Richebourg DRC 1933 et Romanée Conti 1983 avec un hôte illustremercredi, 8 avril 2009

Il est des moments où il ne faut pas bouder son plaisir, surtout lorsqu’il s’agit de plaisir ultime. Plantons le décor. J’écris des bulletins quasi hebdomadaires. Aubert de Villaine, gérant propriétaire de la Romanée Conti me fait l’honneur de me lire, et si je l’en crois, d’aimer ce qu’il lit. Pamela, son épouse, me lit et aime me dire qu’elle aime ce qu’elle lit. Dans le bulletin 279, je parle d’un Richebourg 1933 du domaine de la Romanée Conti, mis en bouteille par un négociant inconnu, avec une étiquette inconnue, et qui mentionne « propriété du Comte de Vilaine » alors qu’il n’existe pas de Comte de Villaine et qu’il a deux « l » à son nom. J’en parle de façon positive, ce qui excite la curiosité d’Aubert.

Continuons de planter le décor. Dans un bulletin récent, j’évoque La Tâche 1983 d’une année peu considérée par le domaine, et Aubert me signale son intérêt pour mon commentaire et ce d’autant plus que le domaine n’a plus aucun vin de 1983 en cave. Je possède un autre Richebourg 1933 et Aubert a la curiosité de le goûter. Il est prévu par ailleurs que nous dinions ensemble à l’académie du vin de France. Rendez-vous est pris pour partager le Richebourg 1933 qui me reste. Il se pourrait que la bouteille soit morte, aussi me semble-t-il prudent de prévoir un autre vin. Je prends en cave une Romanée Conti 1983, année qui manque au domaine et un vin diamétralement opposé, un Château Chalon 1934, de l’année la plus brillante du 20ème siècle.

A l’académie du vin de France je rencontre Aubert de Villaine et Pamela et je soumets à Aubert le choix du vin à faire ouvrir le lendemain matin. Il me répond Château Chalon, car les occasions de boire ces vins sont rares, mais un infime mouvement de sourcil me fait penser que l’autre branche de l’alternative ne lui serait pas indifférente. L’académie se tient au restaurant Laurent et notre déjeuner doit se tenir au même endroit. Mes trois bouteilles sont déjà là. Pendant la soirée de l’académie, Aubert et moi essayons de convaincre Pamela d’être du déjeuner. Elle doit rejoindre une amie que nous ajoutons à notre groupe. Pamela dit oui. Je dis à Ghislain d’ouvrir demain aux aurores les trois bouteilles.

Souvent femme varie. A mes aurores à moi, Aubert me laisse un message m’annonçant qu’au lieu de quatre nous ne serons que deux. J’appelle en urgence le restaurant Laurent en demandant que seuls les bourgognes soient ouverts.

Lorsque j’arrive à midi, le 1933 montre une fatigue certaine. Il faudra donc le boire en premier, pour finir sur le meilleur des deux. J’informe Philippe Bourguignon de mes constatations et nous bâtissons le menu. Le choix de Philippe est parfait. Il suggère des morilles farcies, écume d’une sauce poulette au savagnin pour compenser la fatigue du 1933 et une pièce de bœuf rôtie servie en aiguillettes, macaroni gratinés au parmesan, jus aux herbes et moelle pour la Romanée Conti 1983.

Aubert arrive et j’ai évidemment un peu peur de sa réaction sur le Richebourg 1933 fatigué. Il faut dire que 95% des amateurs diraient de ce vin : « circulez, y a rien à voir ». Nous sommes, fort heureusement, d’une autre école. La première approche est fatiguée,  voire giboyeuse. Le message est limité. Mais Aubert constate que le vin n’a pas été hermitagé ce qui est important pour lui et vérifie que son squelette est bien celui du domaine. La légitimité et l’absence d’ajouts sont acquises. Mais le plaisir est-il là ? Fort intelligemment, on nous sert les morilles pures, avec une émulsion au vin jaune et avec un jus de viande assez lourd étalés sur les côtés du plat. Avec la morille pure, le pari est déjà gagné. Le 1933 au contact de la morille prend de la structure. Et l’on se rend compte que c’est avec l’émulsion que le mariage est le plus percutant. Le vin revit et ce n’est pas de l’auto-persuasion, car Aubert a autre chose à faire que maquiller la vérité.

Nous sommes l’un et l’autre amoureux des fonds de bouteilles aussi sera-t-il décidé, à l’initiative d’Aubert, que nous partagerons le dernier verre à la lourde lie. Alors que dans nos premiers verres le vin devient de plus en plus torréfié et caramel, le fond de verre partagé devient velours et révèle l’ADN pur de ce qu’aurait dû être ce Richebourg, un vin généreux.

J’avais affirmé à Aubert que 1933 est une grande année. Il confirme qu’à son analyse, la fin de bouteille corrobore mon affirmation. A aucun moment aucun de nous n’a refusé le message du vin et ne l’a sublimé.

C’est avec une approche sincère que nous avons donné une chance à un vin objectivement fatigué, qui nous a donné en retour le message clair de ce que peut être un Richebourg 1933 du domaine de la Romanée Conti.

(morilles avant et après sauce)

Nous passons maintenant à la Romanée Conti 1983, vin dont le domaine n’a plus une seule bouteille. Boire ce vin aux côtés d’Aubert de Villaine est évidemment émouvant pour moi. La chair du bœuf est divine pour mettre en valeur ce vin. Bavard comme je suis, je donne ma première impression à Aubert. L’important pour moi est que ce vin ouvre une porte sur le domaine. J’entre, et je retrouve ce que j’aime dans le monde bien spécifique de la Romanée Conti. Ce qui impressionne Aubert, c’est la longueur du vin. Le message est un peu faible, mais Aubert a confiance en son épanouissement à venir. La viande est un soigneur zélé. Le vin s’étend dans le verre et j’y retrouve la salinité que j’adore. Aubert continue de vanter sa longueur. Le plaisir s’accroît. Quelques minutes plus tard, nous pouvons vérifier que cette Romanée Conti est une grande Romanée Conti, sans que puisse jouer l’autosuggestion.

Les fromages profitent au 1933 et pas du tout au 1983. Le 1933 ne chute pas du tout et maintient son goût un peu caramélisé. Le 1983 atteint un plateau de grand plaisir. Alors que dire ? Sans tomber dans le culte de la personnalité – même si… – déjeuner seul à seul avec Aubert de Villaine, pour le petit amateur de vin que je suis, c’est comme si, du temps où je faisais des mathématiques, j’avais pu déjeuner avec Pierre de Fermat, ou si, du temps où j’étudiais la physique, j’avais pu déjeuner avec Louis de Broglie. Aubert dirige le plus grand vin du monde et garde un sens du devoir, d’une mission, qui inspire le respect. Savoir que nous pouvons partager des émotions communes, et une approche fondée sur le même respect du vin, c’est pour moi un plaisir ultime.

Mes vins étaient-ils bons ? Certains les noteraient, et sans doute pas aux sommets, du moins pour le plus âgé. Ce qui compte, c’est qu’ils nous ont émus.