dîner au Grand Restaurant, le restaurant de Jean-François Piègevendredi, 28 octobre 2016

Demain nous aurons le dîner des amis de Bipin Desai, dîner de vignerons que j’organise pour la seizième année consécutive. Lorsque Bipin Desai vient en France, il cherche des complices pour l’accompagner dans sa tournée des grands ducs. A plus de 80 ans comment fait-il pour être midi et soir pendant plus d’une semaine dans les grands restaurants ? Il me demande de partager avec lui un dîner au Grand Restaurant, le restaurant de Jean-François Piège. J’arrive à 19h50 et une jeune femme me barre la route en disant que je ne pourrai rentrer que dans cinq minutes. Je m’étonne car souvent les américains et les japonais viennent dîner dès 19h30. Elle me laisse entrer.

Le couloir d’entrée longe la cuisine que l’on voit bien à travers la vitre. C’est studieux et lumineux. Etant en avance je demande à rencontrer la jeune pâtissière qui a été nommée « pâtissier de l’année » par le guide Gault & Millau, pour la féliciter. Elle est charmante, enthousiaste et nous avons échangé quelques considérations sur les desserts. Je rentre ensuite dans la salle qui montre que le nom du restaurant est un clin d’œil, car c’est tout petit. Les murs sont en béton qui garde la trace des planches de coffrage. Le plafond est un entrelacs de polygones de verres colorés aux nombreuses inclinaisons. L’accueil est souriant. Je regarde la carte des vins qui est extrêmement fournie avec son lot de bouteilles incroyablement chères et des pépites à dénicher.

Je savais que Bipin m’entraîne toujours vers des vins chers et il ne va pas manquer à sa tradition. J’ai choisi le vin du Rhône et lui le vin de Bourgogne. Nous prenons le menu dégustation à quatre plats dont les intitulés sont : pomme de terre Agria soufflée craquante, la pulpe foisonnée d’extraits de crustacés, nage concentrée, gelée, caviar / fleur de déleri rave cuit au four dans de la flouve odorante, beurre battu, bouillon infusé des peaux toastées, bergamote / homard bleu cuit en feuilles de figuier, concentré de figues, foie gras épicé, poivre sauvage / veau de lait mijoté sur des coques de noix, jus d’ail vert, aiguilles d’haricots verts grillés, mousseline de noix / brie de Meaux fondant, glace à l’oseille, sablé / blanc à manger / glace persil, banane, poivre noir, ravioli.

Nous avons commencé par trois amuse-bouche qui sont une introduction sur le talent du chef. J’ai voulu qu’on m’imprime le menu, ce qui fut fait et qu’on indique les trois amuse-bouche mais on m’a refusé au prétexte curieux que ça change tous les jours. Si on a été capable de les présenter au moment du service on devrait pouvoir en restituer la mémoire. D’autant qu’ils sont fort bons. Pour eux, nous prenons chacun un verre de Champagne Dom Pérignon 2006 que je trouve dans un état de grâce absolue. Il a un nez de pierre à fusil et combine minéralité et romantisme. C’est vraiment un beau Dom Pérignon.

Alors que nous voulions mettre le vin du Rhône avant le vin de Bourgogne que nous estimions plus puissant, le sommelier qui a goûté les deux nous a suggéré l’inverse et il a eu raison.

Le Montrachet Domaine Leflaive 1999 est un grand vin. Son parfum est racé, sa complexité est immédiatement sensible en bouche, mais il manque de puissance. Il est nettement moins puissant qu’un Bâtard-Montrachet de Leflaive. Nous nous régalons sur le caviar et sur le céleri, mais objectivement ce vin n’a pas le niveau d’un Montrachet Leflaive. Il va d’ailleurs s’affadir, comme fatigué, sur la deuxième partie de la bouteille. Le montrachet se réveille sur le homard et va laisser la place au Rhône.

L’Hermitage Domaine Jean-Louis Chave blanc 1992 est superbe, de prestance, de présence et d’affirmation. Il est tout en richesse et en joie de vivre comparé au montrachet. On sent qu’il est moins complexe que le vin de Bourgogne, mais il compense par sa vivacité et son affirmation. C’est un très grand vin plein, l’Hermitage au sommet de sa gloire.

La cuisine de Jean François Piège m’apparaît comme fondée sur une précision et une justesse totale des goûts. C’est une cuisine de goûts affirmés. Je pense qu’il y a peu de chefs qui ont cette affirmation des goûts. Ça n’empêche pas de créer des surprises et le brie fondant avec une glace à l’oseille, c’est particulièrement osé, mais j’adore cette provocation gustative. Ce chef est un grand chef et c’est sur les détails que les choses vont moins bien. Les trois amuse-bouche se prennent à la main. Comme le premier est poudré d’une poudre de couleur bordeaux, on en a sur les doigts, on s’essuie sur la serviette et la serviette devient poudrée. On se pose la question de la changer ou non.

Ensuite et c’est une mode actuelle, chaque plat a une vaisselle qui lui correspond. Il y a une recherche visuelle certaine comme pour le homard, mais les créateurs d’assiettes oublient que l’on doit aussi poser ses couverts et comme il n’y a pas de porte-couteaux, les couverts se brinqueballent dans l’assiette, au risque de s’y salir. Ce détail n’est pas propre à ce restaurant. C’est une tendance.

Une autre mode est que l’on ne sert jamais un plat sans que quelqu’un ne vienne ajouter une sauce, voire deux. Il y a bien longtemps que je n’ai pas vu un plat arriver en une seule fois. Cette mode retombera un jour. Car même si l’ajoute au dernier moment d’une sauce a une pertinence certaine, ces allées et venues lassent. Jean-François Piège a fait ajouter des petits détails que, selon son humeur, on trouvera charmants ou agaçants. La jolie jeune fille qui tient avec un gant noir le pain demande qu’on le rompe c’est-à-dire qu’on le déchire en tirant, elle tenant l’autre bout. Ensuite au moment du blanc-manger, une boîte complexe créée comme le sigle du restaurant est apportée sur la table. C’est le client qui ouvre le couvercle de la boîte et il a devant lui deux petits pots et deux cuillers. Le client prend une cuiller et un petit pot et la demoiselle referme la boîte avec le secret espoir qu’on lui demande pourquoi elle ne laisse pas prendre les deux.

Enfin, lorsque la table se clarifie, une autre jolie jeune fille arrive avec boule de chocolat sur un socle. Avec son gant, elle prend la boule et la jette sur la table pour qu’elle se brise et que nous picorions les débris. Encore une fois ce sera plaisant ou lourd selon l’humeur que l’on aura.

Je ne prétends pas représenter un jugement universel, mais autant je suis farouchement favorable au talent du chef, prince des goûts, autant je ferais volontiers l’impasse sur les extravagances de service. Mais je peux imaginer que l’on ne soit pas d’accord avec moi. Restons ronchon jusqu’au bout, j’éprouve une certaine répulsion quand on me parle de « plat signature du chef ». Imaginons que l’on ait vingt tableaux de Van Gogh dans une salle de musée. A quoi sert qu’on nous dise que ce tableau est le tableau signature du peintre ?

Le service du vin a été parfait, avec un sommelier compétent. Le service des plats est attentif, il n’y a qu’à s’en féliciter. De ce repas je plébisciterai les amuse-bouche même s’ils ne sont pas faciles à manger, le céleri absolument bien traité, et cet extravagant brie fondant et sa glace à l’oseille. Le Grand Restaurant est une belle table qui mérite qu’on retienne plus les compliments que mes remarques à la marge.

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