Un merveilleux Bâtard sur une viande rouge !vendredi, 6 juillet 2007

J’écris sur un forum américain où une question récurrente est : “que buvez-vous ce vendredi soir?”. Et les membres du forum répondent assez volontiers. Ayant laissé mon épouse materner sa fille et sa petite fille, je suis bien seul dans le Sud. Une partie de tennis, un massage, une promenade endiablée en jet ski sur des vagues poussées par le mistral, une marche en forêt ont peuplé mon vendredi. Je me mets devant mon ordinateur et je vois ce message. L’idée de ne rien boire quand d’autres vont ouvrir de beaux flacons a quelque chose d’assez frustrant. Je me souviens alors que j’avais tellement aimé un Bâtard Montrachet Domaine Leflaive 2002 il y a un an, j’avais demandé que l’on me réserve le solde dans la cave du restaurant de Matthias Dandine à l’Hôtel de Roches au Lavandou.

cette citation figure sur le menu de Matthias Dandine. Délicate atention.

Je réserve une table et indique que je prendrai cette bouteille, et ainsi, mon vendredi ne sera pas vide face à ceux de mes interlocuteurs américains.

Matthias me voyant arriver seul me dit en riant : « tiens, voilà l’inspecteur du guide Michelin qui vient incognito ». Je souris et Matthias me propose un coupe de champagne Comtes de Champagne de Taittinger que je trouve idéal pour étancher une belle soif. Un DJ (disc jockey) tricote une musique guimauve de bon aloi.

l’île du levant à gauche, Port Cros au centre et le cap Bénat à droite, visibles de ma table

(le Batard-Montrachet sur la ligne d’horizon, c’est une belle vision)

Je demande à Matthias de venir goûter le vin avec moi pour que nous décidions du menu. J’ai envie ce soir de créer des accords de combat, voire provocants. Assez rapidement le consensus se fait sur des langoustines avec des févettes et un concassé d’olives noires, puis sur un faux-filet aux pommes Pont-Neuf. Quand Matthias me dit qu’il ajoutera une sauce bordelaise, je n’y crois pas mais ne dis rien.

Ma table domine la mer en un soir calme et serein, précieux après tant de jours venteux. Quand on est seul, on entend les conversations et auprès de moi un groupe de six septuagénaires assez bruyants égrène les nouvelles de toutes les générations de leurs familles respectives. Leur dîner aura été un carnet mondain et je crois qu’à aucun moment ils ne se sont parlés entre eux d’un sujet qui aurait pu les intéresser. Je me concentre sur le vin et les accords. Le Bâtard Leflaive a une belle couleur jaune citron. Le nez évoque le citron et surtout une subtilité rare et une minéralité poussée. En bouche c’est le citron qui s’impose le plus à l’attaque, puis, ce qui frappe, c’est la légèreté aérienne du final mentholé.

La langoustine très bien cuite, c’est-à-dire peu, va bien avec le vin, mais c’est assez convenu. Ce qui m’excite en revanche, c’est l’olive noire qui fait battre le cœur du Bâtard. La févette est subtile, alors que la roquette ajoutée en garniture doit être ignorée.

voir cette chair et penser à un vin blanc, ce n’est pas évident.

La belle chair rouge du faux-filet crée un accord avec le vin blanc qui est à couper le souffle. Je réclame au moins dix fois de suite que Matthias vienne en prendre connaissance. Mais c’est le moment chaud du service, car les deux restaurants sont pleins. Je demande à Fabien Dandine s’il veut goûter mais il décline, laissant sa place à Sébastien, le fidèle sommelier. Sébastien s’assied à ma table et me dit que c’est la première fois qu’en plein service il s’assied à la table d’un client. Il goûte la viande, boit le vin et prend conscience de l’extase culinaire que représente cet accord. J’en jouis pendant un temps très long, découpant des petits morceaux de cette chair très ferme qui a vieilli dix jours et prenant bien soin d’ignorer tous les autres composants du plat, car il faut impérativement rester sur ce goût très pur.

C’est assez ennuyeux de dîner seul dans un restaurant, mais dans le cas d’un tel accord, cela m’a donné le temps d’en jouir en disséquant mon plaisir. C’est un de mes moments de grande joie quand j’ai trouvé l’accord pur.

Les mignardises desserrent d’un cran les ceintures, et sont opposées au blanc.

Je remonte écouter la musique en terrasse et boire abondamment de l’eau minérale, et Sébastien m’offre un Cognac Paradis de Hennessy, délicieux comme d’habitude.

Je bavarde avec Matthias qui me montre et m’offre un livre de photos de la French Riviera dans les années trente, où l’hôtel des Roches figure et il m’annonce tout de go que je suis son invité ce soir. Une telle générosité m’émeut. Ce soir le Bâtard Montrachet Domaine Leflaive 2002 a été exceptionnel, mais son mariage avec le faux-filet est un grand moment de mes essais gastronomiques. Merci à Matthias d’avoir été brillant et généreux.