vingt millésimes de chateau l’Angéluslundi, 11 septembre 2006

Bipin Desai, ce physicien américain passionné de vins, organise les plus belles dégustations thématiques de la planète. Aujourd’hui, ce sera chez Taillevent avec pour hôtes d’honneur Monsieur et Madame Hubert de Bouard qui présentent vingt millésimes de château l’Angélus, présent dans la famille d’Hubert depuis sept générations. Nous serons 25 élus à partager ce repas, et je reconnais des complices des verticales de Montrose ou de Pichon Longueville comtesse de Lalande, d’autres de celles de Trimbach et Lynch Bages. Serena Sutcliffe et son inénarrable humour très British, Clive Coates aux avis surs et tranchés et plusieurs amis connaisseurs ou amateurs.

Au rez-de-chaussée, nous envahissons l’espace en dégustant un Champagne Taillevent fait par Deutz très peu dosé, élégant et d’une structure raffinée. Nous bavardons avec plaisir, parfois bruyamment. Nous montons ensuite au premier étage, dans cette salle de toute beauté. C’est une des plus belles salles de Paris. Je ne me lasse pas de jouir de son charme.

Devant nous un verre d’un vin surprise. Il sent le cassis, la mûre, le bois précieux. Le nez est élégant. Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour comprendre que c’est Angélus 2005 non inscrit sur notre feuille de route. En bouche, l’idée qui me vient est celle de la barbe d’artichaut, puis, le cœur d’artichaut. On sent un potentiel absolument fantastique. Il sort à peine du fût, sa fin est sèche, mais sa promesse immense. On ne sait pas ce que le vin sera après son séjour en fût, mais on sent qu’il sera passionnant. Pendant qu’on le goûte, Hubert de Bouard rend un hommage vibrant au cépage cabernet franc.

Voici le menu qui va accompagner les 20 millésimes : têtes de cèpes aux escargots petits gris / Bar de ligne rôti aux girolles / canard de Challans sauce salmis / Saint-nectaire / Mille-feuille aux framboises et œuf neige.

Les notes qui suivent ayant été prises à la volée, on trouvera des redites, des approximations. S’il y a des incohérences, c’est que ce n’est plus le même instant. C’est la loi de ces marathons.

Je commence par sentir la première volée de vins. Le 1992 a un nez où l’alcool est présent et un joli bois. Le 1993 a un nez beaucoup plus charnu. En bouche le 1992 est court mais ossu. Il est très encourageant. C’est le type de vin que l’on devrait acheter, car il est très pur, à peine astringent, et échappera certainement, du fait du millésime, à la folie des prix actuels.

Le 1993 est beaucoup plus construit, C’est un beau vin, un peu sec, squelettique, mais sympathique au-delà de son austérité.

Le 1994 a un nez plus fermé. Il parle en bouche plus fort que les deux autres, mais il s’arrête tout de suite. Son absence de final me gêne.

Le 2002 a un nez très subtil. Le bois apparaît beaucoup plus fort que pour les trois vins précédents. C’est très joli, mais résolument moderne. Je le trouve plaisant à ce stade de sa vie.

Je reviens sur chacun. Le 1992 est assez limité et court. Le 1993 est charmant. Il est strict et dur, ce qui n’est pas foncièrement charmant, mais ça me plait. Son petit côté poivré est délicat. Le 1994 n’est pas assez équilibré. Le 2002, plus moderne, me plait dans sa jeunesse folle.

Lorsque le plat arrive avec des petits gris et des champignons accommodés de façon délicieuse, c’est le 1994 qui profite le plus de ce plat merveilleux. Et le 2005 est magique sur le plat : il a pris des accents de violette.

Mon classement de cette série : 1993, 2002, 1992, 1994.

La série qui vient maintenant est fort longue. Le 1970 a un nez superbe, nettement plus aguichant que le 1986. Le 1988 est très joli, très contenu. Le 1995 a un nez assez strict mais élégant. Je sens un peu de poussière. Est-ce le verre ? Le 1996 a un nez alcoolique, dans des tonalités qui rappellent le 1988. Et c’est avec le 1999 que se fait la rupture olfactive, quand apparaissent le bois et le cassis.

Vient maintenant l’examen des goûts. Le 1970 est un peu plat en bouche, agréable et coloré, un peu faible de structure. Le 1986 est très 86, je le trouve assez joli.

Le 1988 a une légère trace de bouchon, mais j’aime sa structure simple et cohérente. Le 1995 est un vin vivant, ouvert. Il raconte de belles histoires. J’aime beaucoup le côté un peu râpeux du 1996. C’est son final qui a du panache. Le 1999 est trop strict. Il y a du modernisme mais mal apprivoisé.

Arrivent les deux derniers. Le 2001 a un nez de poivre. Vin très plaisant, qui marque une rupture gustative très nette avec les autres Angélus. Le 2004 a un nez magnifique. Il est beau en bouche. A mon goût, ce n’est plus de l’Angélus.

Comment se passe le deuxième tour ? Le 1970 est un peu amer et manque de corps. Le 1986 est très agréable, et semble un peu avancé. Il fait plus vieux que son âge. Le 1988 est très beau, convainquant, même si je ressens un léger défaut. Le 1995 est jeune, solide, très bien charpenté. Le 1996 est plus austère, mais offre un final ahurissant. Il laisse une trace expressive en bouche. Le 1999 est ici assez coincé. Mais je pressens que dans vingt ans, il va surprendre beaucoup d’amateurs. Le 2001 est « trop » comme on dit chez les jeunes. Il a perdu le caractère d’Angélus. Le 2004 revendique son modernisme, que je trouve ici très bien assumé. C’est bon. Mais est-ce réellement l’avenir pour Angélus ?

Sur un troisième passage, les 86 et 88 gagnent nettement en charme.

Mon classement de cette série : 1986, 1988, 1999 et après les autres.

La troisième série démarre sur le plus vieux vin présenté. Le 1953 est un beau vin. Il a une belle onctuosité, il est chaleureux, et je le trouve plus ensoleillé que la tendance historique d’Angélus. Le 1966 est plus strict mais joli. Le 1989 me parait en ce moment dans une phase intermédiaire. C’est pour les grands vins le moment où l’on abandonne l’adolescence pour devenir adulte, responsable. Le 1990 est immense. Ce vin est grandissime. Le 1998 est joli dans sa jeunesse. Il n’est pas encore intégré, mais il a un très beau final.

Le 2000 a un nez splendide. Ce vin est complètement différent des autres. Il y a un peu d’astringence. Au risque de choquer, je vois beaucoup plus de futur pour le 1999 que pour le 2000. Le nez du 2003 est poivré. Ce n’est plus de l’Angélus, mais c’est fantastique. Et je vois là une aptitude au vieillissement exceptionnelle. Ce 2003 est supérieur à 2005 et à 2000.

Au deuxième tour le 1953 se comporte admirablement sur le canard. Ce canard est sublime.

Mon classement de ce troisième lot de grands vins : 1990, 2003, 1953, 1989.

Bipin est un esthète. Avoir choisi de mettre le 1997 tout seul sur le fromage est d’une intelligence frisant le génie. L’accord est tout simplement fantastique. Que de poivre subtil dans ce vin. Et quelle leçon sur la hiérarchie des millésimes !

Le Riesling Grand Cru Vorburg Clos Saint Landelin 1990 domaine René Muré  a un nez rare. Mais en bouche, c’est trop. A ce stade du repas, trop de goûts exotiques et agressifs saturent mon palais. Il y a du fruit de la passion et du citron vert dans ce vin délicieux mais dont je ne peux réellement profiter.

Dans les notes de tant de vins, je m’efforce d’extrémiser mon propos pour que l’on évite les demi-teintes. Un vin dont je dis « limité » est sans doute un grand vin, mais il faut lui préférer d’autres. Nous ne sommes pas remontés très loin dans l’histoire d’Angélus. On constate donc que les réussites sont des réussites d’années et non pas des tendances décennales. Car il n’y a pas assez de recul. Le parti a été pris d’être plus moderne sur les vins récents. Ce n’est pas ce que je recherche, mais je ne suis pas le consommateur représentatif des tendances actuelles. N’étant pas obtus, je promets un très grand avenir aux 2003 et 2005. Mon cœur va vers le 1990 d’une grande réussite, et je suis content que 1993 et 1997 marquent tant de points. Il faut aussi que ces années là existent.

Le service des vins a été parfait, les oxygénations et températures de service nettement meilleures que lors des deux présentations précédentes chez Taillevent.

La cuisine a été d’une perfection absolue, les accords étant idéaux et les goûts d’une rare efficacité. Hubert de Bouard peut être à juste titre fier de son domaine. Je serai intéressé de vérifier si les vins du troisième millénaire s’inscrivent dans la prestigieuse histoire de ce grand Saint-Emilion.