Pétrus 1990 et autres folies amicalesmercredi, 1 novembre 2006

C’est un pavillon de banlieue à l’orée d’une forêt. Le terrain est en friche car on y refait l’allée. Dans la maison, tout respire le vin. Les cartons de vins s’amoncèlent et attendent d’être descendus en cave. Un peintre a fait de nombreux portraits de toute la famille et sur presque tous les tableaux, le sujet tient en mains un verre de vin. La cuisine étroite bruisse de mille mouvements car Laurent, qui nous invite, exécute avec minutie les recettes de son gros livre. Les effluves sont sympathiques. Laurent est cet ami que j’ai rencontré chez Marc Veyrat et que j’ai vu pleurer quand il a constaté que son vin était splendide. Un tel homme nous fera forcément une cuisine sensible.

On m’avait suggéré de ne pas apporter de vins « car il y a ce qu’il faut ». Mais j’en ai apporté, « pour le cas où ». J’ouvre mes bouteilles pendant que l’on nous sert un champagne Pol Roger 1989. La couleur est d’un jaune pur, sans trace d’ambre, la bulle est presque éteinte. On sent en le goûtant qu’il a beaucoup vieilli, sans avoir pour autant accroché ce qui fait le charme des champagnes anciens. C’est cependant un excellent champagne.

D’une bouteille de Pol Roger 1934, il ne reste que moins de la moitié. Que va donner ce champagne qui est au-delà de tout seuil de vidange ? Le champagne a une couleur de thé austère. La bulle n’existe plus et pourtant la langue est titillée par un perlant de bon aloi. Le nez est expressif et je trouve ce champagne extrêmement passionnant. Il est un témoignage encore très vivant d’un beau champagne.

Un autre champagne Pol Roger 1934 d’un meilleur niveau, d’une couleur plus claire, va accompagner un foie gras poêlé et des tranches de pomme. On ne peut pas juger du nez quand l’assiette est servie. Le champagne devient doucereux avec la pomme au goût très pur. Ce champagne élégant, civilisé, plait plus à mes convives alors que je préfère le plus blessé, plus sauvage, plus excitant.

Un magnum sans étiquette ni capsule est posé sur la table. Le vin est joyeusement doré. Le nez est expressif, dense, minéral et fruité. C’est un grand vin. En bouche, beaucoup de charme, d’expressivité, d’intensité. Personne ne trouvera qu’il s’agit d’un magnum de Chablis Grand Cru Les Clos François Raveneau 1975. Je m’en veux, car je l’ai déjà souvent bu. Une lotte au riz basmati a une sauce faite de fenouil, de réglisse et de gingembre. C’est avec cette sauce divine que le Chablis s’exprime le mieux.

La générosité de notre ami est sans borne, car arrive maintenant Pétrus 1990. La robe est belle, très dense, foncée. Le nez est assez discret mais annonciateur. En bouche, c’est comme l’hostie d’une première communion. J’avais déjà bu Pétrus 1990 au sein d’une prestigieuse verticale où il avait brillé. Ici, en situation de repas, c’est le vin tel qu’on doit le boire. La finesse d’un tapis d’orient se mesure au nombre de nœuds par mètre carré.  Ici, c’est le tapis au grain le plus fin qui puisse s’imaginer. La trame de ce vin, sa consistance, sont exceptionnelles. On sent le sérieux du merlot, la rigueur du Pomerol, mais c’est tellement élégant que je suis, comme toute la table, frappé par la grâce et la longueur de ce vin de légende. Bien sûr, en le buvant, on est fortement influencé par le fait que c’est Pétrus. Et alors ! Pourquoi pas, si cela augmente le plaisir. Le poulet de Bresse fort bon laisse la vedette au vin, car ce n’est pas tous les jours qu’on boit un tel trésor.

J’avais apporté un Chambolle-Musigny de Chonion négociant 1973, parce que je crois beaucoup à ce vin au niveau parfait dans la bouteille. Il y a autour de la table de très grands amateurs. Je voulais qu’ils partagent mes coups de cœur. Je suis ravi que le vin ait été compris. Tout le charme de la Bourgogne est là. Il y a des évocations de confiture de rose que je trouve ravissantes. Je me plais avec ces petits vins agréables, chantant un air bourguignon. Ce vin est un de mes petits régals.

Sur une côtelette d’agneau, un Beaujolais Choix de Pasquier-Desvignes 1967 est une joyeuse surprise. L’un de nos amis, un scientifique (il y en a beaucoup autour de la table), qui a donné à une époque de sa vie des cours d’œnologie, a trouvé beaujolais quand nous nous égarions en Bourgogne. C’est une belle prouesse car ce vin pinotait allégrement.

Le Chambolle-Musigny les Charmes Grivelet 1934 est d’une sensualité exceptionnelle. C’est un grand et fringant bourgogne. Sur un filet de biche aux choux le Pommard Charles Viénot 1947 que j’avais apporté fait un peu cuit, torréfié. Ce défaut est atténué par le gibier qui se plait à son contact. Mais ce vin qui avait fait un long périple jusqu’ici avait souffert du voyage après avoir, sans doute, un peu gémi en cave.

A partir de ce vin, mon attention va se brouiller, même si je suis attentif, car la profusion de bonnes choses est extrême. Le Pommard Rugiens de Bouchard Père & Fils 1966 est absolument superbe. Sa jeunesse est rassurante et ne sera pas contredite par le bambin qui suit. Le Gevrey-Chambertin Claude Dugat 1999 est joyeux mais je serais bien en peine d’en dire plus. Il accompagne les fromages, comme le Chablis Montée de Tonnerre Verget 1995.

Sachant que ces amis ont tout bu, tout connu, pour les étonner, il me fallait du gros calibre. J’avais dans ma besace un vin dont je suis amoureux fou : Côtes du Jura blanc Jean Bourdy 1942, l’année d’une des plus grandes réussites de ce vin. J’ai évidemment vibré à sa perfection excitante, car ce vin fait partie de mes recherches gustatives. Je perds toute objectivité quand je bois ce vin aux évocations sans limite.

Le Château Suduiraut 1990 est une façon certaine de bien conclure un tel repas d’anthologie, mais on n’allait pas s’arrêter là, car un thé de Brassempouy de 1989 (à Brassempouy, je ne connais que le Dame), constituait pour moi une découverte étonnante, un Bas Armagnac Cépages Nobles Boingnères 1977 rappelle que les alcools d’Armagnac comptent parmi les plus fins. Un alcool de poire fut le dernier drap qui bordera le sommeil d’une future nuit impénétrable. Tant de générosité, d’érudition sur le vin et le goût, ravissent l’âme. Il faut vite une revanche tant le feu de la passion de ces esthètes mérite d’être attisé.