Une Turque 1999 partagée à table avec François Simonmardi, 10 février 2009

Je m’en veux. Depuis quelques années, je correspondais avec François Simon, et une occasion s’est présentée il y a deux ans de passer plus d’une journée ensemble. Pendant six heures, entre des repas partagés,  nous avons fait nos petits « états généraux » de la gastronomie française. De nombreux points de convergence nous unissaient, et les points de divergence ne nous séparaient pas, permettant de brosser un panorama où nous pouvions additionner nos visions. L’envie de faire ensemble des travaux pratiques existait, mais les emplois du temps phagocytent nos libertés. La conjonction de nos deux planètes se fait enfin, par un jour de pleine lune. C’est François qui a le choix du lieu. Il me propose de découvrir le restaurant Villaret près de la République.

Etant en avance, je constate que le menu et la carte des vins sont déjà posés sur notre table. Beaucoup de tables se remplissent alors que le carillon de vingt heures n’a pas encore sonné. La carte des vins est intelligente. Certains producteurs de talent sont plus que dignement représentés. Les prix sont normaux, mais ici où là figurent de bonnes pioches. Lecteur assidu des aventures de François Simon, j’envisage de le faire changer de type de vins. Lorsqu’il arrive, il se doute que j’ai déjà étudié la carte des vins et me demande si j’ai une suggestion. Je lui réponds que oui. Il me demande si j’ai des idées de plats et décide de suivre les miennes.

Le vin retenu est une Côte Rôtie La Turque Guigal 1999. Nous demandons qu’elle soit ouverte au plus vite et elle est carafée sans qu’on nous l’ait demandé. Le vin est une explosion de fruits noirs, sorte de jus de mûre ou de coulis de cerise noire. Il dégage une puissance et une jeunesse qui sont spectaculaires. On nous apporte un amuse-bouche en forme de crème de châtaigne et j’observe François connaissant son aversion pour les amuse-bouche mais il ne pipe mot. Cette entrée en matière me semble nécessaire car elle prépare le palais à recevoir le vin.

Je m’en veux, parce que François, tel le crotale jaugeant les dimensions de la mangouste qu’il envisage d’avaler, a réussi à me faire parler beaucoup plus que je ne l’ai fait parler. Goûter des plats en ayant ses commentaires eut été enrichissant et voilà qu’il me lâche – perfide – « vous en savez plus que moi ». Rien n’est plus inhibant pour lui demander un avis motivé.

L’entrée est une terrine de campagne maison et sa confiture d’oignon, accompagnée de mâche. Il faut éviter la confiture pour goûter la terrine aux accents fermiers. Son amertume trouve un écho dans le vin qui devient d’autant plus doucereux et trouve une belle longueur. Le mariage se fait bien, comme celui du jambon persillé et du Corton Charlemagne Coche Dury de ce midi.

Vient ensuite une belle tranche de faux-filet saignant à l’échalote, purée de champignons. La viande est goûteuse, bien ferme, mais je lui trouve un manque de mûrissement. J’ai pris soin d’éviter les échalotes et l’accord de la viande et du vin est saisissant. Je fais remarquer à François comme le vin face à la viande, devient « sang », offrant une continuité animale à son goût. Je suis aux anges car le vin plaît à François. Il sourit de plusieurs de mes remarques et je me rends compte qu’il m’entraîne à parler, prenant des notes, déjouant chaque tentative de le laisser s’exprimer.

Une fois le plat fini, le vin prend une sérénité remarquable, le fruit s’estompant au profit d’une structure un peu rêche et domestiquée. Le vin se présente maintenant avec une maturité confondante, très différente de la fougue du début de repas. J’aime ses deux formes d’expression.

François n’a pas fui le dialogue, bien sûr, ce qui a rendu nos échanges féconds, mais il était dans l’humeur de m’écouter. Lorsque nous avons commenté le lieu et les mets, nous étions d’accord. Lorsque l’on a abordé certaines pratiques des sites les plus huppés de notre capitale, nos avis tendaient à diverger sur les cérémoniaux, plus que sur les cuisines et les chefs. Nous avons réussi un petit fou-rire quand j’ai transformé une de ses phrases en la moulinant à la sauce Audiard : « l’intérêt d’être critique gastronomique, c’est qu’on travaille généralement pendant les heures de repas ». Cette Lapalissade façon Tontons Flingueurs nous a réjouis.

L’ambiance du restaurant Villaret est sympathique car l’on sent une implication de toute l’équipe qui est rassurante. Le décor est neutre, les tables petites. Les vins valent qu’on leur porte intérêt et la cuisine est très convenable, solide et sans chichi. Mais c’est surtout la joie d’être ensemble qui a fait la valeur de cette belle soirée.