Déjeuner au restaurant Lucas Cartonsamedi, 24 janvier 2004

Déjeuner au restaurant Lucas Carton. Quel plaisir de se retrouver dans ce temple de l’intelligence gastronomique. La carte a toujours cette association des plats avec un vin exprimé en majeure. C’est le talent d’Alain Senderens de créer un accord juste qui pour quelques infimes détails pourrait changer la parfaite osmose, ce qui sépare le génie du talent car c’est comme accorder un piano : il y a une note juste et toute autre note est fausse.

Ici le plat a un dosage juste qui transcende l’accord. Je suis d’humeur à prendre un vin qui est un symbole, et lui ajuster le plat. Mon idée est de faire ouvrir Château de Beaucastel Hommage à Jacques Perrin 1990. Parce que c’est en ces lieux que j’ai « travaillé » sur les saveurs avec Jean-Pierre Perrin, et parce que j’aime cet immense vin. La tourte au gibier s’impose. Pour l’entrée, j’ai envie d’essayer le rouget qui fut à une époque mon poisson fétiche mais que j’essayais moins car son acceptation des vins rares est plus limitée que celle d’autres poissons plus complices.

Nous profitons de beaux amuse-bouche, une asperge au caviar avec une crème onctueuse, et une coquille Saint-Jacques crue merveilleusement traitée. Pour le rouget, le Beaucastel blanc 2001 s’impose, pour qu’il prépare la bouche à l’arrivée de son prodigieux aîné rouge. Ce vin blanc ressemble à ces totems sculptés à coups de serpe. C’est brut, viril, simplifié. On sait que ce blanc est du Rhône, d’un Rhône qui charrie des galets et lamine tout sur son passage. Lourdement boisé, d’un tison de feu de la Saint Jean il a une puissance de conviction énorme. Le nez est généreux, la première gorgée est pesante, puis le vin s’habitue au plat, se domestique et devient séducteur. On est loin de certaines subtilités bourguignonnes, mais on est bien, bercé par des goûts francs de bon aloi. Ce vin pourrait attaquer bien des viandes et les apprivoiser.

Le Beaucastel Hommage à Jacques Perrin 1990 est une institution et je voulais la situer par rapport à d’autres grands repères, les Hermitage de Chave, les Mouline et autres Landonne, et les Henri Jayer, mes chouchous.

Un nez d’une expression vineuse quasi insolente. Ce vin de 1990 bu à presque 14 ans parait sorti de cuve. Il est un Etna qui crache le bois et surtout expectore le fruit. Au début de la dégustation, le vin ne s’est pas ébroué. C’est une puissante esquisse d’un message que l’on sent intense. Puis on s’amuse à le voir s’animer, à sortir toutes les facettes de son talent. Il est peu de dire qu’il est déroutant, car ce vin nous emmène dans tous les lieux pervers. C’est Satan qui conduit le bal, un bal interlope où l’on bouscule toutes les traditions oenologiques. C’est vineux, c’est boisé, c’est puissant, cela a un fruit de gamin mais une trame splendide. Le vin surprenant de plaisir. Cela n’a évidemment pas de sens de comparer. Qui est plus coloriste, Van Gogh, Warhol ou Basquiat ? Ça n’a pas de signification de juger. Mais ce vin est fortement enraciné dans son Rhône, plus brutal que les Mouline et Hermitage, diablement dense et fruité. Petit cadeau qu’il ne faut jamais négliger, je demande toujours au sommelier qu’on m’apporte la bouteille. Car au fond il y avait la lie, bien lourde et étonnamment abondante pour un vin de cet âge. Mais c’est le meilleur que j’aurais manqué si je ne l’avais pas demandé : suprême condensation des arômes les plus forts, où se trouve la vraie personnalité du vin. Ici un infini rayon de soleil de cette belle parcelle d’excellence. Au mépris des orthodoxies associatives le vin si fort a ensuite magnifiquement accompagné les desserts et mignardises car certains de ses cépages feraient volontiers un vin de dessert s’ils étaient traités autrement. Avec un tel fruit, on peut tout se permettre.

J’ai pu bavarder avec Alain Senderens qui prépare sa nouvelle carte. Il est aussi joyeux en parlant des prochaines surprises qu’un jeune apprenti qui aurait réussi sa première recette. A son niveau on ne crée bien que si l’on a la foi de la jeunesse. Belle leçon de création et d’amour.

Voici deux chefs réunis dans ce bulletin qui partagent une immense jeunesse et un prodigieux talent. Rappelons l’apophtegme d’un homme au nom bien peu vineux : « Boileau ». Il disait : « cent fois sur le métier remettez votre ouvrage, polissez le sans cesse et le repolissez ». C’est à ce prix que nos grandes tables françaises sont merveilleuses. La recherche de l’excellence est la clef de tout. Deux brillantes démonstrations, sur des vins qu’ils ont le talent d’honorer.