dîner à l’Astrance mardi, 20 mai 2003

Nouveau dîner à l’Astrance. Même accueil joyeux, même envie de bien faire. Il faut souhaiter que ce restaurant garde cette spontanéité et cette fraîcheur si apaisantes.

On prend de nouveau le menu surprise. Des cuissons d’une précision extrême qui mettent en valeur la qualité des produits. On en viendrait presque à préférer rester dans l’ascétisme du produit pur, si bien mis en valeur, et négliger les petites touches personnelles, essais sautillants qui se comprendraient mieux si l’on dînait à l’eau, car là on pourrait tout faire. Belle maîtrise, beau talent et surtout le parti pris de la discrète évocation qui honore la palais. Se sentir honoré, voire respecté ajoute au plaisir.

Le service de sommellerie mérite encore une fois une remarque. J’insiste car au delà de mon goût, je sens que c’est un problème général. Je n’aime pas que l’on ouvre la bouteille loin de moi. Et j’aime encore moins que le sommelier se serve un verre et le goûte loin de la table. Je suis assez opposé à cette mode du sommelier buveur. Il fut une époque où le sommelier ne buvait que s’il y avait un problème. S’il le fait maintenant, ce qui se discute, qu’il le fasse devant celui qui a commandé. En l’occurrence, cette procédure n’aura servi à rien puisque je me suis retrouvé devant une bouteille bouchonnée. Quelle gêne quand on doit le dire après le supposé verdict du lointain goûteur. Il me semble que la recherche de la perfection que l’on sent tellement dans l’assiette de tous les chefs doit s’appliquer aussi au cérémonial essentiel de la prise de contact avec un vin qui fera souvent la moitié du plaisir du repas. Ce petit sujet sur lequel j’insiste n’entame en rien le plaisir extrême de ce restaurant.

Nous avons bu : Château Rayas 1999 que j’ai choisi pour avoir une approche rugueuse, abrupte. Vin de grand talent, plus dans des tonalités bourguignonnes qu’avignonnaises. Belle amertume associée à une puissance alcoolique et au fruit presque crémeux. Le Château de la Nerthe 1990 Cuvée les Cadettes qui suivait se voyait propulsé par le Rayas. Car sa maturité s’installait majestueusement. On est à un niveau de perfection rare. On s’approche des Mouline, des plus grands Beaucastel. Une bouteille d’une qualité exceptionnelle à l’équilibre et la rondeurs parfaits. Le Cos d’Estournel 1988 avait un léger goût de bouchon, qui, fort curieusement, ne voulait pas partir. En bouche il se faisait discret parfois. On sentait la trame brillante, mais blessée. Un Gruaud Larose 1988 le remplaça. Beau Bordeaux au carnet de notes de bon élève, il a une orthodoxie charmante mais un évident manque de brio. On le boit avec plaisir, mais rien ne pouvait effacer l’empreinte d’un sublime la Nerthe. Décidemment le Rhône a du talent. Le meilleur traitement du produit est celui du saumon. Le plat le plus adapté au vin par son équilibre total est le pigeon. La belle surprise est la cuisse de grenouille, et la plus belle émotion, encore une fois, et ce sera un must, c’est le champignon de Paris au foie gras, si simple et si délicat.

 

 

Un dîner de famille dimanche, 18 mai 2003

Un dîner de famille. Il faut préparer les vins dans l’après-midi.

Comme il fait un peu soif, j’ouvre pour mon fils une demie bouteille de Château Lafite Rothschild 1969. Comment se fait-il que toutes les fois que je l’ai essayé, ce vin est constamment bon ? Il exprime toute la grâce de Lafite, sa densité, et ne se voit limité ni par l’âge, ni par la valeur de l’année. Avec des petites tartines de foie gras, on se plait à préparer les bouteilles du soir.

Le dîner commence sur Moët &ChandonBrut Impériale NM (non millésimé). Il a nettement plus de vingt ans, et cela lui va si bien : un fumé, une densité, une trace qui l’améliorent sensiblement. Un Chambolle Musigny les Amoureuses, P. Misserey et Frère 1981 se présente fort agréablement : typé, il a encore l’amertume de la jeunesse, cette caractéristique de râpeux si plaisante que l’on voit généralement sur des vins plus jeunes. Ici, la rondeur s’ajoutant au fruit donnaient une bien agréable titillation. Le menu prévoyant du melon et jambon, ce qui est le calvaire du vin, je décidai d’ouvrir un Banyuls soleira hors d’âge Parcé domaine du mas blanc NM, le même que celui que j’avais goûté chez Lucas Carton. Peut-être un peu plus vieux. A noter qu’il se mariait beaucoup mieux avec le melon qu’avec le jambon, ce qui est assez paradoxal. Le clou du dîner, c’était un magnum de Smith Haut Lafitte 1937 que j’aurais aimé boire avec la famille Cathiard qui a donné tant d’efforts pour ce grand vin, mais il fallait l’ouvrir, car le niveau venait de baisser. Sur l’étiquette il y a la mention « Martillac » et « appellation contrôlée ». A l’ouverture à 17 heures, un très beau nez. Au service, un nez charmant. Mais malgré de belles qualités, je fus un peu gêné par l’acidité. Bel accord sur un filet de bœuf en croûte. Sur les desserts chocolatés le Banyuls était à son aise, mais le Chambolle Musigny brillait au moins autant. Le lendemain, le Banyuls se mariait très bien, malgré sa force, avec un foie gras, ce que je n’aurais sans doute pas imaginé.

 

 

Dîner de wine-dinners au restaurant « Lucas Carton » d’Alain Senderens jeudi, 15 mai 2003

Dîner de wine-dinners au restaurant « Lucas Carton » le 15 mai 2003
Bulletin 77 – livre page 101
Les vins :
Y d’Yquem 1985
Beaune du château blanc Bouchard Père & Fils 1983
Bâtard Montrachet – Domaine de la Romanée Conti 1998
Vieux Château Certan Pomerol 1966 en magnum
Musigny Comte de Voguë 1979,
Romanée Conti 1956
Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1953
Monbazillac Le Chrisly 1965
Château de Rayne Vigneau 1941
Krug rosé non millésimé
Yquem 1933 (offert par Michel Joyeux)

Le menu, créé par Alain Senderens :
Emincé d’avocat et tourteaux aux épices thaï et soja
Capuccino d’asperges vertes de la Durance et morilles
Langoustines royales aux vermicelles croquants, crème de coquillages et morilles
Lotte rôtie, piquée de lard demi fumé,
encre de seiche au cacao, poivrons rouges grillés et confits.
Canard croisé étouffé, rougail de poireaux, mangue,
et gingembre et pétales de rose
Foie gras des Landes rôti en cocotte, truffes noires du Périgord,
pommes de terre grenaille,
aulx en chemise, petits oignons, mesclun
Spéculos à la framboise, échaudé de framboises dans leur jus, fine dentelle à la framboise,
glace au caillé de brebis
Tatin de mangue caramélisée au miel,
glace au gingembre et citrons confits

Dîner de wine-dinners au Lucas Carton jeudi, 15 mai 2003

Faire un dîner de wine-dinners à Lucas Carton est un honneur. Alain Senderens est le plus consciencieux des inlassables chercheurs. Comme l’élève qui veut réussir tous les examens, il cherche sans cesse à remettre la meilleure copie, signer le meilleur accord.

Frustré de ne pas pouvoir boire chaque vin avant de composer le plat juste il a écrit aux châteaux et domaines pour avoir la description de chaque vin. Mais un génie malin s’était fait un plaisir de lui compliquer encore la tâche : le Beaune du Château était un Corton Charlemagne, le Jurançon était un Monbazillac (mais où avais-je la tête ?), le Yquem 41 était un Rayne Vigneau 41, et même le généreux donateur d’un Yquem qui avait annoncé un 21 est venu avec un 33. Tout le monde s’était ligué contre Alain Senderens. Cela nous aura permis de vérifier la logique de certains accords, en pensant au vin pour lesquels ils étaient faits. J’y trouve un plaisir encore plus grand. Cela pimente le parcours de délices que nous avons fait, fruit du génie d’un grand compositeur de goûts.

Le menu conçu par le chef avec ses équipes attentives fut le suivant : Emincé d’avocat et tourteaux aux épices thaï et soja, Capuccino d’asperges vertes de la Durance et morilles, Langoustines royales aux vermicelles croquants, crème de coquillages et morilles. Lotte rôtie, piquée de lard demi fumé, encre de seiche au cacao, poivrons rouges grillés et confits. Canard croisé étouffé, rougail de poireaux, mangue et gingembre et pétales de rose. Foie gras des Landes rôti en cocotte, truffes noires du Périgord, pommes de terre grenaille, aulxen chemise, petits oignons, mesclun. Spéculos à la framboise, échaudé de framboises dans leur jus, fine dentelle à la framboise, glace au caillé de brebis. Tatin de mangue caramélisée au miel, glace au gingembre et citrons confits. Prodige de conception, raffinement des détails, et un Alain Senderens qui venait souvent recueillir nos avis, entouré d’une équipe extrêmement efficace et qui, point à signaler, se sentait toute entière concernée par les essais et accords que nous tentions.

A l’ouverture des bouteilles, des joies et des angoisses. Le bouchon de la Romanée Conti était surmonté de terre séchée sous une cire à la couleur rosissant largement détruite. Le bouchon devenu noir montrait ses blessures. L’odeur épouvantable, même si non insurmontable, annonçait une mort certaine. Tout le monde écarterait ce vin : un restaurant ne pourrait pas le proposer, un caviste ne pourrait pas le vendre, car la couleur du vin s’était éclaircie, la pigmentation ayant rejoint le fond de la bouteille restée verticale depuis près d’une semaine. J’annonçai donc la mort de ce vin, et j’ouvris une bouteille de Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1953 que j’avais prévue pour le cas où. Belle capsule, belle couleur. Sous la capsule, de la terre. Le bouchon se brise au milieu, il est noir. Son odeur est une odeur de terre. Et ce n’est pas de la terre au milieu d’autres odeurs. Non ce bouchon n’est que de la terre. Et rien d’autre. Une odeur désagréable du vin. Mais je connais ces odeurs là. Elles suggèrent un retour en vie. Par précaution, après avoir ouvert toutes les bouteilles je suis allé acheter dans l’une des boutiques du voisinage (le quartier de la Madeleine est une caverne d’Ali Baba : on pourrait subir toutes les grèves de la fonction publique en se réfugiant dans les stocks de ces nombreux temples merveilleux) une La Tâche 1972, encore une fois pour le cas où. La joie fut d’ouvrir la Bâtard Montrachet du Domaine de la Romanée Conti, bouteille portant le numéro 00000, car ce vin n’est jamais commercialisé. C’est un cadeau qui me fut fait, que mes convives méritaient. Avec Philippe le sommelier attaché à nos agapes, nous n’arrêtions pas de sentir ce mythique Bâtard, l’une des plus rares et fantastiques bouteilles qui soient. Et on ne cessait de revenir vers cette odeur merveilleuse.

J’avais battu le rappel pour qu’en ce jour de grève tout le monde soit ponctuel. Tout le monde le fut. Le repas démarre sur Y d’Yquem 1985. J’aime Y car on y lit le message des grains de raisin de ce merveilleux château, et 1985 est une belle réussite d’Y. Dès la première gorgée, on sent comme toutes les saveurs du premier plat sont décortiquées, disséquées, comme dans une chromatographie. Mais ce sont les amertumes d’asperges du second plat qui lui ont donné un coup de fouet brillant : le Y devenait fougueux, là où il n’était que représentatif. Deux accords distincts. Un des convives demanda s’il s’agissait bien du même vin !

Le Corton Charlemagne Bouchard Père & Fils 1983 est un petit bijou de précision. Bien sûr, quand on a à coté de soi le Bâtard Montrachet du Domaine de la Romanée Conti 1998, c’est assez difficile de se positionner. Mais en fait pas du tout. Il y avait deux expressions brillantes, époustouflantes du génie du Bourgogne blanc qui étaient là pour offrir leurs générosités et leurs subtiles évocations. Le Corton est grand, raffiné, et nécessite de l’analyser comme il convient pour y saisir tous les messages. Le Bâtard écrase tout sur son passage : c’est un vrai Bâtard, totalement authentique, qui montre sa puissance avec une franchise rare. Boire ce vin est pour moi un aboutissement de collectionneur. C’est le vin dont on rêve. Autour de la table personne ne le connaissait puisque le Domaine n’en vend pas. Mais chacun a compris l’honneur qui nous était fait de pouvoir goûter cette rareté.

Le VieuxChâteau Certan 1966 en magnum a confirmé qu’il est une des réussites de 1966. Un nez élégant, une attaque en bouche très signée Pomerol, un bel accomplissement sur la lotte judicieusement excitée par l’encre de seiche, et une certaine absence de longueur, signe de l’année.

Philippe a eu une excellente idée, c’est de servir la Romanée Conti 1956 en premier. J’avais fait part en début de repas de l’avis de décès, et là, ce liquide clairet envoyait un message. Et ce message était lisible ! Bien sûr, il ne fallait pas attendre de boire ce que doit être une Romanée Conti. Mais c’était un breuvage passionnant, fait d’une trame alcoolique et de restes de splendeur. Un déclic m’est venu, c’est de le faire goûter sur les pétales de rose du plat. Et comme avec Alain Senderens sur un Nuits Cailles 1915 (voir bulletin 45) la Romanée Conti a ressuscité. C’est pour moi un sujet de fierté. Car je pense que même le Domaine n’aurait pas eu la patience d’attendre ce vin, car il est trop loin du message escompté. Donc voilà un vin qu’un restaurant refuserait, qu’une boutique refuserait, qu’un particulier n’attendrait pas et qui là revivait. Au point que dans les votes finaux, ce vin qui avait eu les apparences de la mort fut noté en numéro 1 deux fois, en numéro 2 une fois, en numéro 3 deux fois et en numéro 4 une fois. C’est donc 60% de la table qui le mettait dans les quatre premiers. Inespéré. J’ai pris dans l’équivalentd’un tiers de verre le fond de la bouteille qui avait l’essentiel des arômes. Nous l’avons senti avec Alain Senderens plus d’une heure après. Personne n’aurait pu dire alors que ce vin avait été si gravement blessé. Magie du vin, et expérience – objectivement extrême – unique. Presque en même temps fut servi le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1953. Il avait eu le temps de se refaire une santé. Ce qui frappe, c’est le coté viande, animal, terrien de ce vin. Et on est ici dans ce que j’adore : le vin brutalise, bouscule, dérange par un message qui ne fait aucune concession. On est loin d’être dans le soyeux avec ce monstre là. Et c’est là qu’avec ce merveilleux canard, l’accord fusionnel se fait magique. Et, joli paradoxe, le Richebourg se boit en même temps que la Romanée Conti, sans que l’un ne gêne l’autre. Au contraire. La Romanée Conti met en valeur le Richebourg, et le Richebourg permet de lire la Romanée Conti. Quel travail d’équipe. Cette cohésion obligeait d’attendre avant de boire un sublime Musigny Vieilles Vignes Comte Georges de Voguë 1979, se présentant maintenant en un état de plénitude absolue. C’est évidemment le Bourgogne de classe qui rapproche des saveurs connues. On est en terrain de connaissance. Avec les DRC, on est en plein rêve. Avec le Musigny on est dans la puissance et la belle rugosité que j’aime. Je dois dire que ce 1979 est une expression rare de perfection. Il brillerait plus s’il n’avait avant lui de si redoutables raretés.

Sur un foie gras à la saveur rare, réminiscence des repas d’il y a un siècle, arrive un vin qui fait partie de ma démarche. Que n’ai-je entendu : « pourquoi un Monbazillac ? », comme si seules les plus prestigieuses appellations avaient le droit de s’exprimer. Je souhaite que l’on participe à l’histoire du vin, à tous ses âges, dans toutes ses appellations, et dans tous ses états, un vin blessé étant lui aussi un témoignage. C’est toute cette histoire que je veux faire découvrir à des esthètes qui n’ont pas la possibilité d’avoir accès à la majeure partie de ces vins. Le Monbazillac Château Le Chrisly 1965 a brillé avec une qualité surprenante sur le foie gras. Il était dix fois plus à l’aise que le Rayne-Vigneau 1941. Il est d’ailleurs assez étonnant que le Rayne Vigneau, apparu si brillant à l’ouverture, généreux, voire flamboyant se soit transformé en un vin sec au moment de le boire. La flamboyance avait disparu. Les messages se faisaient plus confidentiels. Voilà un vin que l’on aurait dû boire à l’ouverture. Sa sécheresse le mettait hors sujet par rapport au plat. Mais qu’on ne s’y trompe pas : même rugueux, c’est un grand vin aux formidables complexités.

Les petites finesses à la framboise chatouillaient un Krug rosé pétillant. J’ai eu un peu de mal à m’habituer à sa bulle si puissante (manque d’habitude de boire du champagne à ce moment du repas), mais ce Krug était très beau. Il marquait aussi une pause avant le délicieux Yquem 1933.

Merveilleux accord avec la mangue, mais le miel avait été calibré sur Yquem 1921 et non pas sur Yquem 1933, particulièrement sec. L’auteur de ce cadeau regrettait la sécheresse et je luis ai fait la même remarque que celle que j’avais faite à Alexandre de Lur Saluces à propose de Yquem 1932 si sec : c’est l’expression de Yquem sur cette année là, alors je la prends comme telle. Et j’ai adoré ce Yquem 1933 bien sec, mais couvrant une subtilité de message rare. J’adore ces Yquem suggérés.

Un américain qui dînait au Lucas Carton avait bu à lui tout seul Palmer 1961 et Hermitage la Chapelle 1961, l’un des monstres sacrés des vins de légende. Je l’ai invité à notre table ce qui m’a valu de goûter l’extraordinaire Hermitage qui justifie pleinement sa réputation. Quelle race, élégance, structure et quel épanouissement de ce 1961. Un vin de rêve. Nous nous sommes promis de nous revoir soit en Suède soit à un dîner de wine-dinners.

Les votes des quatre meilleurs vins pour chaque convive ont permis que chaque vin soit cité au moins une fois, ce qui est remarquable. Le Richebourg 1953 a été cité de nombreuses fois, et chaque fois premier. Le Bâtard et la Romanée Conti ont été le plus souvent cités ensuite. Ils furent suivis du Corton Charlemagne et du Monbazillac. Mon vote personnel fut : 1 – Richebourg DRC 1953, en 2 – Bâtard Montrachet DRC, en 3 – Romanée Conti DRC et en 4 – Yquem 1933. Ce sont donc les trois vins du Domaine, dont un flamboyant inconnu, un guerrier blessé, et un moribond qui furent le choix de tous. C’est un bien, car cela montre que l’on apprécie un vin pas seulement pour sa qualité intrinsèque, conforme à ce que l’on doit en attendre, mais aussi pour la valeur du témoignage, de l’émotion historique qu’il procure. Il y avait donc des convives de talent.

Alain Senderens avait composé avec son équipe un menu d’un équilibre grandiose. Les meilleurs accords furent, à mon goût, l’esquisse d’asperge sur le Y, l’encre de seiche sur le Vieux Château Certan, la lourdeur riche du canard sur le violent Richebourg, l’exquise suavité du foie gras sur le Monbazillac, la chair de la mangue sur le Yquem. La palme revenant au foie gras sur le Monbazillac, suivi du canard sur le Richebourg.

La soirée était si belle qu’à la fin du repas, personne ne voulait quitter la table. Tout était consommé, mais cette douce quiétude, avec une légèreté invraisemblable tant tout avait été mangé selon un rythme parfait créait un de ces plaisirs intemporels qui devrait ne jamais s’arrêter.

 

 

Cocktail au Four Seasons George V lundi, 12 mai 2003

Cocktail au Four Seasons George V pour honorer Philippe Legendre et Eric Beaumard à la suite du troisième macaron. Discours brefs et fort délicats, ambiance chaleureuse comme dans un après match où l’on vient de gagner la coupe. Je ne bois que de l’eau et grignote seulement des préparations raffinées (quel dommage de picorer quand tant de merveilles vous tentent), parce qu’un grand dîner m’attend.

Dîner au restaurant de Bernard Loiseau samedi, 10 mai 2003

Dîner à Saulieu au restaurant de Bernard Loiseau, autant par envie de bien dîner que de rendre hommage à la mémoire d’un grand chef.

Un accueil absolument parfait : un sommelier passionné qui veut faire partager son amour du vin, et le fait fort joliment, des maîtres d’hôtel attentifs, qui expliquent et guident bien dans les choix. On sent une envie de vivre, une volonté d’exister sous le signe heureusement conservé du sourire si communicatif de Bernard Loiseau. En apéritif et pour accompagner les entrées, un Meursault Charmes J. M. Roulot 1993. Dès qu’il a atteint sa température, une générosité, un équilibre de vinosité remarquable. C’est un Meursault chaleureux. Ajusté aux cuisses de grenouille incontournables, mais incapable, comme n’importe quel autre vin d’ailleurs, de se marier avec les délicieuses morilles à l’œuf. Comme il s’agissait d’une sorte de pèlerinage, il fallait prendre la poularde en cocotte lutée. Cela s’imposait. Cérémonial plaisant pour le service d’une volaille parfaite, farcie de légumes et foie gras, dardée de truffes qui se sont vidées de leur empreinte enivrante en la léguant au volatile, et d’un riz aux truffes parfumé. Le tout est délicieux, et le Vosne Romanée Cros Parentoux Emmanuel Rouget 1997 trouve le terrain idéal pour s’exprimer. Que ce vin est beau ! Il a l’intensité du Cros Parentoux, le juteux de la jeunesse, et sa belle densité brille sur cette viande blanche si fondante. Ce qui est intéressant, c’est qu’il a suffisamment de générosité pour se marier aussi bien avec la chair qu’avec le bouillon ou avec le riz intense. Un grand vin, qui séduit encore plus quand on voit qu’il s’inscrit bien dans la ligne du travail légendaire du Cros Parentoux de Henri Jayer.

Madame Dominique Loiseau sait trouver les mots qui conviennent. On sent dès l’entrée et pendant tout le parcours qu’elle a pris en mains avec une autorité naturelle cette grande maison. La justesse des recettes et l’ambiance chaleureuse créée par son équipe solidaire combleront les palais les plus exigeants. Ce temple de la gastronomie restera. Il fait ce qui convient.

 

 

Déjeuner au restaurant Apicius vendredi, 9 mai 2003

Déjeuner à Apicius. Accueil chaleureux, sourire d’un chef qui est heureux.

Ce que j’ai apprécié lors de ce repas, c’est la recherche précise de mise en valeur du produit (ce mot marketing est un peu froid). Jean Pierre Vigato aime faire ressortir la saveur pure dans son excellence. Des petits gris étaient accompagnés d’une sauce à l’ail aérienne, et la combinaison, lourde tant de fois, est ici magique dans sa concentration et sa légèreté. Des entrées choisies par le chef seul : c’est une dictature qui me convient à merveille.

Champagne Ruinart « R » en magnum. Ce champagne de soif est décidément bien plaisant. Une soupe de céleri s’égaie, s’ensoleille du picotement de la bulle, les petits gris glougloutent de bonheur avec ce champagne. Un homard au goût intense. Voilà de belles entrées que le Ruinart accompagne très bien. C’est ce qu’il fallait : goût qui existe mais n’envahit pas, pour que le vin de légende qui suivait arrive en majesté.

Vosne Romanée Cros Parentoux Henri Jayer 1991. C’est la légende. Le lecteur assidu (il y en a) aura déjà compris que quand j’aime, j’aime. Ce vin marque l’histoire de la Bourgogne, car son créateur a un tel amour et un tel respect du travail précis à faire tout au long de ce processus qui conduira ce breuvage absolu sur notre table que je ne peux pas boire ce vin sans émotion. Je n’ai pas l’honneur de connaître Henri Jayer, mais j’ai le privilège de boire ses vins. Cela ne me laisse jamais indifférent. Sur la fantastique pièce de bœuf, on commence par apprécier le nez du Vosne Romanée qui promet un accord précis. Le nez est intense, chaud et varié, et annonce la qualité de ce que l’on va boire. En bouche, c’est le prodigieux travail que l’on admire. On voit dans son verre Henri Jayer sillonner sa vigne derrière son lourd cheval, on le voit scruter ses vignes pour sentir la rondeur du futur grain. On a en bouche une des plus belles réussites de la Bourgogne. Je lui ai trouvé des évocations de pinède, tant le bois est parfumé. Plénitude suprême. Je profitais de chaque goutte avec la généreuse viande. Un vin magique. Ce qui m’a étonné, c’est que son message a changé tout au long de la dégustation. Il y a eu même un passage un peu faible aux deux tiers de la bouteille. Le vin s’est repris sur les fromages qui ne sont pas son milieu naturel. Etonnamment, c’est un Saint-Marcellin qui le faisait chanter, chant du cygne tant le niveau de la bouteille nous rapprochait de la mort subite de ce monument historique. Fort heureusement une jeune relève bourguignonne de grands vignerons nous promet des vins de ce calibre, comme ceux qui vont suivre, qui n’ont pas été choisis par hasard. Quel panache que ce Cros Parentoux. Apicius mérite bien, pour sa cuisine si juste, qu’on choisisse ces vins là.

A la campagne, j’apporte Clos de Vougeot Grand Cru Domaine Méo Camuzet 1992. Je pense que ce vin est celui qui m’a fait découvrir ce domaine que j’adore. C’est sans doute un des domaines qui assurent la perpétuation de l’excellence du vin de Bourgogne. Très caractéristique, très pierreux, âpre, austère, mais excitant si joliment le palais en demandant : « me reconnaissez-vous ? ». J’aime ces vins d’expression, sans aucune concession à la moindre mode.

 

 

Restaurant la Butte de Chaillot jeudi, 8 mai 2003

Passage intéressant dans une annexe de Guy Savoy, la Butte de Chaillot. La façade est attirante, la décoration intérieure est dans ces tons de chocolat africains, et l’on retrouve des éléments de décoration qui correspondent aux goûts de Guy Savoy. Le personnel est jeune, dynamique, a le sens du service au client, et se révèle efficace. Ce qui est particulièrement remarquable, c’est que dans la gamme de prix du lieu, on a de la vraie cuisine. C’est à dire qu’on mange. On ne se restaure pas, on mange. Même si je ne suis pas le client type de ces endroits, je trouve la formule particulièrement bien conçue. Elle devrait conquérir une large clientèle d’amateurs d’une restauration intelligente où –encore une fois – on « mange ».

Repas en famille mercredi, 7 mai 2003

En cave, je prélève une bouteille de Château Latour 1973, pour voir ce que peut raconter cette année si mal placée dans la hiérarchie des millésimes. La bouteille a un niveau excellent, et le bouchon est magnifique, intact et bien souple, à peine humide, confirmant la qualité de la cave où ce vin repose depuis 20 ans.

Pour le mettre en valeur et préparer la bouche, je décide d’ouvrir un Côtes de Bourg, appellation contrôlée, caves Tauriac à Bourg en Gironde 1990. Ce vin fait partie d’un lot de très nombreux vins que j’avais achetés envrac à des prix infimes par bouteille. J’avais offert ces vins lors de grandes fêtes de mon entreprise et j’avais pu mesurer leur valeur.

Le Côtes de Bourg est un peu fumé, donne des signes d’âge, mais malgré sa modeste extraction, délivre un bien gentil message. Le palais est prêt pour le Latour qui était apparu à l’ouverture, deux heures avant, extrêmement typé et dense. Sur une épaule d’agneau à la sauce aillée, Latour 1973 se montre un excellent Latour, et surprend par une puissance que l’année ne devrait pas avoir. Un grand vin qui démontre – une fois de plus – qu’il faut se garder de systématiser l’importance des années, surtout quand le temps passe. Il montre aussi que les vins de ces années dites modestes doivent être bus hors comparaison. Dans une verticale, ce 1973 serait apparu surclassé par les meilleures années de Latour. Mais là, il est très bon. Alors, pourquoi le mettre en compétition. D’autant qu’il surclasserait un nombre considérable de vins de 1982. Alors … ne pas mésestimer les petites années, et ne pas les mettre inutilement en compétition.

 

 

galerie 1983 mardi, 6 mai 2003

 J’avais deux impériales (6 litres) d’Yquem 1983. Une a été bue lors de mon 60ème anniversaire à un dîner raconté en juin 2003 au george V. Est-ce celle là qui a été bue, ou l’autre ? Le mieux, c’est que je vous montre les deux :

 La 1/2 bouteille de 1965 est destinée à montrer la taille de ces deux impériales et de ce double magnum d’Yquem 1983.