Dîner de 4 chefs japonais au restaurant Pagesjeudi, 6 avril 2017

Pourquoi ne pas faire la présentation façon camelot : mesdames et messieurs, ce soir vous n’aurez pas un dîner avec un chef, ni même avec deux chefs. Mesdames et messieurs, ce soir vous n’aurez pas un dîner avec trois chefs, je vous le dis bien, ce soir ce sera un dîner avec quatre chefs, oui, mesdames et messieurs ce sera un dîner à huit mains.

Au restaurant Pages, le chef Teshi reçoit trois chefs japonais dont un qui a obtenu une étoile dans son restaurant de sushis, un autre qui pratique la cuisine chinoise et un autre qui a semble-t-il une renommée très importante au Japon et une cave aussi importante, spécialisé comme Teshi dans les viandes les plus rares, qui exerce son activité sous un nom pour le moins original, Wagyumafia.

Ce soir nous serons une table de sept dont mon ami Tomo qui a rassemblé notre petit groupe, un de ses amis, un couple d’amis que je retrouverai demain à un dîner de wine-dinners et un autre ami fidèle de mes dîners venu avec sa femme dont je fais la connaissance. Les quatre chefs avaient fait un dîner hier en ce lieu. Nous participons donc au deuxième et dernier dîner à huit mains.

Laure vient nous proposer l’option du menu, celle du caviar pour laquelle nous acquiesçons. Voici le menu, avec entre parenthèse l’auteur du plat : bœuf séché (Wagyumafia) / Temaki au thon rouge de wakayama (chef Sato) / soupe Syantan (chef Shinohara) / cromesquis de foie gras (chef Teshi) / caviar à l’avocat et au gras de bœuf wagyu (Wagyumafia) / asperge verte à l’œuf mariné (chef Teshi) / duo de tartare de thon et d’ormeaux à la vapeur (chef Sato) / mérou à la vapeur, purée de tofu (chef Shinohara) / sushi de thon, chinchard, oursin, congre (chef Sato) / wagyu wassant (Wagyumafia) / pigeon de Pornic grillé sauce salmis (chef Teshi) / bœuf Shabu Shabu façon carbonara (Wagyumafia) / « Shiogama » chateaubriand de bœuf de Kobe en croûte de sel (Wagyumafia) / dessert cinq saveurs (chef Shinohara) / Paris banana (chef Teshi) / chocolat au tofu et thé vert Gyokuro de Yame (Wagyumafia) / mousse Sakura, chocolat blanc, chartreuse (chef Teshi).

Il y a dans la cuisine japonaise une inventivité qui est spectaculaire. Tout est fait avec grâce, élégance, sens artistique. Nous somme embarqués sur un petit nuage de perfection gastronomique dont nous ne descendrons pas pendant cinq heures. Car tout ceci prend du temps. Cela explique aussi la quantité astronomique de vins que nous avons bus.

J’étais arrivé en avance, un peu après 19h pour ouvrir des bouteilles de notre table. Tomo était déjà là et me propose de partager avec lui une demi-bouteille de Champagne Krug Grande Cuvée très ancienne, probablement du début des années 70. A l’ouverture le vin est très ambré, et le nez fait très madérisé. Il est assez désagréable à boire, mais le temps est un magicien et l’on assiste à une éclosion rapide qui rend ce champagne un peu fatigué mais extrêmement séduisant. J’ouvre le Château Chalon Jean Bourdy 1947 que j’ai apporté et le Château Chalon Jean Bourdy 1937 de Tomo. Le 1947 a un bouchon qui doit dater des années 60 et se brise car imbibé dans sa partie basse. Son parfum a l’ouverture est aussi madérisé et ressemble étrangement au parfum du Krug. Le 1937 a un bouchon récent, de moins de vingt ans et son parfum qui évoque la noix est beaucoup plus prometteur. J’ouvre aussi l’Yquem 1961 de Tomo à la belle couleur orangée.

Nous passons à table et chaque chef va servir lui-même le plat qu’il a exécuté. On nous sert le Champagne Jacques Selosse Les Carelles à Mesnil-sur-Oger et le Champagne Jacques Selosse Le Bout du Clos à Ambonnay. Le premier est un blanc de blancs et le second un blanc de noirs. Le Carelles est un beau champagne très précis et très vif, mais je préfère le Bout du Clos plus large, plus charmeur, et de mâche plus agréable. Mais ce sont deux magnifiques champagnes. Sur le sushi au thon rouge, la séduction du blanc de noirs s’exprime divinement.

C’est volontairement que nous avons apporté deux magnums de champagne de 1998, pour comparer le Champagne Dom Ruinart magnum 1998 que j’ai fourni et le Champagne Veuve Clicquot La Grande Dame 1998 fourni par l’ami champenois qui œuvre dans le groupe Moët-Hennessy. Le parfum du Dom Ruinart me prend par surprise et me fait un choc majeur. Jamais je ne pouvais imaginer que ce champagne puisse avoir un nez d’une telle séduction. C’est d’une folie extrême et c’est ce parfum qui donne la palme au Dom Ruinart alors que le Veuve Clicquot a une majesté et une matière exemplaires. On dira pour faire consensus que les deux champagnes se valent mais le souvenir le plus éclatant est le diabolique parfum du Dom Ruinart.

L’apparition de l’asperge donne envie de passer aux deux Château Chalon. Le temps est de nouveau un magicien, car le Château Chalon Jean Bourdy 1947 que j’imaginais mort se révèle vivant, manquant un peu de vivacité mais très pur alors que le Château Chalon Jean Bourdy 1937 est plus guerrier. Mais c’est le 1947 qui, contre toute attente, est le plus gastronomique. C’est lui qui va le mieux avec l’asperge et lui aussi avec les ormeaux d’une chair magique. Quel beau plat du chef Sato, le prince des sushis, mais pas seulement des sushis.

Le Champagne Krug Collection magnum 1985 de Tomo est une merveille de race et de distinction. Quel grand champagne plein, qui s’accorde bien à tous les plats. A côté de lui, le Champagne Veuve Clicquot 1989 est une très belle réussite du millésime 1989, jouant sur sa féminité à côté du Krug.

Le Champagne Salon 2004 est lui aussi une valeur sûre, avec une longueur inextinguible et une personnalité marquée de grand Salon.

Pour les viandes il est quand même préférable d’aller vers le Pommard Clos des Épeneaux Monopole Domaine Comte Armand 2005 offert par un ami, vin qui est bien épanoui et de bonne mâche avec un beau velours.

Le Château d’Yquem 1961 est un bel Yquem par son gras et sa mâche joyeuse, mais je suis un peu gêné par le côté glycériné un peu insistant qui limite le plaisir. Il est grand, mais la trace me rebute au point de ne pas insister.

Dans cette profusion de vins apportés par les uns ou choisis sur la carte des vins du restaurant, il est assez difficile de faire les classements. Les deux Selosse très différents sont de grands champagnes avec une petite préférence pour le Bout du Clos. Les deux 1998 sont à un beau moment de leur vie où la jeunesse très vive n’a pas laissé la place aux signes de maturité. Les deux vins jaunes sont excellents et c’est le plus blessé à l’ouverture qui se montre le plus gastronomique. Ensuite, nous sommes partis dans plusieurs directions, le Krug Collection 1985 dominant, alors que Tomo avait peur qu’il ne soit pas brillant, peur injustifiée. Le Pommard a bien tenu sa place de seul rouge dans ce panel. On ne peut qu’être satisfait de ce joli programme.

Pour les plats, nous sommes allés d’enchantement en émerveillement. J’ai un faible pour la cuisine du chef Teshi et j’ai trouvé que globalement ses plats sont plus aboutis que certains autres plats comme par exemple l’association caviar, avocat et gras de bœuf wagyu qui manquait un peu de cohérence dans la mâche. Le chef Sato a fait des plats extrêmement brillants comme le tartare de thon associé aux ormeaux, le sushi de thon avec le congre. Les viandes furent superbes, le bœuf cuit sous croûte de sel est fondant, le pigeon est fondant lui aussi avec une belle personnalité et une présence folle. Il serait impossible de classer des plats si disparates. Je garde en souvenir le goût du premier sushi de thon, de la confiture de rhubarbe qui met en valeur le foie gras du cromesquis, l’œuf qui se marie à l’asperge, l’ormeau si goûteux avec le Château Chalon 1937, le congre bien gras, le pigeon et sa sauce, le bœuf de Kobe. Quel festival.

En fin de service on peut parler avec les chefs et avec les tables voisines qui ont vécu ce même moment de grâce.

Je ne renierai évidemment pas mon amour pour la cuisine française traditionnelle et inventive mais il y a dans la cuisine japonaise un supplément d’âme et supplément d’art qui m’enchantent. L’ambiance entre les chefs, les sourires mais aussi le sérieux au moment de servir ont fait de ce dîner à huit mains un très grand moment de plaisir gastronomique. Merci aux amis et surtout à Tomo pour leurs générosités.

Et dire que demain soir j’ai un dîner de wine-dinners ! Vite sous la couette.

les chefs à l’oeuvre

les plats

ce sont des petits pains qui vont lever (voir avec le pigeon)