le lendemain. J’arrive vers 10 heures à Cheval Blanc pour rencontrer Pierre Lurton. On me met en main d’autorité le Petit Cheval 2004, puis Cheval Blanc 2004. Impossible de juger ces grands vins prometteurs à cette heure de la journée. De nombreux visiteurs sont là, dont Hidé, un des éléments du charme de Hiramatsu, qui m’annonce qu’il quitte ce restaurant. J’en suis attristé et je suivrai ce grand professionnel où il fera son nid. Je vais le revoir par hasard le lendemain. Un des grands cavistes parisiens est là. Il m’entraîne à une dégustation dans un site privé qui appartient à Jean-Luc Thunevin. Comme disait Goebbels, quand j’entends le mot Valandraud, je sors, non pas mon revolver, mais toute idée d’abstinence. Et je me suis retrouvé devant des dizaines de stands aux vins plus intéressants les uns que les autres.
Un convaincu Hervé Bizeul, vigneron du Roussillon que j’avais vu tonique au salon des grands vins présente la petite Sibérie, le Clos des Fées, les Sorcières du Clos des Fées. Je ne peux pas dire que je suivrai toutes ces tendances ayatollesques. Un exercice beaucoup plus interpellant m’attend avec le Pintia Toro 2004, le Alion Ribera del Duero 2004 moins convaincant, le brillant Valbuena Ribera des Duero 2004 et l’immense Vega Sicilia Unico 2004 , magistrale indication de la grandeur des vins espagnols du plus haut niveau.
J’ai adoré un Château Petit Gravet Aîné Saint Emilion Grand Cru 2004 présenté par la charmante Catherine Papon-Nouvel, car il est atypique et ne veut pas démontrer plus qu’il ne peut. Le Château Valandraud 2004 à l’inverse est une bombe d’alcool et de concentration. C’est un cocktail Molotov aujourd’hui qui présage de redoutables performances plus tard. Pour s’amuser il y avait le vin de Bob, le Château Bellevue sur Vallée, vin d’un jeune américain. C’est gentil, quand son essai d’un vin sucré qui approche de saturations épouvantables doit être ignoré.

des achats fous et inopinés à Saint-Emilion lundi, 4 avril 2005

Je quitte l’endroit, espérant me sevrer de tout, quand on me dit : un vigneron fait goûter son vin. C’est le Château de Ferrand Saint Emilion Grand Cru 2004, auquel je trouve un fruit élégant. Allais-je enfin m’arrêter. On m’accoste et on me dit qu’un vigneron, cousin de la charmante vigneronne, veut me montrer des oubliés de cave. Et me voilà achetant des 1893, 1900, 1921, 1926, 1929, 1934 de divers vins dont bien sûr des saint-émilions mais aussi des sauternes. Je retourne manger un petit casse-croûte chez Jean Luc Thunevin. On m’apprend que j’ai raté les truffes pendant que j’explorais ces caves en déshérence. Un Vega Sicilia 2004 sur un solide pâté, même si c’est irréellement jeune, c’est vraiment bon. Je m’effondre sur mon lit pour la deuxième fois, deuxième pierre de mon chemin de croix.

spectaculaire dîner au chateau La Gaffelière lundi, 4 avril 2005

Arrivé au château La Gaffelière, une fois la porte austère comme celle d’un cloître refermée, un jardin délicat, arboré avec goût, pousse à l’émerveillement. Deux Bugatti dans un garage orné de mosaïques antiques indiquent que le maître des lieux vit ses passions. L’impressionnante collection de tableaux de peintres flamands des périodes de gloire montre que l’exception et la joie de vivre sont les maîtres. La cuisine sera faite par le chef de l’hostellerie de Plaisance, où je loge, et c’est le mieux de ce qui peut se faire.

Passage obligé, puisque c’est la semaine des primeurs, nous goûtons les 2004. La Chapelle d’Aliénor qui se cherche un peu, Château Armens que j’avais aimé lors des dégustations du Cercle Rive Droite, Château Tertre Daugay déjà magnifique dans sa présentation actuelle où le fruit est élégant et la structure intelligente, et Château La Gaffelière moins présent que le Tertre Daugay, mais promettant de belles évolutions. Un blanc est inaccessible pour moi tant on est loin de ce qu’il sera.

Dans les riches salons, un champagne Pommery 1991, moins chaleureux que mon 1987 récent, étonne par sa personnalité. Il raconte des choses. Nous passons à table et je remarque les éblouissantes armoires d’acajou aux dimensions cyclopéennes. Le premier vin est le Tertre Daugay 1990. Je n’arrive pas à croire qu’un 1990 puisse être aussi jeune, tant le fruit sur un bois intense et vert semble indiquer un vin à peine né. Et en analysant, c’est bien un 1990 à la jeunesse folle.

La Gaffelière 1961 est l’expression de la perfection du vin jeune. C’est l’idéal. Le 1928 est époustouflant. Un nez d’une densité rare, une structure affirmée où les champignons abondent. Et un toast à la truffe caresse le vin de façon parfaite. C’est délicieusement rond.

Le premier 1904 sent mauvais et inamical, exhale le soufre, et nous suivons la progressive extinction de cette odeur, car en bouche, c’est une prodigieuse explosion de bonheur. Le vin qui ne sent pas bon est magnifique en bouche. Une deuxième bouteille de 1904 montre un nez plus civilisé, chaleureux, mais le vin n’a pas le coté « canaille » du premier.

J’avais dans ma voiture un 1929 que j’évoquai prudemment lorsque nous fûmes à table. Fallait-il l’ouvrir chez celui qui le produit ? L’ambiance étant amicale, on suggéra que je l’ouvrisse. Manifestement moins bien conservé que les bouteilles du château, ce vin montra malgré tout une noblesse extrême.

Un Guiraud 1983 conclut ce délicieux moment.

Mon classement, approuvé par des convives qui sont des professionnels du vin fut : le premier 1904, le 1928, le 1929 que j’avais apporté, le second 1904, et le 1961 qui se trouverait premier si l’on jugeait pour les palais d’aujourd’hui.

Nous fêtions Stéphane Derenoncourt qui conseille les vins de la famille Malet-Roquefort et avec qui j’ai partagé quelques analyses intéressantes. Générosité immense de chaleureux propriétaires de grands vins.

une nuit à l’hotel Plaisance à Saint-Emilion lundi, 4 avril 2005

L’Hostellerie de Plaisance, au pied du clocher de Saint-Émilion, est l’hôtel de Gérard Perse. J’ai bavardé avec lui peu avant le dîner magique à La Gaffelière. Il est aussi propriétaire de château Pavie qui eut l’honneur du classement du Grand Jury Européen pour l’année 2000. C’est dans la lettre que j’ai adressée aux lecteurs de mon bulletin. Le fait que son vin soit classé premier lui semble tout à fait naturel et destiné à se reproduire sur de nombreuses années. C’est une confiance à la Schumacher. Le chef de cet hôtel, Philippe Etchebest, meilleur ouvrier de France comme le fut Eric Fréchon, est un ami de Yannick Alléno, d’un gabarit plus rugbystique que lui. Il fit le délicieux repas au château La Gaffelière (voir bulletin 136), d’une sensibilité rare.
Evoquons un de ces moments forts que vous avez sans doute connus comme moi : des camions sont affectés au ramassage des containers permettant le tri sélectif des bouteilles et débris de verre. Un fonctionnaire municipal a déterminé qu’il ne faut pas déranger la circulation automobile diurne. Il s’agit de confort urbain. C’est à 6h15, quand les effluves de La Gaffelière 1904 caressent encore mes rêves, qu’on opère sous ma fenêtre. Un gyrophare donne à ma chambre des gaietés de carnaval, une discrète sirène mise en sourdine rappelle que le véhicule est important. Le verre qui change de réceptacle a un délicat bruit de coquilles d’huîtres qu’on jette dans un vide ordures. Je venais juste de m’endormir en un site merveilleux qui évoque les galanteries médiévales. Le geste par lequel j’entasse trois oreillers sur mon visage est serein, rassuré : je sais que l’Environnement est protégé. La défense de la planète est en marche. A toute heure.

Quand je suis réveillé, il est temps de prendre livraison des vins que j’ai dénichés dans une cave privée. Le prix offert avait plu à leur propriétaire au point que là où j’avais demandé qu’il choisisse six vins de bons niveaux de 1929, il m’en a donné douze. Pour le plaisir. Il siéra de lui rendre cette faveur sous une forme adaptée.

primeurs 2004 Cercle Rive Droite des Grands Vins de Bordeaux dimanche, 3 avril 2005

Etant invité à une réception dans un des prestigieux châteaux du bordelais, je tricote autour quelques rendez-vous. Mon séjour commence par une dégustation des 2004 (nous sommes le 3 avril 2005) organisée par le Cercle Rive Droite des Grands Vins de Bordeaux. Cela se passe au Château de Pressac, noble demeure aux remparts anciens et au bâtiment très Viollet-le-Duc, qui jouit d’une vue impressionnante sur de vastes vallées. Le charmant propriétaire qui a acheté le château en 1998 nous accueille d’un large sourire. Il prête sa demeure pour plusieurs séances de dégustation pendant la semaine des primeurs. Son saint-émilion grand cru sera parmi les vins jugés. Un cahier de 74 pages, à deux vins par page, nous est donné, afin qu’une brochette de journalistes de nombreux pays notent leurs impressions. Beaucoup le font directement sur leur ordinateur portable. Il y a deux générations de goûteurs. Les grands, les vrais, les purs, notent tout à l’aveugle, sur des échantillons. Chaque bouteille neutre porte le nom de l’appellation et un numéro. Je fais partie de l’autre groupe qui juge en connaissant les noms. Ce qui est évidemment un tout autre exercice.
J’aurai personnellement goûté 50 vins et annoté 49 vins. C’est une rude épreuve. Mes gencives, comme mes dents, comme celles de mes collègues juges, sont devenues violettes. J’ai compté mes dents en fin d’exercice pour savoir si tous ces tannins, toutes ses astringences, ne les avaient pas dissoutes. Je ne vous imposerai pas mes notes, car ce serait trop long, mais je me suis astreint à apprendre comment juger de tels vins. Une anecdote pour s’amuser. Je goûte un vin assez atypique. Je lui trouve un nez animal, très viande. Je m’en ouvre à deux journalistes britanniques. L’un lui trouve un nez floral, l’autre lui trouve un nez de fruit. En me penchant à nouveau, je sens un nez de fleur et de fruit, ce qui prouve mon aptitude au consensus européen.
D’une façon générale j’ai trouvé que les vins ont tendance à être de technique. Dans des petites appellations les vins ne représentent plus leur région, mais des vins travaillés. J’ai rencontré beaucoup de vins élégants, beaucoup de vins difficilement buvables. Paradoxalement je fus plus intéressé par les vins les plus ingrats, dont l’acidité et l’amertume préparent de futurs bons vins. Ce que ne seront sans doute pas forcément les vins déjà buvables. Une constatation intéressante : les vins qui sont faits par les œnologues dont tout le monde parle sont élaborés de façon extrêmement intelligente et n’en font pas trop. Ce sont naturellement les vins qu’on aimerait critiquer. Je leur ai trouvé un charme certain. Mon sentiment est que l’année 2004 aura beaucoup de déchets, car j’ai goûté plusieurs vins qui ont raté leur coup. Il sera indispensable de lire les bonnes feuilles de plusieurs experts pour déterminer les achats à suivre.
J’indique ici quelques vins qui m’ont plu : Château Marjosse, appellation Bordeaux, Château Tour de Mirambeau, Bordeaux Supérieur, Château Reynon, Premières Côtes de Bordeaux, Château Fougas Maldoror, Côtes de Bourg, Château Cap de Faugères, Côtes de Castillon, Château Joanin Bécot, Côtes de Castillon, Clos Puy Arnaud, Côtes de Castillon, Château Puygueraud, Côtes de Francs, Château Dalem, Fronsac, Château Fontenil, Fronsac, Château Canon de Brem, Canon Fronsac, Château Le Bon Pasteur, Pomerol, Domaine de l’Eglise, Pomerol, Château l’Enclos, Pomerol, Château Taillefer, Pomerol, Le Fer, Saint-Émilion Grand Cru, Château Franc Grâce Dieu, Saint-Émilion Grand Cru, Château Péby Faugères, Saint-Émilion Grand Cru, même s’il est « tendance ». En blanc, j’ai apprécié le Reignac et le Plaisance. Des vins extrêmement différents, des techniques souvent opposées. Il faudra bien choisir ses primeurs. Les Pomerols me sont apparus les plus authentiquement bons, mais j’aime les pomerols, pour la production rive droite de cette année.
François Mauss, président du Grand Jury Européen, dont des membres étaient présents dans la salle aux jugements à l’aveugle, publiera sans doute des analyses dans la lettre dont je vous ai adressé un exemplaire. Il y a de telles variations de réussite dans les vins de cette année où le Bordeaux perd un peu de son caractère qu’il faudra lire tous ces témoignages.

dîner chez un ami américain de Bordeaux dimanche, 3 avril 2005

J’allai retrouver à dîner un ami américain avec qui je corresponds sur un forum virtuel dont le vin est le thème. Un journaliste danois qui participait aussi à l’examen des primeurs est de ce même dîner, ainsi qu’un sympathique vigneron de la Napa Valley et son épouse, dont nous goûterons le vin.
Nous commençons par un Bloomsbury Sparkling wine cuvée Merret 2000, un vin pétillant anglais. C’est une première pour moi. Ce « champagne » anglais m’a permis des plaisanteries faciles du style : « les anglais aiment tellement la France que, pour ne pas la froisser, ils ont fait un champagne qu’on est sûr d’oublier ». C’est facile et plein de tact vis-à-vis d’anglo-saxons.
Sur des asperges nous avons comparé deux vins : le château Talbot Caillou blanc 2000, délicat Bordeaux blanc de belle réussite et un Château La Carrière 1950, vin liquoreux qui était ma contribution à ce dîner, sans étiquette, les informations étant lues sur le bouchon. Je le situerais, sauf avis d’expert, dans les premières Côtes de Bordeaux. Délicat accord entre l’amertume agréable d’asperges blanches et ce liquoreux subtil, discret, presque timide, ce qui va bien avec le végétal ligneux.
Le Amici, Cabenert Sauvignon, Napa Valley 2001, fruit du travail de John Harris et sa charmante épouse Sharon donna lieu à un moment dont j’observai avec intérêt le déroulement et l’intensité. Le vin nous est servi, et immédiatement l’épouse se lance, relayée par son mari, dans des descriptions techniques, l’exposé de choix, les moyens et méthodes, et ça dure, et ça dure. A un moment, oubliant la patience que je m’étais promis d’observer, j’interromps ce monologue de couple pour dire : « est-ce que vous m’autorisez à donner mon avis, pour vous dire que c’est bon ». Et j’ai ressenti que la peur d’être jugés par des gens qu’ils supposent spécialistes avait poussé ces deux charmants convives à occuper le terrain. Sous le discours urbain se sentait une émotion, un trac certains. Ce vin californien a une attaque absolument charmante aidée par près de 14° et son final est un peu mince. Mais c’est un vin de réel plaisir.
Les autres rouges se boivent à l’aveugle, et ce fut l’occasion pour beaucoup, dont moi, de faire étalage de la difficulté d’être perspicace. Un Château Dubraud, Blaye 2000 est tellement boisé que j’ai affirmé de façon péremptoire qu’il n’est pas français. En fait je n’ai pas tort. Car faire un Blaye à 13,5° avec tant de bois, cela n’a pas de signification historique. C’est charmeur, c’est bon au premier contact, mais c’est en dehors de mes terrains de chasse. L’Argentin Alta Vista Alto 1999 fut situé par moi géographiquement à moins de 10.000 milles d’écart. Vin puissant lui aussi dont je ne goûte pas trop la démarche. J’ai eu une meilleure précision géographique pour trouver le Château d’Arche, cru bourgeois Haut-Médoc 1996 que j’ai moins aimé, mais la fatigue jouait. Cette lassitude s’estompa quand on me servit un vin que je reconnus à coup sûr comme un Bordeaux : Dominus, Napa Valley de Christian Moueix 1994. Ce californien a tout d’un grand bordeaux. Une petite merveille. Mon ami américain nous a bien trompés et son choix de vins est remarquable. Il dénote une direction de goût, intéressante à explorer, qui n’est pas toujours la mienne.

je découvre le splendide nouveau site de Apicius vendredi, 25 mars 2005

La bonne humeur qu’avait créée la surprise du chasseur lecteur m’a sans doute poussé à rester dîner (voir bulletin 135) en improvisant une table à 19h55 ! Avant que mes convives n’arrivent pour ce dîner je cours saluer Jean-Pierre Vigato dans son palais de la rue d’Artois qui donne à toute son équipe un large sourire. C’est ainsi que l’on devrait concevoir de vivre à Paris : un parc de cinq mille mètres carrés et un hôtel particulier où l’on doit compter bien plus de mille mètres carrés de plancher. Et je ne peux m’empêcher de penser à Jean-Pierre Raffarin. Un ministre sans enfant a le droit de se loger dans 80 mètres carrés. Si l’on admet que la surface permise va décroître de deux mètres carrés par échelon hiérarchique dans la fonction publique, j’imagine volontiers que le garde barrière de la SNCF qui surveille la D 129 qui mène à Trifouillis les Pomponettes va se voir attribuer un logement virtuel de « moins » dix mètres carrés, concept mathématique fort intéressant où la logique raffarinienne créerait des surfaces dont les dimensions sont des nombres imaginaires purs, qui auraient passionné Salvador Dali s’ils avaient eu une couleur comme les voyelles rimbaldiennes. Je quitte le palais de la rue d’Artois joliment décoré d’un modernisme rassurant. Les arums y sont présentés dans de gigantesques soliflores garnis de belles ailes d’ange toutes blanches sans doute volées à Victoria’s Secret. Des peintures et sculptures d’une rare beauté, des coloris tendance, tout ici donne envie de festoyer. On le fera bientôt : pour le mois à venir, un dîner dans une suite où Dali a vécu, un autre dans le beau palais d’Apicius. Diriger les dîners de wine-dinners est un vrai sacerdoce. Je gagne mon paradis.

la suite Salvador Dali sera l’écrin du 50ème dîner de wine-dinners vendredi, 25 mars 2005

Comme dans les films, je vais faire un flash back sur le bulletin précédent. J’étais venu porter les vins du 50ème dîner au restaurant de l’hôtel Meurice. Des chasseurs règlent le ballet des voitures. L’un d’eux me dit : « bonjour Monsieur Audouze ». Je suis surpris car il est assez rare qu’on se nomme à l’extérieur de l’hôtel. Il continue : « j’ai lu votre livre. Très intéressant ». Et il m’explique que sa mère ayant travaillé au château Haut-Brion lui avait enseigné l’amour du bon vin.
Yannick Alléno me fait visiter la suite « Dali », suite que ce peintre a occupée de façon constante et avait taguée. Une rénovation studieuse l’aura fait redevenir civilisée. On aura peut-être perdu des trésors picturaux. Nous serons en salon privé car la télévision va filmer l’événement. Je repense à Dali. Jeune polytechnicien, j’avais dix-huit ans à peine, je dois, avec mes camarades, élire les représentants de la promotion. Une campagne festive doit attirer les votants. Un de mes camarades organise la venue de Marie Laforêt dont les yeux d’or font chavirer ces naïfs matheux qui pendant des années ont trouvé plus de charme à une sinusoïde ondulante qu’à un jupon caressé par un soleil de printemps. Un autre a invité Salvador Dali à tenir une conférence qui fut l’un de mes souvenirs de jeunesse les plus éblouissants. Le « maître » nous indique que les deux preuves de l’existence de Dieu sont l’oreille de Jean XXIII et la gare de Perpignan. Une logique qui ne figure dans aucun des manuels que l’on aura potassés pendant de studieuses années.

dîner impromptu au restaurant de l’hotel Meurice jeudi, 24 mars 2005

Je vais livrer les vins pour un prochain dîner (le 50ème) à l’hôtel Meurice. Discussions toujours passionnantes avec Yannick Alléno. L’ambiance, l’atmosphère, les odeurs. Je ne peux pas quitter l’endroit. J’y reste. Alors qu’il est vingt heures, un coup de fil me permet de constituer une table de trois. Un repas impromptu va s’organiser. Le menu dégustation nous tend les bras. C’est parti. La cuisine de Yannick Alléno dégage une passion, une exploration de saveurs, qui force l’adhésion. On ne peut pas ne pas approuver cette démarche. Mais pensant aux vins que j’associerais à ces plats, qui sont dans un registre ancien, je ne peux pas avoir un enthousiasme aussi libéré. La sauce qui accompagne les asperges à la moelle et au parmesan me ravit l’âme, tant j’y vois de lourds Chambertin se pâmer dans une chaude étreinte érotique. Les morilles juste exprimées me font crier de joie. Alors que les langoustines à la cuisson exacte, orientalisées avec charme, sont trop complexes pour les vins que je côtoie. Et le pigeon à la chair voluptueuse, plat magnifique, est trop riche dans ses accompagnements. Beaux exercices de maîtrise avec une pointe d’intellectualisme qu’il va falloir encanailler si l’on veut les mettre dans l’orbite de mes vins. Je sais que Yannick Alléno le ressent. Vous en aurez la preuve absolue dans le dîner 50.
Sur ce magistral menu, j’avais choisi des vins de grande sérénité. Le champagne Dom Ruinart 1990 est un champagne de sécurité. C’est goûteux, mais c’est aérien. La bouche en garde une belle trace de plaisir. L’Hermitage blanc Chave 1993 a la plénitude inexorable du blanc solidement assis. C’est chaud, c’est viril, c’est simplifié, mais c’est efficace. Et sur les anchois si délicatement traités, le Chave démontre que lorsqu’on attend de la subtilité, il répond présent. En fait c’est Porthos, ce solide mousquetaire : rustaud apparemment, mais galant homme assurément.
Le Château Rayas, Chateauneuf du Pape rouge 1998 est prodigieux. Quelle maturité pour un cadet ! Je n’arrive pas à m’enlever de l’esprit que ce vin parle le langage de la Bourgogne. On a de ces amertumes, de ces complexités, de ces provocations gustatives qu’on ne retrouve qu’en Bourgogne. Mais c’est un Rhône. Un grand. Et sur le foie gras, territoire où il chasse peu, il se révèle magistral. Ce fut de loin le plus bel accord de ce grand repas (on verra qu’il m’a inspiré pour le 50ème dîner). La saveur instantanée la plus belle fut la sauce des asperges. On est avec Yannick Alléno sur le terrain de la gastronomie qui ira loin.
Eric Fréchon plus Yannick Alléno, c’est, à coup sûr, six étoiles pour bientôt.