Saint-Valentin au Laurentlundi, 14 février 2011

La Saint-Valentin, c’est la Saint-Valentin, qu’on se le dise. Souvent sollicité pour des dîners où nous sommes nombreux, avoir un prétexte pour être seul avec ma femme, je souscris immédiatement. Où allons-nous ? Au restaurant Laurent bien sûr, puisque c’est "chez nous", tant nous nous y sentons bien. Les colonnes agencées en rotonde nous rappellent irrésistiblement l’hôtel du Palais à Biarritz où, avec nos enfants, nous avons passé des étés de rêve. Cette réminiscence ajoute à notre plaisir.

Je suis en avance, puisque ma femme me rejoindra plus tard, aussi ai-je le temps de regarder la carte des vins et de goûter un cocktail excellent du barman du Laurent. Il s’agit d’un jus d’oranges de Malte, les meilleures du monde en ce moment si j’écoute ce qui m’est dit, versé sur une liqueur de rhum à l’orange titrant 40° et sur le champagne Deutz maison. Le cocktail est frais mais je le préfère quand du jus d’orange est rajouté, car la bulle du champagne, lorsque celui-ci est trop présent, représente un frein à l’équilibre. Ainsi dosé, ce cocktail est un régal.

Nous passons à table et, c’est la loi du genre, la quasi-totalité des tables sont de deux convives. Tous les âges sont représentés, des jeunes, forcément sans cravate, aux séniors élégants. A ma gauche, c’est un vigneron de l’Académie du Vin de France. A ma droite, c’est un couple de people, récemment séparé qui se reforme ce soir peut-être. Pour des précisions, il faut voir Gala ou Voici.

Il est assez invraisemblable de constater à quel point le téléphone portable – en plus chic smartphone – envahit les tables parisiennes. Un couple de russes, malgré un gigantesque bouquet de fleurs rouges apporté sur les genoux de la belle, passe son temps au téléphone. Une table de six personnes d’origine africaine compte des jolies femmes qui essémisent à tour de bras. Un couple qui a connu Léon Blum tapote le clavier comme des djeunes. Il semblerait que nous soyons les seuls à qui la planète n’a rien communiquer ou à entendre ce soir.

Le menu unique est ainsi composé : palette de légumes raves relevés d’huiles aromatiques et épicées / "Fregola-sarda" aux truffes noires / homard blondi et mangue caramélisée, sauce coralline / carré d’agneau de lait des Pyrénées grilloté, asperges vertes de Provence / gaufrette fourrée à la crème de lait d’amandes et fraises des bois.

Comme toujours, c’est élégant et raffiné. Dans les légumes, au croquant réjouissant, j’ai adoré un sorbet à la betterave associé à une crème, dont le goût est à se damner. Alors que ma femme a aimé le homard, je l’ai trouvé un peu trop cuit à mon goût. L’agneau est un plat divin, et le croquant des asperges est démoniaque. La gaufrette fourrée est trop simple pour entraîner un ravissement, alors que des macarons à la réglisse en mignardises, me font fondre de bonheur.

Inutile de dire que nous sommes ravis de cette cuisine si intelligente, rassurante et raffinée.

On ne change pas une équipe qui gagne. Une de mes règles de choix de vins est que si le prix affiché est inférieur au prix que je peux obtenir, je ne fais ni une ni deux, je commande. C’est ce qui se passe au Laurent, au Senderens, ou chez Jean-Paul Jeunet à Arbois tout récemment. Et, comme il y a une justice, j’offre plus de marge au restaurant que lorsqu’il pratique des coefficients insensés, ce que l’on trouve beaucoup trop souvent dans les trois étoiles, car cela me pousse à y jouer petit bras.

Alors, avec un manque d’imagination totalement assumé, j’ai pris une Côte Rôtie La Turque Guigal 2005. C’est un infanticide, je sais, mais tant qu’il ne concerne pas ma cave, mon péché me paraît plus véniel. Guigaliens mes frères, je vous annonce que la Turque 2005 est en train de se refermer. Elle est toujours redoutablement belle, mais on voit moins de fruit et plus d’alcool et de bois. Le charme est toujours là, mais il faut maintenant être raisonnable, et fermer les caisses de Turque 2005 pour les rouvrir après 2015.

Chaque gorgée de cette Turque me plaît, et, sortie froide de cave, à chaque minute elle m’apporte quelque chose de plus. Je glousse à chaque gorgée. Le vin est riche, plein, faisant éclater les bajoues. Il est excitant sur la mémoire du sorbet de betterave, excipant un poivre inattendu. Il est confortable sur la Fregola-sarda, il flirte avec séduction sur le homard. Il est d’une rare sérénité sur l’agneau et surtout sur son rognon. Mais c’est sur le croquant des asperges que le contraste de l’amertume du légume fait ressortir le caractère le plus noble du vin.

La Turque 2005 est un monument. Attendons au moins cinq ans avant de le revisiter.

En quittant ce lieu qui nous enchante, nous étions heureux d’avoir profité de notre intimité.