Repas de famille avec 3 vins de la Romanée Contidimanche, 11 juin 2006

Les vins de ce repas sont : Champagne Salon 1985, Montrachet Domaine de la Romanée Conti 2000, La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1943, Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1954, Beaune Clos du Roi Louis Latour 1959, Château Caillou, Barsac, crème de tête 1929.

Avec les emplois du temps des uns et des autres, les occasions où nos trois enfants viennent à la maison se font rares. Alors, si ma cave doit avoir un sens, c’est bien pour eux. Une collection de vins ne vaut que si elle vit. Et si c’est pour mes enfants, c’est encore mieux. Je descends à la cave ouvrir les bouteilles ce matin, puisque nous nous réunissons pour déjeuner. La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1943 a un niveau assez bas, mais possible. J’ouvre la capsule et le haut du bouchon sent un sale vinaigre. Le bouchon est noir, sale, gras. Les traces sur le goulot sont graisseuses. Le vin sent très mauvais. S’il revit, il part vraiment de très bas.

J’ouvre la Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1954 dont la capsule m’étonne car je n’avais pas remarqué : c’est une capsule de négoce, avec un numéro dans le département 21 qui finit par 66. Or l’étiquette indique Monopole et Leroy. Que s’est-il passé ? Est-ce la capsule de Leroy ? La capsule est éclatée par un vice pervers, le bouchon est encore plus noir et plus gras que celui de La Tâche. Ça sent aussi mauvais, à peine un peu moins. Voilà deux bouteilles qu’un sommelier ou le vigneron élimineraient immédiatement, dans cet état d’odeurs insupportables. Je suis assez agacé, car je trouve dans les vins de la Romanée Conti une plus grande vulnérabilité que celle que je trouve ailleurs. N’en tirons pas de conclusions hâtives, car en salles des ventes, il a dû m’arriver d’accepter d’acheter des bouteilles à risque, plus pour le DRC que pour tout autre domaine. Mais quand même ça m’agace.

Je me dis qu’au moins, le monstre que je vais ouvrir, lui, sera sans surprise. Je décapsule le Montrachet Domaine de la Romanée Conti 2000 qu’il me tentait d’ouvrir pour mes enfants. Et là, chose incroyable, le haut du bouchon est noir, et à déjà cette poussière terreuse que j’ai vue pour les vins du Domaine. C’en est trop pour mon cœur fragile. Je me jure de ne plus acheter de vins anciens du Domaine. Cette colère me passera. L’important, puisque j’écris ces lignes avant le repas, c’est ce qui va se passer ensuite.

Les enfants et petits enfants arrivent, on fait manger la petite génération, et sur des gougères et un Pata Negra bien gras un champagne Salon 1985 brille de façon unique. Ce champagne est magistral. C’est lui qui justifie mon amour pour ce grand cru. Sa bulle est active, vivante, sa couleur est pleine de jeunesse. Il donne en bouche un plaisir rare. Des roses, des fleurs blanches, des photos de David Hamilton donnent le change, car ce champagne est fort d’une personnalité extrême. Il réunit un ensemble de qualités déroutantes, car comme dans les bons westerns où le héros échappe à toutes les embuscades, il n’est jamais là où l’on attendrait son goût. Toute la famille a adoré cet extraordinaire champagne.

Sur un foie gras poêlé tout simple, le Montrachet Domaine de la Romanée Conti 2000 est absolument inimaginable de perfection. Et, qui l’eût cru, ce n’est ni le vin ni le foie qui prennent le dessus. Il semble que l’accord délicat se forme sans négociation. La robe est jaune citron. Le nez est imposant. Il envahit l’espace. En bouche, on attendrait une bombe. Mais pas du tout. C’est une invasion pacifique. Le vin s’installe dans le palais, et décline des saveurs à l’envi. C’est le citron vert, c’est la réglisse, mais c’est aussi tout ce que l’on désire. Mon fils dit que c’est son plus grand blanc. Je fronce le sourcil et il précise : c’est mon plus grand blanc jeune. Là, je le rejoins volontiers, car ce vin qui ne joue pas sur le registre de la puissance – tant mieux – est d’une palette gustative infinie.

Un filet de bœuf en croûte à la purée de pommes de terre aux truffes va accueillir trois rouges. Nous commençons par La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1943. J’avais suivi son nez depuis quatre heures, et je m’étais dit que ce vin serait en fait suffisamment ouvert pour le dîner. Il manque encore quelques pansements à ses blessures. Parlons de lui comme du suivant, qui est : Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1954. Disons le tout de suite, ce sont des vins que je ne bois pas fréquemment. J’ai déjà bu deux fois La Tâche 1943, et les deux précédentes sont à cent coudées au dessus de celle-ci, et en Romanée Conti, de l’après guerre, les 1952 et 1956 que j’ai bues ne figurent pas forcément à mon Panthéon. Aussi, voir ces bouteilles qui ont survécu, mais ne peuvent pas cacher leurs blessures, ça m’agace. Je suis un peu excédé de toutes ces bouteilles imparfaites. Et ma femme eut la bonne question sur la Romanée Conti. Elle me dit : si c’était un autre vin, comment en parlerais-tu ? Et je répondis, au sujet de la Romanée Conti : si le même contenu était sous un autre nom, j’en parlerais en vantant ses mérites. Car il est bon. Je dirais même qu’il est excellent. Mais justement, comme c’est Romanée Conti, et comme je sais qu’il pourrait être tellement au dessus, je suis plus agacé, frustré, et je ne me contente pas de ses qualités. Mon fils me fit remarquer que je dis ainsi le contraire de ce que je prône, à savoir de recevoir un vin tel qu’il est. A quoi je répondis que le fait d’ouvrir la Romanée Conti ne ressemble à rien d’autre. Je suis content de l’avoir ouverte. Mais je sais qu’elle pourrait donner mieux, et je suis impatient d’en boire une aussi parfaite que ce que nous a donné le Montrachet 2000 sans aucun défaut.

Alors, comme le monsieur Ramirez du coin d’un boxeur, qui rassure son poulain qui vient de mettre trois fois le genou à terre, et lui dit en fin de round : « tu le tiens, il est à toi », mes enfants me dirent : « allez, il est sacrément bon, c’est un grand vin ».

Comme la conversation se prolonge, on arrive de plus en plus vers la fin de bouteille, où les arômes sont les plus concentrés. Et là, est-ce de l’auto-persuasion, alors que je venais d’être plus critique, pour ce vin, que je ne le serais pour un autre, j’ai trois gorgées, les dernières, où j’ai enfin, sans l’ombre d’un défaut, la perfection de ce qui fait l’inégalable de la Romanée Conti. Mon cœur s’est arrêté, comme quand je côtoie la perfection, et je me suis empressé de saisir cette idéalité éphémère. Si je dois me contenter de ces trois gorgées, je les prends, car c’est mon retour d’affection. Oui, la Romanée Conti est inégalable. Oui cette bouteille jouait avec un bras cassé. Mais quel grand vin !

Et La Tâche dans tout cela. Si je la compare aux précédentes 1943, il n’y a pas photo, on est trois étages plus bas. Nous avons donc cherché à lui trouver du charme. Il est arrivé qu’on y réussisse. Je bougonnais trop fort pour m’être laissé aller. La fin de bouteille comme pour La Romanée Conti avait beaucoup de charme.

Et c’est là qu’on voit la magie du vin. Le Beaune Clos du Roi Louis Latour 1959 que j’avais ouvert quand j’avais constaté les blessures des vins du DRC montrait à l’ouverture un parfum de bonheur. Servi à ma fille et belle-fille qui ne partagent pas nos nécrophilies, il était applaudi. Bu après les deux DRC (plutôt les trois DRC), il est charmant et bien construit. Et c’est là que l’on voit la magie du vin (bis), ce vin chaleureux d’une couleur de bambin, d’une réussite totale est à des hectomètres de la complexité de La Tâche et de La Romanée Conti. Donc, même blessés, ces vins prestigieux du DRC ont des messages merveilleux.

Une délicieuse tarte Tatin a formé avec un Château Caillou, Barsac, crème de tête 1929 un accord de jouissance gastronomique. Le vin fort ambré caramel a le nez dense d’une crème de tête. En bouche, une fois que s’est estompée une légère trace glycérinée, c’est un pur soleil à la longueur infinie. Vin absolument magnifique, d’une rondeur, d’une élégance doucereuse bien affirmée.

Je voulais honorer mes enfants avec des vins rares. Je crois que ce fut fait. Le Montrachet, le Salon 1985 sont des vins d’un goût magistral. J’avouerai que j’ai eu par instants des fulgurances de génie dans La Tâche et dans la Romanée-Conti qui justifient que je continue à les aimer. Mais l’agacement de voir ces si grands vins en berne a été trop fort. Je n’ai qu’une satisfaction, une seule. Je pense que 99,99 % des gens qui seraient en situation d’ouvrir de telles bouteilles les auraient jetées. Mon obstination les a sauvées. Si elles ont donné à mes enfants et leurs conjoints des moments de grand plaisir, comme ils n’ont cessé de me le dire, je suis content d’avoir été persévérant.

Suis-je heureux, suis-je malheureux ? Très difficile à dire.