Treize vins de plus de 80 ans dans un dîner fousamedi, 17 octobre 2009

L’histoire de ce dîner d’une rare extravagance commence il y a quelques mois à la présentation annuelle à Paris des vins de la galaxie Bouchard Père & Fils. Michel Crestanello, directeur commercial du groupe pour la France me présente un jeune homme sympathique qui me dit avoir lu mon livre qui lui sert de guide. Il me demande si j’accepterais de participer à un dîner de vins vieux qu’il veut organiser. J’ai tellement de mal à gérer mon emploi du temps que je serais tenté de dire non, mais le jeune homme m’indique qu’il travaille au sein de la fédération nationale handisport à la promotion du sport pour les handicapés et à la participation aux Jeux Paralympiques. Ce détail pèse d’un grand poids, me fait dire oui, et je m’en félicite, on verra pourquoi. La mise au point se fait par échanges de mails. Sébastien apportera l’essentiel des vins puisque, jeune collectionneur qui a acquis quelques vieilles bouteilles, il ne veut pas attendre pour les boire. Cela me donne envie d’apporter certaines des plus chéries de mes bouteilles. La maison Bouchard nous prête l’Orangerie du Château de Beaune. Sébastien fait les invitations, me demande d’apporter des suggestions à la mise au point du menu et me demande d’ouvrir les vins.

Avant d’aller remplir cette tâche, je fais un crochet au Clos de Tart, car Sylvain Pitiot, qui participera au dîner, prépare une extraordinaire verticale de son vin et me fait l’honneur de me consulter sur l’organisation de l’événement. J’arrive ensuite au château de Beaune pour ouvrir les vins qui ont été conservés beaucoup trop froids dans un réfrigérateur. Je commence à officier et Sébastien m’explique que parmi les invités, qui viennent en amis, il y aura Stéphane Follin-Arbelet, DG de Bouchard, qui a prévu une bouteille qui sera bue à l’aveugle, Christophe Bouchard et Michel Crestanello de la maison Bouchard, Jean-Charles Cuvelier, Jean-François Coche-Dury, Sylvain Pitiot et plusieurs amis de Sébastien dont des cavistes vendeurs de vins anciens. L’un d’entre eux a apporté une bouteille déjà ouverte, enveloppée d’aluminium qui sera aussi bue à l’aveugle. Parmi les bouteilles plusieurs sont inconnues et non-identifiables. Cela ajoutera du piment au dîner. Beaucoup de bouchons se brisent en milliers de morceaux, ce qui oblige Célian, un ami de Sébastien, pongiste international, à user de sa dextérité pour aller à la pêche aux brisures pendant que je continue d’ouvrir d’autres bouteilles. D’autres vins s’ajoutent. Je suis obligé d’officier de nombreuses fois. La bouteille de Romanée 1908 est dépigmentée et sent la serpillière, ce qui indique avec certitude que le vin est mort. Nous verrons que rien n’est moins certain que le certain. Le parfum du Château Chalon 1911 est d’une invasion extrême, la noix explosant dans nos narines. La soif venant, nous décidons de goûter l’un des nombreux liquoreux. L’un des vins inconnus m’évoque un Pedro Ximenez très ancien. Le Chypre 1845 me paraît moins flamboyant que d’habitude. Nous verrons.

Le groupe se forme et Michel nous fait faire la sacro-sainte visite des lieux. Je m’amuse à le faire presser car il y a tant de vins à boire, mais ses paroles intéressent tous les visiteurs qui rêvent à l’évocation et à la contemplation de ces trésors. Nous prenons l’apéritif sur des gougères dans le salon du château. Le Champagne Charles Heidsieck rosé 1975, de l’année de Sébastien, est d’une belle couleur. Le nez est superbe, l’attaque est belle et franche, mais je suis gêné par son final trop âpre, tendant vers un goût métallique, comme si le vin avait eu contact avec l’enveloppe en aluminium. Cette imperfection va rendre encore plus brillant le Champagne Cristal Roederer 1974 à la couleur bien jeune et au nez extraordinaire. C’est un champagne merveilleux, très équilibré et très grand. Le mot qui s’impose est : magnifique.

Nous passons à table dans l’orangerie du Château de Beaune. Le menu conçu par Stéphane Léger du restaurant Le Chassagne est : pressé de foie gras et magret de canard aux figues / noix de Saint-Jacques, mousseline de panais au sel fumé, beurre ciron-gingembre / côte de veau aux girolles, légumes oubliés en coque de potimarron / comté de 18 mois / minestrone de mangue et ananas / financiers à la réglisse.

Le Champagne Moët & Chandon Brut Impérial 1914 a été pendant plus de vingt ans le plus grand champagne que j’aie eu l’occasion de boire. Aussi suis-je par avance conquis. La couleur est très belle évoquant le miel. Le nez est très racé. Disons–le tout net, il est pour moi totalement extraordinaire, mais je sais que c’est très personnel. Racé, sec, citronné, il a une longueur infinie. C’est un grand témoignage qui m’émeut énormément.

Nous avons trois vins devant nous : un Bourgogne Blanc Cosson propriétaire 1962 dont la capsule est frappée de « Clos des Lambrays », puis un Meursault Coche Dury 1967 apporté par mon voisin de table qui en était à sa troisième récolte cette année-là, et le vin mystère de la maison Bouchard P&F, pour lequel Stéphane Follin-Arbelet donna cette curieuse piste : « comme François Audouze a bu de chez nous presque tout ce qu’il y a de plus grand, il fallait trouver un vin qu’il n’ait pas bu. Ce vin n’a jamais été ouvert au domaine. Il n’y a donc aucune note de dégustation ».

Le 1962 a une belle couleur. Le nez est convenable, la bouche évoque le gibier et le métal. Son final est désagréable. Il est inutile d’insister. Le 1967 est très clair, d’une couleur très jeune. Le vin est éblouissant de fraîcheur. Il est fluide, souple, jeune et beau, de belle longueur, mais ce qui frappe le plus, c’est son impression de fraîcheur qui marque le palais.

Le vin mystère est de couleur plus sombre. Il a une belle attaque. La première impression est de bois de santal, de poussière, mais Stéphane nous met bien en garde : « vous allez voir ce vin s’étendre et s’épanouir dans le verre. Attendez suffisamment ». Et nous sommes les témoins d’une éclosion spectaculaire. Le vin devient très grand, et tous ses défauts s’estompent. Stéphane nous donne le nom du vin : c’est un Meursault générique, simple Villages. Il nous demande de situer l’année. Je suggère que ce vin est sûrement d’avant 1910. Stéphane ne nous laisse pas hésiter longtemps : c’est un Meursault Bouchard Père & Fils 1861. Stéphane me demande si j’ai un repère sur l’année 1861 et je lui dis que 1861 est l’année d’un Yquem qui est le plus grand des Yquem de ma vie.

La première série de vins rouges compte : Clos de Tart 1981, un vin intitulé « Vin des Côtes 1911 » écrit à la main sur l’étiquette d’une bouteille où est gravé dans le verre : « Pernod Fils », une Romanée domaine Gaudemet-Chanut, Jules Régnier 1908, un Beaune Teurons Chanson P&F 1885 et le vin mystère de Gérard, un ami de Sébastien.

J’aime beaucoup de Clos de Tart 1981 qui est extrêmement naturel et sincère. D’une année calme, il décline les notes bourguignonnes calmement, mais avec une belle franchise. J’adore ce vin qui est à la charnière de la jeunesse et du début de maturité. Le vin des Côtes est étrange. La couleur est assez pâle, il est d’une acidité assez nette mais se boit bien. La force alcoolique me fait chercher vers le Rhône, mais Sylvain Pitiot pense que ce vin est bourguignon. Le nez du vin rebute les vignerons présents.

Rarement dans ma vie aurai-je rencontré une surprise aussi grande que cette Romanée 1908. Car à l’ouverture, le vin était objectivement dépigmenté. Or ce que l’on sert dans les verres, même clairet, est du vin. Comment ce vin a-t-il pu se pigmenter de nouveau ? Son goût est équilibré et délicieusement bourguignon. Je n’en reviens pas et Célian et Sébastien qui ont assisté à l’ouverture en sont aussi étonnés. Le 1885 est trop décevant pour être bu, trop dévié. Le vin mystère est renfermé, comme s’il s’était coincé de lui-même. Là aussi la déception est évidente. Le vin est nommé : Côtes de Nuits Grand Cru Romanée-Saint-Vivant domaine Gaudemet-Chanut 1899. Ce vin est donc du même domaine que celui de la Romanée. Mais la Romanée est d’un bonheur immense, évoluant vers la framboise, quand le Saint-Vivant n’est que pâle fantôme.

Le vin de Sylvain Pitiot est un Musigny Domaine Prieur 1961. Sa robe est d’un rouge idéal. Ce qui est intéressant à constater c’est qu’il explose en bouche mais manque de longueur. Opulent et riche, il ne tient pas la longueur. Pendant ce temps, le Meursault 1861 continue de s’améliorer. Sébastien ajoute au programme un Bages Monpelou Pauillac 1898, ostensiblement bouchonné.

Le Château-Chalon Jean Bourdy 1911 est un de mes apports. Son nez est puissant et envahissant. Le vin est d’une folle jeunesse et d’une puissance à tout vaincre. L’accord avec le comté est magique. Le Meursault 1861 montre maintenant une similitude avec le vin du Jura, mais le comté ne reconnaît que son compagnon préféré.

Sur le dessert cohabitent un Monbazillac domaine du Grand Marsalet 1950 et un Quart de Chaumes Coteaux du Layon Château de Belle-Rive 1893. Ce dernier était coiffé d’un muselet comme les vins de champagne, sans que cela corresponde à la moindre effervescence. Les deux vins ont des couleurs très similaires, d’un bel or. Le nez du Monbazillac est de cédrat confit. Celui du 1893 est beaucoup plus discret et poussiéreux. Le 1950 en bouche est presque sec, très beau, évoquant l’agrume confit. Le 1893 est aussi très beau dans des notes de thé, d’une amertume plaisante.

Arrivent maintenant quatre vins doux de compétition. Le Muscat de la Tour mis en bouteille en 1897 est un vin que j’ai toujours adoré. Les chahuts sur son bouchon qui se brisait en mille morceaux ont rendu le liquide un peu trouble, mais en bouche, ce vin est d’une séduction incomparable, jouant sur la douceur sensuelle suggérée. Il est subtil et a un final qui claque.

Le vin de Chypre 1845, mon chouchou, mon champion est ici dans une forme moins belle que celle que je connais. Mais il a une longueur infinie et une race incomparable, faite de poivre et de réglisse, ce qui justifie les financiers que j’avais demandés.

Le vin suivant est dans une bouteille très semblable à celles de ma collection de vins de Chypre et autres îles méditerranéennes. Mais sur l’étiquette on ne lit que « Picca…… » « 18.. », le troisième chiffre pouvant être 5 ou 6 ou 8. Ce vin très noir est gras, très beau, ressemblant de façon quasi certaine à un Pedro Ximenez. Disons qu’il est de 1850, pour dire quelque chose.

Le dernier vin inconnu est d’une bouteille d’un verre très fin torsadé au refroidissement du souffleur. Le vin est vif et gras, très mentholé, massif, avec peut-être un peu trop de sucre. Il pourrait être aussi de la période autour de 1850.

J’ai réussi à convaincre cette belle assemblée de voter comme lors de mes dîners et voici ce que cela donne. Nous sommes treize votants pour vingt vins. Onze vins ont des votes, ce qui veut dire que neuf sont restés sur le trottoir. C’est assez normal car il y avait des vins à risque, ajoutés juste pour voir. Six vins ont eu les honneurs d’une place de premier : le Meursault 1861 cinq fois, le Cristal Roederer 1974 trois fois, le Moët 1914, le Meursault 1967, le Musigny 1961 et le Romanée Saint Vivant 1899 une fois chacun.

Le vote du consensus, difficile à calculer serait : 1 – Meursault Bouchard Père & Fils 1861, 2 – Romanée domaine Gaudemet-Chanut, Jules Régnier 1908, 3 – Musigny Domaine Prieur 1961, 4 – Champagne Cristal Roederer 1974 et un cinquième serait le Meursault Coche-Dury 1967.

Mon vote est : 1 – Moët & Chandon Brut Impérial 1914, 2 – Romanée domaine Gaudemet-Chanut, Jules Régnier 1908, 3 – Meursault Bouchard Père & Fils 1861, 4 – Meursault Coche-Dury 1967.

L’ambiance de ce dîner a été toute particulière. Nous avions l’impression d’appartenir à une secte, comme d’ailleurs le suggère le titre du petit livret remis pas Sébastien : « entre amis, chapitre 1 ». Il indique ainsi qu’il envisage des suites. Nous avons vécu des tranches d’histoire. Car treize vins de plus de 80 ans dans un même dîner, c’est chose peu commune et même plus, c’est exceptionnel. L’existence de bouteilles qui avaient rendu l’âme n’était d’aucune gêne, car nous avons eu accès à des saveurs uniques, non reproductibles, dont nous sommes les jouisseurs et les témoins. L’amitié, la générosité transpiraient dans chaque moment de ce repas. L’ambiance était décontractée puisque Sébastien, magicien à ses heures, nous gratifia même de quelques tours de magie. Mais la magie la plus grande était celle de ces quelques heures de communion intense et unique, par la volonté d’un jeune collectionneur attachant et enthousiaste.