Salon des Grands Vinslundi, 2 février 2004

Salon des Grands Vins, le grand rendez-vous des amateurs de beaux vins. Trois jours de dégustations raffinées. La générosité inimaginable de domaines ajoute à cet événement une émotion rare : des profanes, amoureux limités dans leurs envies par les budgets de certains crus, bénéficient pour une fois de vins mythiques normalement inaccessibles. On sent le respect, la jouissance des amateurs de goûter enfin ce qu’ils ne boiront peut-être plus. L’effet commercial ne sera pas toujours là. Mais le vin y gagne en notoriété chaleureuse. Il y a bien sûr les bousculades, les petits malins qui sont de tous les coups, de rares immodérés qui ne se contrôlent pas et confondent quantité et qualité. Mais globalement c’est un parcours de ferveur.

Il y a des conférences et des ateliers. En voici un qui me mit en appétit : le chef Thierry Burlot, pour illustrerles accords mets et vins avait préparé un délicieux foie gras poêlé aux langoustines sur lesquels Olivier Dauga, le « faiseur de vin », l’homme qui me fit goûter mon premier jus de Margaux 2000 le jour de la première vendange à Bordeaux en septembre 2000 avait hasardé quelques expressions franches de vins de beau terroir. Suivirent un foie poêlé en feuille de chou et une crème à l’oursin. L’atelier à peine fini, Thierry Burlot décréta qu’il était temps d’utiliser le piano à des fins roboratives et prépara dans le secret une lamproie à la sauce bordelaise. Elle était attendue au stand d’Olivier Dauga par une bande de vignerons bons vivants qui pique-niquaient avec cette gourmandise généreuse et partageuse que l’on ne trouve que dans le Sud Ouest.

De beaux moments ont ponctué cet intéressant salon. La truculence infatigable de Jean Hugel parlant avec amour de ses grands vins dont un Pinot Gris Hugel vendange tardive 1997 qui promet. Tout comme moi Bernard Burtschy ne pouvait contrôler son fou rire tant ce jeune octogénaire a l’aplomb d’un bateleur, pourfendant tel Don Quichotte tous ceux qui n’ont pas sa foi. La rare délicatesse de Véronique Sanders parlant en finesse de son vin si subtil et si bon, le Haut-Bailly. La générosité de Carbonnieux faisant goûter ses blancs de 2001, 1992 et 1981 et ses rouges en magnum de 1995, 1985 et le merveilleux 1975. Les étonnants et vraiment extraordinaires vins de la Ribeira del Douero dont ce Pingus 2001, grenade d’arômes qui sera extraordinaire si on la dégoupille vers 2010. Et ce Valbuena 2001 de Vega Sicilia dont la délicatesse flanquée de puissance fait un vin majestueux. J’avais très peur que les Carbonnieux qui suivaient dans le programme ne soient écrasés par la spontanéité possessive des vins espagnols. Je fus pleinement rassuré quand on put constater qu’à coté de ces grands d’Espagne, la subtilité du Bordeaux authentique se place remarquablement, sans qu’il soit nécessaire qu’on compare : il suffit d’aimer les deux. Le très beau Clos Saint-Hilaire de Billecart-Salmon, champagne de grande expression. Un grand moment de poésie lorsque Jacques Lardière de la maison Jadot parla des sensations gustatives et de leur recherche pendant que l’on dégustait trois admirables Corton Charlemagne Jadot dont un beau 1996. Un langage de poète qui pousse à aimer le lent travail de ces artistes compositeurs de vin. L’exquis Fargues 1997 qui est un immense Sauternes, l’exceptionnel Palmer 1989 qui sera sans nul doute haut dans la hiérarchie des meilleures années du Château. Le Cos d’Estournel 1990, magistrale expression de Saint-Estèphe qui a devant lui tant d’années pour intégrer ses tannins. Les Bordeaux avaient plus souvent répondu à l’appel du salon que d’autres régions. Ils ont ainsi pu montrer que 2001, en ramenant plus de sérénité économique sur le marché, se situe à un niveau de très haute qualité. Le discours des producteurs était généralement incroyablement technique, comme s’ils avaient à se justifier (mais de quoi ?), alors que Michel Bettane avait le langage qui savait toucher l’amateur et expliquer ce qui excite les sens et que Georges Lepré débordait de son si communicatif enthousiasme, sous la conduite tolérante et efficace de Nicolas de Rabaudy, calme et précis modérateur de ces excellentes et instructives expositions sur le vin.

Dans les stands, de beaux vins présentés, de grandes maisons patientes devant les exigences d’un public averti et vorace. Une belle ambiance en hommage au vin. Mon seul achat fut de très vieux Banyuls et Maury dont les expressions sont si belles et chaudes, de cacao, café, bois de santal et figues marinées. Mais je regrette de ne pas avoir acheté du Château Caillou ce délicat Barsac, tant le couple propriétaire se dévoue à faire connaître ce vin si beau avec un enthousiasme qui mérite le respect. Sylvie Douce et François Jeantet, les « décorés du chocolat » ont organisé avec leurs équipes efficaces un salon de haute volée qui fait honneur au vin français. Une petite anecdote qui me concerne : de-ci de-là j’ai fait des commentaires sur quelques vins que j’adore au cours des conférences. Lorsque j’ai dit que mon meilleur Palmer, en définitive, avait été Palmer 1928, toute la salle a ri, tant ce propos paraissait irréel ou inaccessible.

Souvenir agréable d’avoir déjeuné avec de grands producteurs au café Marly. Les territoires des Costes sont les seuls endroits où des créatures irréelles sorties du magasin Vogue vous apportent votre repas. Mais la beauté était au moins aussi grande dans la pierre, tant la vue du café Marly sur les structures et sculptures du Louvre rassure sur l’invraisemblable trésor artistique qui fait de Paris le centre du monde.

On aura, dans toutes ces conférences, tant parlé de technique, de l’extension du domaine de la lutte raisonnée, de l’osmose inverse et autres effeuillages printaniers que je me suis fait quelques remarques. La première c’est que certains vignerons intègrent bien les démarches modernes dans l’histoire de leur vin, et c’est bien. Car croire qu’avant eux rien n’existait est une erreur majeure. La seconde concerne l’évolution historique des goûts. Il parait assez évident qu’avec les techniques actuelles, on aurait mieux réussi les années 1931, 1932, 1938, 1939, 1941 et 1942 par exemple. Mais je suis prêt à prendre le pari – pour autant qu’il existe un moyen de juger – que l’année 2000 élaborée avec les techniques de l’an 2000 donnera de meilleurs résultats que l’année 2000 qui aurait été élaborée avec les techniques (ou soit disant absences de techniques) de 1928 si on boit le vin dans les quinze ans. Mais en 2060 je pense que le millésime 2000 serait meilleur avec l’élaboration façon 1928 qu’avec l’élaboration actuelle. Quelques vignerons prestigieux lisent ce bulletin. Je serais heureux que ceci crée un amical débat. Car tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes si on vise que 2000 soit bu en 2012. Mais pour les quelques amoureux des saveurs qu’apporte l’âge, l’immense réussite des années 1928 et 1929 est telle que l’on ne peut que statufier la soi-disant absence de méthodes d’alors. C’est ce qui m’avait poussé à dire il y a un an au vinificateur d’un prestigieux château : « on n’y connaissait peut-être rien avant que n’apparaissent vos brillantes méthodes, mais on a quand même fait les années 1900, 1928 et 1929 qui sont absolument sublimes et des exemples pour toujours ». Il ne fait pas de doute que le travail remarquable actuel, quand il est fait dans le respect de l’histoire, donne des vins d’un niveau remarquable. Et dans ce contexte, le vin français n’a rien à craindre d’être comparé à des vins étrangers extrêmement brillants qui sont bienvenus d’explorer, eux aussi, des pistes passionnantes.

Une petite anecdote amusante car il faut bien aussi de temps en temps prendre du recul. Le brillant inventeur de verres de dégustation de grand renom, avec qui j’ai partagé en dîner privé quelques antiques flacons servis dans ses verres, faisait un atelier pour montrer l’influence de la forme du verre sur l’odeur, ce qui est évident, mais aussi sur le goût, ce qui l’est moins et m’a toujours surpris. Il prit un jeune blanc sec et trois verres de formes distinctes. Sur le premier verre, manifestement non fait pour un vin blanc, l’odeur était citronnée et amère et le vin en bouche rappelait ces notes coincées. Nous versâmes, studieux élèves de l’atelier, le contenu du premier verre dans le second et fumes saisis par l’écart d’odeur et de goût. Le vin s’arrondissait. Il s’agissait d’un verre possible pour ce vin. Puis dans le troisième verre, parfaitement adapté au vin, les arômes éclataient de bonheur et en bouche il y avait une belle tenue. Mais voilà, j’ai eu l’audace de continuer l’expérience et de verser le contenu restant du troisième verre dans le premier, celui qui n’est pas fait pour les blancs. Et même si l’odeur se rétrécissait, en bouche le vin avait une belle rondeur, bien comparable à celle du troisième verre. Redoutant de m’être trompé je demandai à ma charmante voisine d’atelier de faire de même. Stupeur identique, car le premier verre produisait le même effet sur elle. Dans ces cas là, seul le silence est grand. Je raconte cette anecdote qui m’a amusé, car j’ai par ailleurs un grand respect pour ces verres qui incontestablement permettent de mettre en valeur les grands vins.

Voilà en vrac mes impressions de trois jours de fête, car je pouvais approcher des vins que j’aime et des producteurs que j’apprécie. C’est mon manège à moi. L’an prochain, courez-y.