réception privée à Dom Pérignon – compte-rendu completvendredi, 12 janvier 2007

Une amitié est née avec Richard Geoffroy, l’homme qui « fait » Dom Pérignon, le premier jour où nous nous sommes rencontrés. J’assistais à une dégustation de son champagne aux caves Legrand, et je l’entendis parler des trois pics de perfection de Dom Pérignon, à 7, 14 et 28 ans. C’est la première fois que j’entendais un vigneron apporter du crédit à ma vision du vin dont la vie est cyclique, avec des périodes fortes et d’autres de relatif engourdissement. Le schéma que j’ai conçu est une sinusoïde à pas variable, qui permet d’expliquer que des vins de la moitié du 19ème siècle sont encore vaillants aujourd’hui, alors que la théorie du plateau de maturité est incapable de le faire.

Nous en avons parlé, et une envie de nous revoir est née. Ce fut fait lors du dîner des amis de Bipin Desai en décembre, où je l’avais convié, et se continue lors de la visite de ce jour, à l’abbaye d’Hautvillers. Au premier étage de cette superbe bâtisse où le religieux n’a pas complètement cédé la place au bachique, une table immense attend trois personnes : Richard Geoffroy, le « patron » de Dom Pérignon, qui m’exposera ses stratégies, Vincent Chaperon, œnologue en charge de Dom Pérignon et d’autres vins du groupe, et moi-même. Ce qui occupe l’esprit de Richard est très symptomatique. C’est le millésime 1999, qui fait son apparition sur la scène mondiale, et l’année 2007, car dans un groupe de l’importance de LVMH, c’est la performance de l’année qui commence qui focalise les esprits. Cette concentration sur ses objectifs ne le quittera jamais vraiment pendant cette journée amicale.

J’avais indiqué à Richard que j’avais apporté quelque chose dans ma musette, et que je guetterais le moment opportun pour qu’il entre en scène.

Une première série met en présence : Dom Pérignon : 1999, 1998, 1996, 1995, que nous boirons un par un, en prenant le temps de commenter.

Le 1999 qui fait son entrée dans le monde depuis peu, a une bulle de belle force. Le nez est très pur. En bouche, la bulle titille la langue. Je pense immédiatement au pain d’épices. Richard le résume en disant : « c’est brun ». L’alcool est fort. C’est musclé, viril, très différent de l’image que j’ai en tête du 1998.

Le 1998 est d’un jaune plus doré. Le nez est expressif. Il y a aussi un peu de pain d’épices, mais le vin est plus féminin. J’aime beaucoup sa grâce.

Le 1996 a un nez parfait. C’est son élégance qui me frappe. Il est impressionnant. Je note des fruits roses.

Le 1995 a un nez un peu moins joyeux que le 1996. Impression de beurre. Il a une attaque stricte et un final éblouissant où se dissèquent les fruits confits et le menthol.

Le 1996 est charmeur, à la finale épicée, le 1998 fait plus gentil, et le 1999 sera très viril. Cela correspond à la stratégie de Richard qui consiste à rechercher la cohérence du style Dom Pérignon, vin qui doit être de garde, tout en jouant à fond l’effet millésime. Chaque millésime doit avoir sa personnalité, qui ne sera jamais normalisée, mais au contraire révélée. 

Tous les vins qui vont suivre sont des Dom Pérignon Oenothèque, c’est-à-dire du conservatoire de Dom Pérignon, où l’on dégorge à des dates différentes de la commercialisation classique.

Le 1993 dégorgé en 2006 a un nez charmant aux fortes épices. L’attaque est belle et chaleureuse où l’on sent l’épice forte, le maïs, le confituré. Le final est salin, coquille d’huître.

Le 1992 dégorgé en 2005 a aussi un nez d’épices. L’attaque est élégante, subtile, douce. En bouche, il est fruité, rond. Le final a un côté « barbe d’artichaut ». Ces deux vins sont intéressants, et se trouvent bien d’avoir un peu d’âge. Quand on boit le 1992 puis le 1996, il est certain que l’écart de qualité saute au palais. Mais si le 1992 est suivi du 1993, on voit bien que ces Dom Pérignon d’années de transition sont fort agréables si on ne les met pas en comparaison. Ces deux vins féminins sont élégants.

Le 1973 dégorgé en 1999 a un nez expressif et intense. Son attaque est élégante. Beurré puis fortement épicé, il n’a pas une longueur énorme, mais il laisse une très belle impression où le beurré et le minéral côtoient un aspect gâteau doré.

Le 1976 dégorgé en 2003 a un nez magique. C’est le nez parfait. La bulle est hyper fine comme celle du 1973. Très ensoleillé, il est paradoxalement plus astringent que le 1973. Je ressens le 1976 plus austère mais d’une construction plus complète que le 1973. Ces deux vins sont très opposés. Richard dit que le 1973 est plus dans la définition de Dom Pérignon, quand le 1976 profite de l’effet millésime. Le 1976 est un champagne de gastronomie. Son final est immense, conduisant vers des complexités orientales. Le 1973 est chaleureux et doux à l’attaque pour finir dans la salinité. Ce sont deux immenses champagnes.

Le 1966 dégorgé en 2004 a un nez évolué, toasté. Ce nez est séduisant. En bouche, c’est du bonheur. Tout est tellement bien intégré. Il est rond, doux, calme, puis l’épice se déclare. Un final de galette bretonne. C’est beau, car tout cela cohabite avec du salin, de la sève. Richard parle de « galet roulé » ce qui rejoint les images que j’utilise pour décrire les vins anciens : le silex qui devient galet. C’est ce que nous constatons avec les mêmes mots. Richard voit des plantes vertes que je ne vois pas.

Le 1962 dégorgé en 2002 est d’une couleur délicieusement orangée. Le nez est plus discret. En bouche, c’est très intéressant, car c’est l’énigme pure. Il est extrêmement difficile à définir. Gaufre, mais avec de l’amertume, litchi, fruits blancs. Chaque fois qu’on croit le comprendre, il pirouette. Et cette énigme le rend envoûtant. Il est inclassable. Je rêve d’un poisson avec une sauce blanche.

Le 1966 est rond quand le 1962 est amer. Et je pense à la Bourgogne. J’aime les bourgognes qui me déroutent. Le 1962 a ce charme là.

Le premier 1959 qui est ouvert a un défaut. Le second 1959 dégorgé en 1999 a une robe d’un or pur. Le nez a un petit côté médicamenteux de potion amère. C’est sa minéralité exacerbée. En bouche, c’est glorieux, papal. Il représente une synthèse assez passionnante, car il manque de tout, mais il a tout. On le sent manquant de quelque chose, mais plein de tout. Magique expression de charme. Vincent parle de noix, alors que je pense à l’orange.

Et c’est à cet instant que de la magie va apparaître. Arrive un moment qui va graver une empreinte dans nos mémoires pour la vie. Je sens que mon vin doit entrer en scène. Je fais chercher le cadeau dans ma voiture, et le sympathique sommelier qui nous verse les champagnes remonte avec un carton de Dom Pérignon. Richard scrute sur la boîte l’année (1976) en se demandant pourquoi j’apporterais un Dom Pérignon au seul endroit au monde où c’est totalement inutile, et il découvre la bouteille que j’avais apportée dans cette boîte facétieuse : Chateau Chalon Jean Bourdy 1947.

Le choc gustatif de la juxtaposition des deux est tellement grandiose que s’impose le poème de Charles Baudelaire : "Correspondances", qui définit exactement ce moment magique qui a pétrifié de bonheur Richard Geoffroy, Vincent Chaperon et moi.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

 Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,

Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,

Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

Par une de ces chances que l’on ne pourrait pas imaginer, le Château Chalon 1947 est étonnamment discret, comme s’il avait compris ce que je lui demandais, et c’est ce qu’il fallait pour que les deux vins se complètent. Le vin jaune fait franchir au champagne des étapes immenses. Les deux se marient. Le mimétisme se crée. Vincent parle de « doigt de gant », tant l’imbrication de l’un dans l’autre se fait parfaitement. Nous nageons sur un petit nuage, car nous sommes sans voix devant la scène qui se joue, comme lorsque des marionnettes dirigent leurs maîtres. Ces vins jouent une symphonie gustative irréelle. Le 1959 gagne une dimension irréelle. Nous savons que ce moment nous marquera à vie.

Richard est complètement estomaqué que dans une présentation de prestigieux champagnes, la vedette soit cet accord improbable d’un jurassien et d’un champenois glorieux. Cela lui rappelle un accord exactement semblable qu’un sommelier renommé du Japon lui a fait connaître entre Dom Pérignon 1959 (quelle coïncidence), et de vieux sakés.

Nous partons déjeuner, pleins d’une folle joie, au « Trianon », le lieu de réception du groupe Moët & Chandon. Richard est tout surpris que je connaisse Yves, le maître d’hôtel, que j’ai maintes fois apprécié en d’autres lieux. On sent que le menu est mesuré au plus précis des trébuchets, pour servir de démonstration au dernier né de la lignée. Ainsi, sur le Dom Pérignon 1999 ce sont quatre entrées qui ont pour objectif de faire apparaître la flexibilité, l’adaptabilité, la faculté gastronomique du 1999.

Le caviar et la crème d’avocat, à la première bouchée, ne me convainquent pas. Richard est aussi rebuté, alors qu’il a mis au point cet accord. Cela est dû à la rémanence du goût du Château Chalon, dont nous boirons encore quelques gouttes en fin de repas. Lorsque la bouche est prête, l’accord s’installe. Je suis convaincu de l’apport définitif de l’avocat au caviar d’Aquitaine.

La petite huître au jus de gingembre est merveilleuse pour faire apparaître le caractère iodé du 1999, quand le risotto à l’encre de seiche révèle sa salinité.

C’est la langoustine au Molé noir qui est le feu d’artifice final pour ce nouveau champagne, car c’est toute la palette aromatique du 1999 qui fait fanfare.

Le Magnum de Dom Pérignon rosé 1990 accompagne un saumon et truffe noire en cuisson lente, petite salade Tetsuya. De toute façon, tout irait avait ce champagne éblouissant qui n’a besoin d’aucun qualificatif, sauf un : parfait. On ne se lasserait pas de ce charme redoutable, dans l’axe de la campagne de communication du groupe, fondée sur l’érotisme mondain.

Le Dom Pérignon Oenothèque 1992 se boit sur des figues rôties, glace au lait de coco, virgule pâte sésame Néri-Goma et sésame toasté. C’est un retour ouaté au monde des réalités.

Un classement des champagnes serait réducteur, mais pourquoi ne pas le faire. Voici ma préférence : 1959, rosé 1990, 1966, 1973, 1996, 1962, 1976, 1995, 1998, 1993-1992, et je ne classerai pas le 1999, car il est trop tôt pour le faire.

Richard retourne à ses occupations en emportant le Château Chalon. Je bois seul un café et un Hennessy Paradis. Le prénom de mon hôte obligeait que je finisse par Hennessy Richard une journée inoubliable.