Repas à domicilelundi, 29 mars 2004

Le Krug Grande Cuvée qui m’avait tant émerveillé, dont l’émotion est racontée dans le dernier bulletin, avait encore des bulles le lendemain. Un peu moins vivaces, mais le charme du champagne agissait toujours. Sur un mignon de porc à la crème et aux morilles fraîches, j’avais choisi Mouton Rothschild 1990.

Ouvert quelques heures avant et décanté pour être goûté à l’aveugle dans des verres Riedel, il offre un nez qui situe tout de suite le niveau : on sait qu’on se trouve dans l’excellence la plus pure. Une intensité invraisemblable, l’annonce d’une densité unique. Et en bouche, c’est le bonheur parfait de plénitude solidement ancrée. Il y a le fruit, il y a les tannins justement dosés qui font saliver de bonheur. Et là, on se demande : à quoi cela sert-il de consacrer son temps à expliquer les trésors cachés de vins ancestraux quand on a la possibilité de trouver des plaisirs immenses avec des vins jeunes aussi généreux ? Allais-je abandonner cette démarche de mise en valeur des rescapés de l’histoire. Mon ange gardien avait dû le sentir quand j’ai fureté en cave car il m’a dicté d’ouvrir une demie bouteille à laquelle je tiens, « Le Corton » Bouchard Père & Fils 1964. Ouvert en même temps que le Mouton et décanté comme lui pour cacher tout indice, j’hésitais à le servir. On pouvait craindre un des ces KO expéditifs dont Mike Tyson gratifiait ses adversaires et qui fascinaient les admirateurs dont j’étais, au temps où il promettait de devenir une des plus grandes légendes du noble art. Comme dans un roman policier je maintiens le suspense, mais, habile lecteur, vous connaissez déjà la suite.

La couleur trahissait un âge plus avancé que le Mouton, le nez avait cette étrangeté bourguignonne, ce charme redoutable de Rita Hayworth dans Salomé, et en bouche une cascade de plaisirs suggérés comme le dos cambré de l’odalisque au bain turc d’Ingres. C’est l’alcool qui apparaît en premier, puis des variations d’amertumes et de douceurs comme des moiteurs tropicales. Ce vin dérange mais ce vin séduit.Et ce qui est particulièrement rassurant, c’est qu’on n’a pas besoin de préférer l’un ou l’autre des deux vins. Nous avons pu sur un même plat passer du goût du Mouton, tout dans le fruit et la plénitude de son jeune âge au goût du Corton où l’alcool parle plus fort. Et les deux vins très différents se concevaient aussi bien. Fort curieusement, plus le temps passait, plus le goût du Mouton se rapprochait du goût du Corton, comme par fascination, le Mouton allant vers le Corton et pas l’inverse. Sur des gâteaux secs le Bourgogne continuait de briller quand le Mouton n’était plus à l’aise.

Ainsi, sur la perfection du Mouton 1990 l’espace d’un instant j’eus l’envie de me consacrer aux seuls vins jeunes. Le Corton me rappela à l’ordre de la plus belle façon. On aura compris que je n’avais pas vraiment l’intention de changer de cap et la complémentarité de ces vins que tout oppose m’a confirmé tout l’intérêt de cette recherche sur l’ensemble de la gamme des vins et des années.