La percée du vin jaune 3lundi, 7 février 2005

Fatigué par cette journée où avaient alterné des atmosphères chaudes et très froides – les parisiens ne sont plus habitués au froid – je ne fus pas assez matinal le dimanche pour la procession et la messe. Embarqué dans une gigantesque transhumance, j’arrivai à temps pour la cérémonie symbolique et solennelle de l’ouverture du tonneau de vin jaune – sa percée – qui libère le liquide emprisonné six ans et trois mois. Bruit de marteau, applaudissements, le vin est généreusement versé dans les verres pour quelques milliers de communiants de cet accouchement. Le nez est fort expressif malgré le froid, et quand le verre se réchauffe on a un vin de bien belle expressivité, cette ardeur qui suit immédiatement la sortie de tonneau. Il faut savoir ce qu’il y a dans ce tonneau. Je croyais qu’on prenait un fût de l’un des vignerons, différent à chaque percée. Ce n’est pas cela. Plus de 70 vignerons de la confrérie ont percé leurs tonneaux il y a deux jours et ont apporté deux bouteilles. Celles-ci sont mélangées dans le tonneau. Bien malin celui qui dirait : « je reconnais Tissot ou je reconnais Macle ». Cette combinaison de toutes les productions a fort belle allure. Et donne un résultat d’une redoutable expression. Les vignerons disent même que ce mélange est meilleur !

Une foule infranchissable s’égaye dans les stands, saucissonnant, trinquant, et quand l’heure s’avance, chante à pleine voix. Il est prévu que je signe mon livre sous un chapiteau où un dynamique cuisinier allait donner un cours de cuisine. Une foule immense se presse, certains pour suivre le cours, d’autres pour manger un petit bout de plat, d’autres pour se réchauffer, le plus grand nombre pour jeter un œil. A ma grande surprise  plusieurs personnes furent réellement intéressées par mon livre. Je dis surprise, car le profil général du promeneur qui passe de stand en stand pour goûter des saveurs attirantes n’est pas naturellement celui du lecteur de mes carnets. Je pus dédicacer mon livre à un consul et un ambassadeur japonais.

Ayant manié la plume il était temps de lever le coude d’autant que le président de l’association des sommeliers de la région m’entraîna au stand 41, celui de la maison Jean Bourdy, où Jean François Bourdy avait préparé quatre Côtes du Jura blanc. Je suis ravi d’avoir pu boire ces vins, qui démontrent – s’il en était besoin – comme le temps agit bien sur ces magnifiques breuvages. Le 1949 a une belle enveloppe bien ronde. Bien installé en bouche sans en faire trop, il est presque crémeux. Le 1945 plus masculin laisse une trace en bouche d’une belle signature. Le 1942 est magistral de bel accomplissement. Il est généreux. Et le 1934 au nez d’une race extrême développe, plus il se réchauffe, la beauté archétypale de la perfection d’un vin du Jura à son apogée. C’est une leçon de choses. J’ai aimé le final du 1945, la générosité du 1942 et la perfection synthétique du 1934, le plus grand de pure noblesse. Le stand de Jean Bourdy était installé dans ce qui pourrait être un garage. Nous étions au fond de la salle, derrière le comptoir, et je pouvais constater la pression du pack des amateurs, se bousculant pour boire ces trésors. L’avidité bon enfant de ce public hétéroclite qui participe et crée la fête fait plaisir à voir. Cet enthousiasme d’une foule bigarrée est un excellent signe.

Le retour au bercail est aussi compliqué que la Vendée Globe, la seule différence étant qu’à la Vendée Globe on est solitaire. Visiblement, je ne l’étais pas.

Une règle souvent vérifiée veut qu’on ouvre d’autant plus facilement les vins qu’on en a beaucoup. Je viens d’acquérir de quoi regarnir certaines étagères. On verra encore plus le Jura dans mes dîners.

Repos le lendemain, car l’accumulation des vins dégustés et les passages de grand froid à grand chaud sont des ennemis de la dégustation calme. Un autre ami suisse, fidèle de mes dîners (il a participé à certains des plus grands) me rejoint au château de Germigney, juste pour le plaisir d’être ensemble. Pour fêter sa venue, je commande un Krug Grande Cuvée, pensant à ceux que j’ai. Quelle surprise de voir la différence entre ce jeunet et mes Krug d’âge canonique ! Il est certain que ce champagne non millésimé doit dormir en cave plus de quinze ans. C’est alors qu’il expose tout ce qu’il sait dire. Là, ce bambin montre du talent, mais c’est le nigaud boutonneux. Puis, quand l’oxygène fait son œuvre, de belles promesses apparaissent et le champagne prend de l’ampleur. Belle bulle, belle intensité aromatique, et cette acidité qui démontre que dix à quinze ans vont le rendre sublime. Sur une délicieuse volaille en vessie traitée de façon fort élégante, nous essayâmes le vin suggéré par le jeune sommelier, un vin de pays de Franche-Comté, Chardonnay « cuvée de la canicule » 2003 Ruranim qui titre 14,2°. Il commence dans des expressions chiliennes. On remarque l’exercice de style, sans être le moins du monde intéressé. Puis, quand les réserves d’usage ont été faites, on se laisse aller à la romance entonnée par le vin et on trouve que l’association est belle et que le vin existe. On fut bon public l’espace d’un instant. Pourquoi pas ? Il n’y a pas d’avenir dans ces excès d’alcool. Mais on se laisse aller. La fin du repas se fit sur le Krug lançant par instant de belles fulgurances sur un fond de juvénilité.

le grand conseil après le coup de marteau