premier dîner de l’année en plein air face à la mer dimanche, 23 mai 2010

Cette journée de mai est certainement la plus chaude depuis le début de l’année. Nous sommes invités chez des amis, et ce que nous avons proposé, c’est que je prenne en charge les vins et que ma femme compose tous les mets de l’apéritif. C’est la première fois de l’année que nous dînons dehors, face à la mer.


Le Champagne Henriot magnum 1996 a une magnifique couleur dorée. Le nez est intense, et comme souvent le goût est celui de la couleur, c'est-à-dire des fruits jaunes. Sur des petits toasts au foie gras poêlé, le champagne est d’une grande douceur. Et il épouse le foie gras en trouvant une belle longueur. Sur une pâte brisée aux sardines broyées, le champagne prend de la hauteur. Il gagne en intensité et en richesse mais perd un peu de sa longueur. Sur des palets au parmesan, c’est sans doute ainsi que le champagne trouve sa personnalité, combinant la densité et le doucereux. Un camembert Jort coulant est mangé à la petite cuiller. L’accord est intéressant sans être vibrant. Une tarte à l’oignon est assez excitante, car l’oignon est à la fois sucré et salé. Il titille bien le champagne. Je dirais que dans tout ce qu’a préparé ma femme, la complémentarité avec le champagne Henriot est, selon mes préférences, la sardine, le foie gras et le parmesan.


Notre ami Claude a préparé deux beaux vivaneaux roses, pour lesquels j’ai apporté Château La Conseillante 1981. Ce millésime est souvent considéré comme neutre et limité, aussi la vivacité de ce vin est surprenante. La couleur du vin est d’une folle jeunesse, d’un rouge rubis et le niveau est haut dans le goulot. Le nez est typique de pomerol, et il se confirme une fois de plus que les pomerols épousent les poissons roses à la perfection. Je suis très étonné de la richesse et de la matière de ce vin de 1981, qui est mis en valeur par le poisson de façon saisissante.


Le vin qui est prévu pour la suite est Le Corton Grand Cru Bouchard Père & Fils 1998. Nous l’essayons sur le poisson et c’est évident qu’il y a un rejet très net. C’est sur les fromages que nous jouissons de l’extrême fruité de ce vin, dont je n’attendais pas autant de fruits rouges et noirs. Encore jeune, ce vin est joyeux, de belle mâche. C’est sur un fromage de brebis des Pyrénées très jeune, donc faiblement typé, que le vin s’est délicieusement épanché.


Le dessert qui m’avait été annoncé était une glace de chez Ré à Hyères, sans qu’on me dise le parfum. Ma femme avait préparé de délicieux palets au sucre. La glace est à la vanille, traitée de façon très légère.


Le Coteaux du layon Village Domaine Lecomte 1990 met un sourire sur tous les visages. Ce vin est délicat. Il est doux, et tout en finesse. Tout est suggéré, raffiné, enveloppant de douceur romantique. C’est un vin éminemment agréable, un vrai vin de dessert.


Alors qu’il était bien tard, le froid humide de la nuit est tombé d’un coup, nous obligeant à mettre de chauds pull-overs. Nous n’avons pas voté pour les vins mais il est tentant de les classer non pas sur la valeur intrinsèque, qui mettrait Le Corton en premier, mais sur l’adéquation des vins au moment et au repas. Et cela donne : 1 – Coteaux du Layon Village, 2 – La Conseillante, 3- Champagne Henriot et 4 – Le Corton. Ce repas préfigure avec brio les futures fêtes de l’été.

dégustation de Krug au siège de Krug vendredi, 21 mai 2010

Avec mon gendre, nous avons fait un achat massif de champagnes Krug, car nous considérons que ce champagne profite merveilleusement bien de son vieillissement. Il faut donc en avoir en cave. Le caviste qui avait permis l’opération est invité au siège de la maison Krug avec mon gendre, pilote de l’opération, et quand je le sais, je décide de me joindre à eux. Quelle n’est pas ma surprise, quand j’arrive sur place un peu après eux, de constater que ma fille est présente ! Nous visitons les chais et les caves avec les explications brillantes d’Eric Lebel, chef de caves, qui fait partie du comité de dégustation des champagnes pour décider les assemblages, formé de quatre personnes qui s’étend parfois à sept, si les membres de la famille Krug se joignent à eux.


Après la visite, Olivier Krug tout sourire nous rejoint pour la dégustation. A ma grande surprise, le premier vin qui nous est servi est le Champagne Krug Clos du Mesnil 1998. Je me dis que si l’on commence comme ça, dans quelles mers inconnues allons-nous naviguer ? Olivier nous explique que le chemin sera fait en finissant par la Grande Cuvée, ce qui me semble curieux.


Le Champagne Krug Clos du Mesnil 1998 est très floral, de fruits blancs et roses, et l’espace d’un instant, le goût des groseilles à maquereau que je dévorais dans mon enfance, malgré les piquants acérés, revient à ma mémoire. Ce champagne combine longueur, fraîcheur, finesse et précision. C’est vraiment un très grand champagne. Le Champagne Krug Millésimé 1998 est moins floral. Il joue plus sur la puissance. Il est plus assis, moins frêle et moins romantique. Mais on sent en lui un potentiel de puissance immense.


Le Champagne Krug Millésimé 1995 est plus minéral au nez, alors qu’Eric lui trouve du pain d’épices. Il est déjà gastronomique, tant c’est un champagne gourmand. Il a des aspects toastés montrant un début d’évolution. Il est très rond et très charmeur, plus proche de mes désirs de gastronomie. Le nez du Champagne Krug Grande Cuvée est le plus expressif des quatre. Ce nez est le plus grand. Mais en bouche, je suis frappé par le fait que la matière est plus limitée. Il manque un peu de largeur, même si, à l’éclosion, on prend conscience de sa complexité. Je demande donc pourquoi l’on finit sur un champagne moins plein que les trois autres. Mon gendre donne un explication qui est intéressante : il estime que les trois premiers permettent d’aborder le Grande Cuvée avec un œil différent, lorsque l’on a exploré des complexités variées. Et je comprends des explications d’Eric et Olivier que la maison Krug tient sa force de ses assemblages. Et les assemblages les plus délicats sont faits pour la Grande Cuvée. C’est ce travail de composition qu’Olivier tient à mettre en avant dans cet ordre de dégustation.


Si je n’ai pas été totalement convaincu, car pour mon goût, les meilleurs sont dans l’ordre l’infiniment raffiné Clos du Mesnil 1998, puis le Millésimé 1995 déjà prêt pour la haute gastronomie, puis le Millésimé 1998 très prometteur et le Grande Cuvée, au nez brillant mais au coffre plus étroit.


Nous allons goûter à nouveau la Grande Cuvée au déjeuner. Et là, la Grande Cuvée, épanoui et brillante, très au dessus du champagne de dégustation, m’a fait comprendre pourquoi Olivier a choisi cette ordre : la Grande Cuvée, c’est le vaisseau amiral de la maison Krug.

Dégustation matinale, puis à un déjeuner, de deux Romanée Conti du domaine de la Romanée Conti jeudi, 20 mai 2010

Dans le désert, des paraboles arrivent à capter les rares molécules d’eau que l’atmosphère distille chichement. L’histoire qui va suivre fait partie des hasards que la parabole de mon ange gardien arrive à capter, produisant quelques surprises invraisemblables. Et cela ajoute à mon bonheur.


Un journaliste m’appelle. Il a eu l’approbation du domaine de la Romanée Conti pour faire un film sur le domaine et ses vins. Il me dit que son film commencerait par une dégustation de la Romanée Conti, et comme le renard de la fable, il me dit que je suis celui qui pourrait le mieux parler de la Romanée Conti avec les mots d’un jouisseur, au lieu des mots d’un analyste froid.


Le corbeau n’est pas né de l’été dernier aussi ma réponse est d’une absence totale de romantisme : « avez-vous un budget ? ». Et j’indique que s’il s’agit d’ouvrir un Haut-brion ou un Yquem, je ne poserais pas la question, mais ouvrir une Romanée Conti pour le seul plaisir d’être filmé n’est pas dans mes horizons.


La réponse est nette : « je n’ai pas de budget ». Et le journaliste m’explique que l’un des sponsors du film étant une chaîne de télévision japonaise, si je partageais ma bouteille avec un amateur japonais qui connaît la Romanée Conti, ce serait apprécié. Il pensait sans doute me poser un problème insoluble, et je sens comme un étonnement lourd comme le plomb quand je lui réponds : « je déjeune avec lui ce midi ».


Le midi, déjeunant avec mon ami japonais, je lui parle du projet : « je vais ouvrir une Romanée Conti pour le film du journaliste, comment envisagez-vous que nous puissions nous répartir les frais si nous la buvons tous les deux ? ». Sa réponse fuse comme l’éclair : « évitons tout problème d’argent, j’en apporte une aussi ». Quel bon sens et quel sens du partage !


Le jour dit, je me présente à 9 heures du matin au restaurant Le Grand Véfour qui est envahi par les éclairages, les perches, les cadreurs et les caméramans. Nous avons livré nos deux bouteilles il y a plus d’une semaine. Il faut s’adapter aux caprices du script, ce qui n’est pas forcément dans ma nature. Je n’ai qu’une obsession : ouvrir les bouteilles comme il convient. Or on nous demande d’arpenter les arcades des jardins du Palais Royal, pour que le sujet soit mis en place.


Après ces errances, je peux enfin ouvrir les deux vins. Le bouchon de la Romanée Conti 1996 est beau comme tout. Le parfum qui s’exhale du goulot est d’une folle jeunesse. Le bouchon de la Romanée Conti 1986 est incroyablement serré dans la bouteille, ce que j’avais déjà remarqué sur des bouteilles de la même époque. Et l’on constate instantanément que les deux vins sont à des stades opposés de leur vie. Il y a le gamin impubère et l’adulte.


Suivant les ordres du script, nous nous asseyons, Tomo et moi pour commencer à déguster et commenter les vins. Les vins sont fraîchement ouverts, il est très tôt le matin, allons-nous entrer dans la magie de ces deux vins ? Les nez sont indéniablement Romanée Conti, avec deux versions résolument opposées. Le 1996 est d’une folle jeunesse avec un fruit rouge acide et des pétales de rose. Le nez du 1986 est nettement plus évolué, évoquant les feuilles d’automne et le salin caractéristique des vins du domaine. Les couleurs les distinguent crûment : le 1996 est rouge, noir de cerises, et le 1986 est plus tuilé, couleur de vin plus assagi.


En bouche, les deux vins se conduisent comme deux effeuilleuses, car leur charme progresse à chaque gorgée comme au déshabillage de chaque pièce de vêtement. Plus le temps passe, et plus la magie de la Romanée Conti se propage, sous deux versions distinctes, du puceau et du barbon. Il est clair que l’écart de goût entre les deux vins est de plus de vingt ans, quand le calendrier ne donne que dix ans. Est-ce à dire que le plus ancien est fatigué ? Pas du tout. Quand je demande à Tomo lequel il préfère, il répond comme moi qu’il est impossible de les départager, tant ces deux versions sont Romanée Conti. On pourrait dire que le 1986 est plus authentiquement Romanée Conti, car il est plus affirmé, mais le 1996 est une merveilleuse promesse. Quand Tomo m’a demandé si le 1996 sera comme le 1986 dans dix ans, je lui ai répondu qu’il sera encore dix ans plus jeune que le 1986 d’aujourd’hui, car il a un potentiel de jeunesse presque inextinguible.


Je m’imaginais qu’après dix ou douze phrases dithyrambiques sur les vins les caméras s’éteindraient. Pas du tout ! Nous avons parlé pendant une heure et demi sur ces deux vins, décrivant l’éclosion de leurs qualités, pour devenir les fleurs du mal que nous adorons.


La Romanée Conti 1996 est florale. Les pétales de rose sont nettement en trame au nez et en bouche. Les fruits rouges et noirs sont déterminants. Ce qui impressionne, c’est l’élégance et la finesse, car ce vin est en délicatesse et ne s’impose pas en force. Et le final est inextinguible. La trace en bouche ne peut s’arrêter.


La Romanée Conti 1986 est beaucoup plus bourguignonne. Il y a la salinité qu’évoque la coquille d’huître qui est si caractéristique des vins du domaine. En bouche, c’est l’équilibre qui impressionne. Il a lui aussi la finesse et l’élégance sur un registre plus assis, et si le final est aussi imprégnant, il est plus calme.


Alors, la question qui peut venir à chacun est la suivante : « tout ça, c’est bien, mais est-ce que ces vins sont vraiment au dessus du lot ? ». Et la réponse est simple, c’est celle de l’auberge espagnole : si on veut critiquer ces vins, on trouvera toujours un argument de tel vin d’un région obscure qui le battrait à l’aveugle. Mais si on apporte à l’auberge son envie d’en jouir, on a un retour d’amour au-delà de toute espérance. Car la pureté de dessin de ces deux vins, l’élégance, la finesse et surtout la longueur infinie ne s’offrent qu’à ceux qui veulent les aimer. Et Tomo et moi sommes dans ces dispositions.


Les caméras continuent de lancer leurs derniers feux. Les journalistes, caméramans et autres ont deux verres pour s’imprégner de la majesté de ces vins, et leurs mines éblouies sont convaincantes.


Le corbeau est prévoyant comme l’écureuil : j’ai réservé une table au restaurant le Grand Véfour pour finir notre exploration de ces deux vins.


Il faut toutefois se recadrer le palais et un Champagne Comtes de Champagne Taittinger 1998 est le compagnon idéal de notre retour sur terre. Sa bulle est un peu forte, mais c’est une question de température. Il a une belle personnalité et un charnu que j’apprécie, fait de fruits jaunes compotés.


Sur des ravioles de foie gras, crème foisonnée truffée, la Romanée Conti 1996 est éblouissante de jeunesse et de fruit accompli. La bouche est emplie et la longueur est étourdissante. Le vin gagne en dimension dès qu’il est confronté à la nourriture. A côté, le 1986 porte le poids des ans. Il se referme et semble se désintéresser de ce qui se passe.


Sur le pigeon Prince Rainier III absolument délicieux, la Romanée Conti 1986 qui crie : « je suis là », faisant bien comprendre qu’on aurait tort de l’oublier. Car l’accord est saisissant, le vin est éblouissant de jeunesse (eh oui) et d’accomplissement. C’est confondant de perfection, la truffe en gros morceaux agissant avec pertinence. Et le 1996 au contraire se referme, comme son aîné l’avait fait sur le plat d’avant.


Nous comprenons que ces deux vins ne se conçoivent qu’en situation de gastronomie, car c’est là qu’ils montrent à quel point ils sont grands. Entre les vins frais bus à 10 heures et les vins accomplis que nous buvons maintenant, il y a un espace incommensurable. Au moment où les dernières gouttes s’assèchent dans nos verres, nous mesurons la chance immense que nous avons eue de goûter ces deux vins mythiques, qui justifient leurs mythes, en nous donnant un plaisir qui est tout simplement un privilège.


Il fallait finir le champagne et l’accord qui a terrassé les accords précédents, c’est celui d’un fromage « cabri ariégeois » fort coulant avec le Comtes de Champagne. A se damner.


C’est la première fois de ma vie que sur un repas à trois vins il y a deux Romanée Conti. Avec Tomo, nous avons décidé de recommencer. Car il n’y a pas sur terre beaucoup de plaisirs plus gratifiants que de côtoyer ainsi, dans l’amitié, le Graal du vin, rêve de beaucoup d’amateurs de vins sur toute la planète.

deux Romanée Conti au Grand Véfour – photos jeudi, 20 mai 2010

C'est rare d'avoir deux bouteilles de ce niveau, ensemble, au restaurant. Le caméraman règle son appareil. On me voit dans la glace.



Tomo et moi avec nos deux bouteilles



les deux beaux bouchons



Romanée Conti 1996 et 1986



Comtes de Champagne Taittinger 1998



les plats




Tomo avec son épouse



Belle table !


133ème dîner – photos du dîner samedi, 15 mai 2010

Photo des bouteilles présentes au restaurant Laurent. le Cristal Roederer ne sera pas ouvert, ainsi que le Cheval Blanc 1943 d'un autre ami américain qui a dû annuler son voyage



Le beau bouchon du Haut-brion blanc 1945



Bouchon brisé du 1923 et bouchon de La Romanée 1949 avec cette inscription "maison Lafite / vins fins / Bruxelles"



J'enlève la cire du Tokay 1819 et on voit comme le haut du bouchon est sec, comme pour mes vins de Chypre 1845



Langoustines et morilles



Le canard et le millefeuille



Couleurs des deux 1945, le Haut-Brion et le Bollinger



les couleurs finales


133ème dîner – photos des vins samedi, 15 mai 2010

Champagne Salon 1982



Champagne Bollinger 1966



Château Haut-Brion blanc 1945



Château Cos d’Estournel 1921



Château Gruaud Larose 1921


Vougeot Les Cras C. Marey & Comte Liger-Belair 1923



La Romanée C. Marey & Comte Liger-Belair 1949



Tokay 1819



on voit difficilement mais le cul très profond, qui devrait avoir une bulle, mais celle-ci a cassé



Champagne Bollinger 1945 - la présentation de l'étiquette est différente de celle du 1966 ci-dessus


133ème dîner de wine-dinners avec un Tokay 1819 samedi, 15 mai 2010

Nous sommes cinq au restaurant Laurent. Le dîner est organisé pour mon ami Steve, collectionneur américain que je rencontre deux fois par an, une fois chez lui et une fois en France, pour que nous dégustions ensemble les plus belles bouteilles de nos caves. J’ai invité trois amis que je considère comme de vrais amateurs de vins anciens qui savent trouver en eux les richesses extrêmes qu’ils nous offrent. Ayant pris l’habitude de compter les repas avec Steve en France au sein des dîners de wine-dinners, comme je le fais aussi pour les dîners avec Bipin Desai en France, ce dîner sera le 133ème dîner de wine-dinners.


J’avais envisagé d’ouvrir un magnum de champagne Cristal Roederer 1977 car je sais que Steve aime ce vin. Mais ce devait être pour sept personnes, alors que nous sommes cinq. Aussi, avec l’accord que je sollicite de mes amis, nous commençons l’apéritif par un Champagne Salon 1982. J’ai un amour particulier pour cette année de Salon, car elle magnifie les qualités de ce champagne dont je raffole. Il y a en effet une très heureuse et très curieuse combinaison de force et de romantisme. La bouteille que l’on ouvre est exceptionnelle et une fois de plus je m’en veux qu’elle n’ait pas été ouverte une heure plus tôt. Le nez est d’une puissance extrême, combinant les fruits jaunes avec des évocations de fruits confits. En bouche, c’est main de fer dans gant de velours, avec l’image qui me vient : un feu d’artifices. Car il y a tout dans ce champagne, avec des variations instantanées de ce Fregoli gustatif : il part dans toutes les directions. Ce qui domine, ce sont les fruits jaunes et blancs et les parfums de fleurs blanches. Le final est impérieux. Ce champagne dont on est incapable de saisir toutes les nuances tant il change de visage à la vitesse de la lumière, me ravit au plus haut point. C’est un très grand Salon, et les sticks au saumon et toasts de foie gras l’excitent savamment.


Nous passons à table, et dans ce restaurant plein à craquer puisque toutes les tables et tous les salons affichent complets, nous avons la plus jolie table, la table d’apparat. Le menu que j’ai mis au point avec Patrick Lair et créé par Alain Pégouret se présente ainsi : Langoustines croustillantes au basilic / Morilles farcies, écume d’une sauce poulette / Aiguillette de canard, sauce rouennaise, pommes soufflées / Friands de pieds de porc dorés / Voiture de fromages / Millefeuille à la mangue, piments d’Espelette / Café, mignardises et chocolats.


Le Champagne Bollinger 1966 est totalement à l’opposé du champagne précédent. Ici, tout n’est que douceur et élégance. Ce sont des jolies femmes en vertugadins qui jouent de leurs éventails pour cacher les mouches dessinées sur leurs joues, que découvriront leurs futurs amants. Tout dans ce champagne est grâce et volupté. Et les langoustines, délicatement sucrées dans leur habillage croustillant jouent avec le champagne à composer des madrigaux champêtres. C’est le siècle de Louis XV qui ravit nos papilles. Alors, ce sont des couleurs blanches et roses qui viennent évoquer l’empreinte de ce champagne galant. Et le Salon 1982 a permis de mettre encore plus en valeur la grâce de ce beau champagne.


Le Château Haut-Brion blanc 1945 est vraiment curieux. Son nez est celui d’un sauternes discret et en bouche, je dirais volontiers que c’est Climens 1925. Car ce vin de Graves est fortement botrytisé, et nous offre un aspect que le sauternais ne renierait jamais. Steve nous indique qu’il a souvent rencontré cette évolution chez les Haut-Brion blancs de cette période. Le vin est charmant, doucereux, délicat, et les morilles, délicates elles aussi, lui conviennent à merveille. Mais pour moi, ce n’est pas ce que j’attends de Haut-Brion blanc, car j’ai le souvenir d’un magnum de Haut-Brion blanc 1949 que Steve avait ouvert pour moi qui était absolument exceptionnel et totalement Haut-Brion. Alors, bien sûr, je profite comme mes amis de ce grand vin, qui a connu une évolution crédible, mais qui n’est pas dans la ligne de Haut-Brion. La subtilité des morilles est un régal.


Le Cos d’Estournel 1921 a un nez impérieux de framboises. J’explique à l’ami qui l’a apporté que pour moi, ces vins extrêmement typés au nez de framboises ont choisi une direction, qui est une direction parmi d’autres. Ce Cos aurait pu connaître une évolution plus stricte. Mais il a choisi d’aller vers un fruit imposant. Le vin est absolument remarquable, d’une densité de plomb sur une robe d’une rare beauté. Et nous touchons l’un de ces accords parfaits qui font mon bonheur. Car la sauce du canard, lourde elle aussi comme le plomb, crée une fusion avec le vin qui les rend indissociables : qui est la sauce et qui est le vin, nul ne peut le dire tant ils se confondent en une union féerique. Nous avons donc deux vins successifs qui ont pris de belles évolutions qui ne sont pas doctrinales. La preuve m’en est donnée quand on me sert la lie : dans la lie, la rigueur du Saint-Estèphe apparaît enfin et l’on prend conscience qu’il s’agit d’un immense vin, d’une année que je révère.


Une preuve supplémentaire va être apportée par le Château Gruaud Larose 1921 qu’un des amis familier du Laurent commande à Patrick Lair. La bouteille sort tout juste à l’instant de cave. Le niveau est dans le goulot. C’est une bouteille qui a reposé depuis l’origine dans la cave du restaurant. Le vin est servi, frais encore, et son éclosion dans nos verres est un petit miracle. Quelle fraîcheur ! C’est extraordinaire. Et là, on voit bien que ce vin a suivi son évolution naturelle et doctrinale, ce qui ne fut pas le cas de Haut-Brion 1945 et de Cos 1921. Le Gruaud-Larose est moins charpenté que le Cos, a moins de coffre et de race. Mais l’éclosion dont nous suivons l’évolution est un vrai bonheur. La couleur du vin est irréellement jeune, comme s’il était des années 80. Le Gruaud ne s’accorde pas aussi bien avec la sauce et c’est avec la chair délicieuse du canard qu’il se sent le mieux.


Le Vougeot Les Cras C. Marey & Comte Liger-Belair 1923 m’avait fait peur à l’ouverture avec un nez ne promettant pas une résurrection facile. Je m’attendais donc à un vin encore fatigué. Il l’est un peu, mais beaucoup moins que ce que j’imaginais. Il a de la rondeur, de la grâce et une opulence certaine. C’est un vin « assis ». Même s’il est intéressant, notre attention est captivée par le vin qui est servi à sa droite, La Romanée C. Marey & Comte Liger-Belair 1949. Car là, respect, comme on dit dans les banlieues, c’est du grand et même du très grand. Ce vin est authentiquement bourguignon, avec une race folle. On dirait qu’il a tout pour lui. Il a la concentration, la puissance, la richesse, et en même temps un panache bourguignon. Si l’on devait lui faire un petit reproche, c’est qu’il est presque trop parfait. Il lui manque d’être un peu canaille pour être vraiment très émouvant. Sur le pied de porc qui est une institution du lieu, les deux bourgognes sont à leur aise. Ils sont bien.


Jusqu’à présent, tous les accords ont été d’une justesse exemplaire. Je demande lorsque le chariot des fromages arrive qu’on nous donne juste une petite lamelle de comté pour préparer la bouche au Tokay qui arrive. Pendant que l’on nous sert de ce liquide lourd, rouge comme un porto jeune, nous avons tous une pensée pour l’année 1819, année où Napoléon était encore en vie en exil, l’année de la naissance de la reine Victoria, et pour se rendre compte de l’irréalité du moment que nous allons vivre, s’il y avait sur la table un vin de 1929, celui que nous allons boire a cent dix ans de plus !


Le Tokay 1819 nous fait entrer dans l’intemporel et dans l’inconnu. Je fais verser un verre pour que les trois sommeliers du lieu nous donnent des pistes de recherche. Mais ils seront comme nous muets et incapables de trouver. Ce n’est sûrement pas un vin hongrois, car la charge alcoolique est largement plus forte que celle d’un Tokaji, et le doucereux n’est pas du tout le même. Ce ne peut pas être un Tokay alsacien, car rien dans le corps de ce vin ne pousse vers l’Alsace. Nous pensons tous qu’il s’agit d’un vin français, car nous ne retrouvons aucun des exotismes que nous connaissons, sauf peut-être, par bribes, ceux des rives méditerranéennes du sud de l’Espagne. On est assez proches de xérès, mais assez loin aussi. Alors, faute de pistes, concentrons nous sur ce que nous buvons. La charge alcoolique est certaine, le côté sec du vin est là, avec un doucereux bien contenu. Il y a des épices, mais qui jouent piano. Mais surtout et c’est là la constatation la plus importante, c’est que ce vin n’a pas d’âge, n’a pas le moindre signe de vieillissement, et nous nous disons que si ce vin n’était ouvert que dans 400 ans, il serait encore strictement dans ce niveau de perfection. Nous buvons un vin éternel, qui a atteint une forme d’équilibre qui ne pourra plus jamais changer, qui n’a pas le moindre signe du plus minuscule défaut. Alors, l’émotion est à son comble. Je suis comblé bien sûr, mais aussi comme soûlé d’avoir décidé que nous boirions ce vin aujourd’hui. C’était pure folie, mais quel cadeau.


Il me paraît d’une évidence biblique que ce vin devra être le premier de tous les votes et voici qu’apparaît mon autre cadeau, le Champagne Bollinger 1945. Ce champagne est un mythe, et comme pour le Tokay 1819, je n’en ai qu’une ! Et maintenant, je tombe virtuellement à la renverse, je me tasse sur mon siège comme cela arrive quand j’ai un choc gustatif majeur. Dès la première gorgée, je sens que je le tiens : ce sera ce jour le plus grand champagne de ma vie. J’en ai bu beaucoup de très grands, aux noms et aux années plus prestigieux les uns que les autres. Mais là, le choc est total. Ce vin est plus que parfait. L’image qui me vient à l’esprit est celle de la lettre « T » en majuscule : la barre du haut, horizontale, est celle de la fraîcheur. Et cette fraîcheur est infinie. Elle s’étale en bouche au point d’en écarter les joues, tant la fraîcheur explose. La barre verticale est celle de la profondeur. Et la profondeur de ce vin est infinie. C’est irréel. A côte de moi, l’ami qui décrit les vins avec une extrême justesse est un habitué des notations. Je lui dis que si l’on note sur 100, il va bien falloir décerner à ce champagne entre 120 et 140, car il écrase de sa perfection tout ce qui peut être noté à 100 points.


Ce champagne me ravit comme rarement je l’ai été, et je suis furieux, car je ne pourrai pas mettre l’OVNI qu’est le Tokay 1819 en première place, tant ce champagne exauce mes rêves les plus fous. Sa couleur d’un jaune d’or de la plus belle jeunesse, la bulle est présente et bien dosée, la longueur est éternelle et l’impression combinée de fraîcheur unique et de complexité ultime est une récompense comme il en existe peu. Le dessert avait été pensé pour le cristal Roederer. Il ne s’impose pas, tant le Bollinger se boit pour lui-même, me conduisant à une extase absolue, avec, en plus, le fait que le Tokay au goût rémanent a encore plus porté le Bollinger 1945 au firmament.


Nous votons. Les votes se concentrent sur les six derniers vins sur neuf, comme si les deux derniers nous avaient conduits à une amnésie momentanée. Le Tokay a trois votes de premier sur cinq votants, le Bollinger a un vote de premier, comme La Romanée.


Le vote du consensus, qu’un des amis a eu dans le même ordre est : 1 - Tokay 1819, 2 - Champagne Bollinger 1945, 3 - La Romanée C. Marey & Comte Liger-Belair 1949, 4 - Cos d’Estournel 1921.


Mon vote est : 1 - Champagne Bollinger 1945, 2 - Tokay 1819, 3 - La Romanée C. Marey & Comte Liger-Belair 1949, 4 – Château Gruaud Larose 1921.


Je suis convaincu malgré les votes de mes amis que le plus grand vin est le Bollinger 1945, nous portant à un niveau de perfection inatteignable. Le Tokay nous a fait comprendre ce qu’est l’éternité. Les accords ont été parfaits, le restaurant Laurent montrant une fois de plus que sa place légitime est à deux étoiles que le Michelin serait bienvenu de leur accorder vite. L’amitié était chaude ce soir et ce dîner est plus que probablement le plus émouvant de ma vie.

L’ouverture des vins du 133ème dîner de wine-dinners samedi, 15 mai 2010

Depuis ce matin, je suis incroyablement excité. Je ne reste pas en place. Car ce soir, je vais ouvrir une des bouteilles qui me tiennent le plus à cœur. Ce n’est pas la plus chère de ma cave, et de loin, mais c’est peut-être la plus chère à mon cœur. C’est le cadeau d’un ami fait il y a plus de vingt-cinq ans, et à l’époque je n’avais pas le recul pour mesurer sa valeur historique. Mais au moment où j’ai créé sur internet le site de wine-dinners, c’est cette bouteille que j’ai mis sur la page d’accueil, avec un Jurançon 1928, pour montrer que je m’intéresse plus à l’originalité et à l’histoire qu’aux icônes incontournables, même si je les goûte.


J’arrive à 17h30 au restaurant Laurent où les bouteilles de mon ami Steve, d’un autre ami et les miennes reposent depuis plus d’une semaine. J’ouvre d’abord la bouteille de Château Haut-Brion blanc 1945 et c’est incroyable comme l’odeur est celle d’un liquoreux. On dirait un sauternes qui a mangé une partie de son sucre, mais qui en a gardé encore. Le vin est racé, et ne montre pas encore au nez qu’il s’agit d’un Graves sec.


J’ouvre ensuite un Vougeot les Cras C. Marey et Comte Liger-Belair 1923. La bouteille est belle et le niveau est très satisfaisant. Le bouchon éclate en mille morceaux très noirs mais non graisseux. Le nez est fatigué comme celui d’une bouteille qui aurait été stockée au chaud. On peut espérer que le vin se forme à nouveau, mais l’impression torréfiée disparaîtra-t-elle ? La bouteille de La Romanée C. Marey et Comte Liger-Belair 1949 a une capsule que je connais pour l’avoir rencontrée souvent, avec une couronne royale très opulente et très galbée. Le niveau est plus élevé qu’il ne devrait et le verre de la bouteille est très sombre, interdisant que l’on voie la couleur du vin à travers la bouteille, ce qui me rappelle les Clos de Tart Van der Mullen de sombre mémoire.


Le bouchon vient bien et me semble de son année. Sur le bouchon il y a marqué : « Maison Lafite – vins fins – Bruxelles ». Le nez est très délicat et très bourguignon. Voilà un vin qui me semble devoir être très bon. A voir.


Vient maintenant le moment d’ouvrir ma bouteille fétiche. C’est probablement la plus vieille bouteille buvable que j’aie dans ma cave. J’ai des bouteilles plus anciennes mais qui sont des soleras ce qui ne compte pas. Et j’ai une bouteille des années 1730, rescapée d’un bateau échoué en 1739, mais dont le liquide doit être largement post mortem. Celle-ci est ancienne et buvable, j’en suis sûr. La forme de la bouteille est celle usitée au 18ème siècle, très proche des clavelins, les bouteilles jurassiennes de vins jaunes. Sur l’étiquette, on peut lire : Tokay 1819. Que peut-il y avoir dans la bouteille, je ne sais pas, car l’usage du mot « Tokay » avec cette orthographe, et cette forme de bouteille me sont totalement inconnus.


La bouteille a dû être cirée vers 1900, un peu comme mes Chypre 1845. Et l’étiquette joliment calligraphiée doit aussi dater de 1900. Sur l’étiquette, il y a une armoirie avec une couronne de comte. Le blason porte un soleil au dessus d’une montagne sur un fond strié. Cette armoirie est strictement la même que celle d’une bouteille de vin de Chypre qui doit être de 1857 ou 1897, mais je n’exclus pas qu’elle soit de 1817 ce qui serait particulièrement excitant.


Le bouchon vient bien, en se brisant seulement en bas. Il est assez sec, peu imprégné par le liquide. A ce moment, je n’ai pas honte de dire que les larmes ne sont pas loin de venir, car ouvrir l’une des bouteilles que je chéris le plus m’apporte une forte émotion. Et le nez est miraculeux. Là, les larmes ne demanderaient pas grand-chose pour venir. Le nez marie le sec et le doucereux. La première impression qui me vient est celle d’un xérès. Le vin est résolument sec, mais il a un charme indéfinissable. Il n’y a pas de repère pour ce vin. Considérant que charité bien ordonnée commence par soi-même, je me verse un fond de verre. La couleur est d’un rouge intense, comme celui d’un porto, mais plus clairet. C’est une couleur de jus de cerise noire. En bouche, tout ce que j’attends de ma vie actuelle trouve son aboutissement. Car le vin est invraisemblablement équilibré, doux et onctueux avec des accents de blanc sec, et il m’entraîne dans des saveurs totalement inconnues. De quoi s’agit-il ? Je ne serais pas capable de le dire. Il y a du sec, mais rien d’alsacien. Il y a du doux, mais rien de hongrois. Alors, ces accents de xérès viendraient d’où ? Le Jura n’est pas à exclure. Nous verrons lors du repas.


Un ami me rejoint avec ses bouteilles, et je suggère de les garder pour un futur repas car l’abondance est extrême. Un autre ami arrive aussi avec ses bouteilles et j’ouvre le Cos d’Estournel 1921 dont l’odeur de framboise qui rappelle l’odeur des étoupes de bondes de fûts est spectaculaire.


A 20 heures précises, notre groupe de cinq est au complet pour ce qui sera, je crois, le plus grand repas de ma vie.

131ème dîner de wine-dinners au restaurant Laurent samedi, 24 avril 2010

A 17h30, peu après l’ouverture du restaurant Laurent, je viens ouvrir les bouteilles déjà présentes d’un dîner mêlant famille et amis, qui compte tenu de sa forme sera compté comme le 131ème dîner de wine-dinners. Les amis arrivent suffisamment tôt avec leurs vins avant le dîner qui se tient pour le premier jour de l’année dans le magnifique jardin. L’un des convives provinciaux dira : « c’est beau d’être à la campagne ». Le premier champagne apporté par Florent est pris debout. Il s’agit du Champagne Salon 1971 que je bois pour la première fois. Il est en effet quasiment introuvable. Il est accompagné de feuilletés au parmesan et de rôties au thon fumé. La robe est d’un jaune très jeune, presque citron. Le nez est noble et profond. La bouche est influencée par des goûts comme la crème et la brioche dans le premier contact. Et comme cela arrivera souvent ce soir, le vin évolue considérablement, se renforce, prend de l’ampleur et progressivement je reconnais Salon, avec une sérénité remarquable et une acidité citronnée élégante. C’est un Salon calme, posé, et de belle intelligence. Le final est un peu court, mais le milieu de bouche est superbe de complexité, entraînant nos papilles dans une danse imprévisible.


Le menu conçu avec Philippe Bourguignon et réalisé par Alain Pégouret est ainsi organisé : porchetta de cochon de lait et foie gras de canard en gelée au goût fumé / saumon sauvage mi-cuit, macédoine de légumes, sauce verte / tronçon de turbot nacré à l’huile d’olive, bardes et légumes printaniers dans une fleurette iodée / Carré et selle d’agneau de lait des Pyrénées grillotés, rognon poêlé en persillade, haricots risina au jus / Pigeon rôti en cocotte, navets farcis aux abats et petits pois et Morilles / Stilton / Blanc manger aux amandes, croustillant réglissé et chantilly au poivre de Séchuan. Le repas comme le service ont été comme d’habitude : exemplaires.


Le Champagne Dom Pérignon Oenothèque magnum 1966 apporté par Richard est déjà impressionnant par la beauté de sa bouteille. La robe est claire, sans trace d’âge. Le vin a été dégorgé en 2004. Il a donc une bulle d’une folle jeunesse. Le nez est impressionnant de vigueur. C’est assez fou. En bouche, c’est une ouverture sur le paradis. Car ce champagne est tout simplement extraordinaire. Nous utilisons tous les qualificatifs possibles. L’un d’entre eux résume mon impression : « élégance ». Ce champagne raffiné sait être un champagne de soif, car nous y revenons sans cesse, et à chaque gorgée il nous expose une complexité supplémentaire. C’est une merveille. Il rebondit tout particulièrement sur la gelée. Le fait de le boire en magnum nous permet d’y revenir plus souvent et de voyager dans ses complexités renouvelées.


Le Champagne Veuve Clicquot rosé 1947 de Florent a un niveau un peu bas. Mais nous sommes tout de suite rassurés car sa couleur est d’un rose profond sans trace de gris, et ses saveurs sont d’une richesse exceptionnelle. Nous sommes un peu groggy de constater que trois champagnes totalement opposés sont capables de nous faire explorer des myriades de saveurs chatoyantes et complexes ; ce rosé pianote dans des registres de fruits mauves et roses, et c’est charmant. La très forte sauce verte ne va pas avec le 1947 mais trouve un écho avec le 1966. Le saumon divinement délicieux se marie avec le rosé en un accord couleur sur couleur de totale réussite, quasiment fusionnel.


Le Montrachet Bouchard Père & Fils 1971 a un bon niveau. J’ai un peu peur de sa couleur ambrée, et la première gorgée ne me rassure pas trop, mais c’est la première gorgée. Quand le vin s’épanouit, il montre une folle continuité avec le Dom Pérignon. Il y a la même race que celle des vins qui composent le champagne. Le vin est riche, très Montrachet avec beaucoup de sérénité lui aussi. Le mariage avec le turbot est délicat.


La grande émotion du repas doit être la confrontation du Château Trotanoy 1945 que je n’ai encore jamais bu et du Château Latour 1945. Le niveau du Trotanoy est à mi-épaule et celui du Latour est parfait. Daniel me fait goûter les deux vins et j’annonce qu’hélas il n’y aura pas de combat. Car le Latour est au sommet de ce que Latour peut être, et Trotanoy pèche par un léger nez de bouchon. Je dis nez, car en bouche l’effet du bouchon est très peu sensible. Quand les vins s’épanouissent, fort heureusement, le Trotanoy se structure, prend la richesse et la profondeur du pomerol, et devient réellement plaisant. Un signe qui ne trompe pas : Daniel me donne deux verres qui contiennent les lies des deux vins, et la pureté du Trotanoy est saisissante, tout défaut ayant disparu. Mais que peut-il faire à côté d’un Latour 1945 absolument exceptionnel. Quand je dis « il transcende même les trois champagnes », Richard me fait remarquer : « tu veux influencer les votes ». On atteint avec ce Latour la perfection absolue du vin de Bordeaux, dans un registre moins doctrinaire que Mouton 1945 mais dans une version beaucoup plus sensuelle que Mouton 1945. C’est un vin historique et si l’on inventait une caméra qui puisse enregistrer les saveurs, il faudrait en conserver la trace pour montrer à tous ceux qui doutent des vertus des vins anciens qu’il existe une richesse gustative qu’aucun vin de moins de vingt ans n’est capable d’offrir, même ceux qui sont notés à 100 points par les gourous du vin.


Le Corton Grancey Louis Latour 1934 de Florent est un vin d’une grande richesse et même opulent. Mais je lui coupe les ailes, car je suis tellement enthousiasmé par le Beaune Teurons Bouchard Père & Fils 1943 que je dis à l’ensemble de la table : « si je meurs, souvenez vous que ce vin a, pour moi, au niveau ultime la saveur que je recherche dans les vins de Bourgogne ». C’est une perfection totale. On pourrait penser en lisant ces lignes : il s’enthousiasme sur tout. Force est de constater que nous avons réuni ce soir des vins exceptionnellement brillants. Le Beaune est magistral de complexité, de râpe bourguignonne avec cette beauté qui fuit celui qui veut la séduire, alors que le Corton est un solide gaillard bien planté sur ses deux pieds, à la puissance joyeusement réconfortante.


Les deux sauternes sont si contraires qu’ils ajoutent magnifiquement leurs forces. Le Château d'Yquem 1987 de Luc est d’une gracilité romantique qui déploie tranquillement sa riche palette d’arômes. J’adore cet Yquem raffiné et subtil où des fruits comme le litchi laissent de fines traces. C’est un grand Yquem délicat. A ses côtés le Château Coutet 1943 de Jean-Philippe a une couleur acajou d’une insolente beauté. Et ce qui frappe, c’est l’équilibre intemporel de ce vin. Il n’a pas d’âge et il n’en aura jamais. Un peu comme moi, puisque je suis son conscrit. Le Stilton est un partenaire convaincant des deux liquoreux.


C’est le moment pour moi d’ouvrir le Vin de Chypre Ferré 1845, qui est de la même famille et du même âge que le vin de Chypre 1845 que je porte au pinacle. La bouteille est d’une rare beauté. C’est la seule de ma collection de ces vins qui ait cette forme de bouteille du 18ème siècle. Ce vin de 165 ans et n’a pas d’âge. Il est d’un or de miel brun, le nez est envoûtant comme un parfum et ce qui frappe c’est qu’il a le poivre du 1845, moins de réglisse, mais surtout une fraîcheur mentholée inimaginable. J’avais servi dans un repas à Pékin les deux vins ensemble, le Chypre 1845 et le Chypre Ferré de la même année. Je n’avais pas remarqué aussi fortement qu’aujourd’hui à quel point ils peuvent être dissemblables. Ce vin m’emporte au paradis.


Dans le jardin, une petite terrasse entoure notre table et la surplombe. Là, un couple dîne, et je sens derrière mon dos que la dame est curieuse. Elle se demande ce qu’est ce vin de 1945 et tous en chœur nous lui répondons : « non madame, 1845 ! ». Elle était là au bon endroit et au bon moment : elle a reçu un verre de ce nectar inoubliable.


Il est temps de voter et j’accompagne ce rite d’une Eau de Vie Félix Potin 43° que j’avais déjà ouverte lors d’un précédent dîner. Cet alcool est toujours envoûtant et je lui trouve des accents de rhum d’un doucereux que donne un grand âge, très sûrement plus de 80 ans.


Trois vins seulement n’ont pas de vote. Nous sommes sept à voter puisque ma femme ne boit pas, sauf les liquoreux. Le Chypre Ferré a trois votes de premier, le Beaune 1943 deux votes de premier et le Dom Pérignon 1966 et le Latour 1945 ont chacun un vote de premier.


Le vote du consensus a été calculé à une heure fort tardive et je ne calculerais sans doute pas de la même façon aujourd’hui. Mais c’est fait : 1 - Château Latour 1945, 2 - Champagne Dom Pérignon Oenothèque magnum 1966, 3 - Vin de Chypre Ferré 1845, 4 - Beaune Teurons Bouchard Père & Fils 1943.


Mon vote est : 1 - Vin de Chypre Ferré 1845, 2 - Beaune Teurons Bouchard Père & Fils 1943, 3 - Château Latour 1945, 4 - Champagne Dom Pérignon Oenothèque magnum 1966.


Ce repas était organisé pour mon anniversaire et le plus beau cadeau fut la chaleur de l’amitié de tous les présents qui ont vécu comme moi un dîner inoubliable avec des vins absolument au sommet de ce qu’ils pourraient offrir. Ces saveurs sont d’une rareté extrême et chacun a compris que nous avons vécu un moment unique.



présentation des champagnes Joseph Perrier mardi, 20 avril 2010

Depuis des années, au salon des grands vins puis au Grand Tasting, je retrouvais les sympathiques propriétaires du champagne Joseph Perrier, Jean-Claude Fourmon et son épouse Marie Caroline. Nous tenions des propos aimables, mais je n’avais jamais réellement cherché à approfondir ce domaine. Tout récemment, je reçois une invitation à goûter les nouveaux millésimes et voir le nouvel habillage des vins de cette maison de champagne fondée en 1825 par un des membres de la famille Perrier dont trois branches se sont illustrées dans le champagne, les Perrier Jouët, les Laurent Perrier, Laurent n’étant pas un prénom mais une famille, et Joseph Perrier.


Nous sommes invités au Yacht Club de France ce qui me plait. L’apéritif est arrosé par le Champagne Joseph Perrier brut sans année qui est un vrai champagne de soif. Assez dosé, ce qui donne soif, il est simple, facile, sans grande longueur mais se boit bien. Le mot d’introduction du président du Yacht Club est court et très amical. Celui de Jean-Claude quand nous passons à table est pétillant comme son champagne et plein d’humour. Jean-Claude représente la quatrième génération de la famille.


Le menu du club est très élégant : le saumon dans tous ses états / carré d’agneau rôti au thym, sauce forestière, gratin dauphinois / fromages / médaillon de clafoutis aux framboises, jus de fraise et sorbet griotte.


Le Champagne Joseph Perrier blanc de blancs 2002 est très pur, droit, strict, peu dosé. Ce beau champagne a lui aussi un profil de vin de soif. Il a une assez belle persistance aromatique et c’est surtout le pétillant qui reste en bouche.


La divine surprise c’est le Champagne Joseph Perrier rosé 2002. Alors que je n’ai pas un palais fait pour les champagnes rosés, celui-ci me surprend par son extrême précision. Il est beau, riche, imprégnant, et il dégage une sérénité où toute mièvrerie est absente. Il est riche, et je l’aime. Il n’est pas forcément gastronome, et je l’aurais volontiers vu sur le dessert, mais je me dois de signaler sa grande persuasion.


Et, tout d’un coup, arrive quelque chose d’inconnu pour moi. Le Champagne Joseph Perrier Joséphine 2002 est une énigme. Un peu sec, un peu rêche, il a de la richesse. Astringent, on sent qu’il est fait pour la gastronomie la plus agressive. Donnez lui une pièce de bœuf, il en fera son affaire. Ce champagne fort, mais aussi délicat et subtil, c’est Sarah Bernhardt dans l’Aiglon. Car il dérange mais use de son charme. C’est un sommet de délicatesse.


Comme j’aime ce qui me surprend, je profite de ce champagne de grande finesse. Jean-Claude Fourmon venant bavarder à notre table fait remplacer pour ce champagne les jolis verres tulipe gravés du blason de la maison de champagne par des verres à vin. Je lui dis que je ne suis pas d’accord, car le verre à vin lui donne de l’ampleur alors que le verre tulipe préserve sa délicatesse et son romantisme. Mais bien sûr, cela dépend de ce qu’on recherche et attend de ce champagne aux grandes qualités gastronomiques.


Autour des tables, il y a des gens de presse et des clients de Joseph Perrier. Les discussions vont bon train. Dans une ambiance joyeuse, créée par ce couple éminemment sympathique, j’ai pu découvrir deux beaux champagnes, le rosé 2002 et surtout cette Joséphine 2002 au talent d’impératrice.