merveilleux dîner à l’Agapé Substancemercredi, 7 septembre 2011

L’histoire commence à Noma. Notre groupe de fans de Marc Veyrat avait décidé d’aller explorer la cuisine de Noma et c’est Kristoffer, un ami danois, qui, non seulement nous avait obtenu « la » table V.I.P. de ce restaurant, mais avait fourni sans nous prévenir tous les vins, plus grands les uns que les autres. Il fallait une réciproque à cette extrême générosité et sur une idée de Jean-Philippe, nous nous sommes retrouvés à l’Agapé Substance, dirigé par David Toutain et Laurent Lapaire, le premier ayant travaillé en cuisine aux côtés de Marc Veyrat pendant cinq ans, et l’autre ayant fondé l’Agapé il y a quelques années.

Le clin d’œil est évident : faire ressurgir des souvenirs de l’ère Veyrat et faire un pont avec la cuisine d’avant-garde de René Redzepi à Noma.

Dans le quartier très vivant du 6ème arrondissement, le restaurant Agapé Substance occupe une minuscule salle toute en longueur, que des miroirs qui couvrent tous les murs tentent de rendre plus grande qu’elle n’est. La table d’hôtes centrale prolonge le plan de travail du chef et de son équipe. On peut donc admirer, si l’on est placé dans le bon angle, le travail créatif du chef David, fondé sur l’exploitation de douze produits de base, cuisinés à sa façon. C’est Jean-Philippe qui a eu le contact avec le chef pour ajuster les recettes aux qualités de nos vins, et l’on peut tirer un grand coup de chapeau aux deux, car nous avons vécu un dîner d’anthologie, fondé sur le talent inné d’un grand chef et la sensibilité unique de Jean-Philippe qui sait trouver la colonne vertébrale de chaque vin pour créer des merveilles d’accords.

J’arrive à 18 heures pour ouvrir les bouteilles présentes, et je reconnais Laurent Lapaire ainsi que Guillaume, sommelier ami de Tomo avec lequel nous avions partagé un dîner coréen avant les vacances. J’ouvre les bouteilles sans trop de problèmes sauf pour le Guiraud 1904, le bouchon tombant dans la bouteille à peine l’ai-je touché. C’est dans une hideuse carafe aux suggestions phalliques que j’ai transvasé le précieux breuvage de 107 ans. Pendant cette opération je me sentais handicapé par un rhume carabiné qui n’a pas altéré mon goût mais a bloqué complètement mon nez.

Tomo arrive très tôt et ouvre une demi-bouteille de Champagne Krug rosé sans année. L’attention est amicale mais Krug est moins bien inspiré pour ses rosés que pour ses blancs, du moins pour mon palais. Les ouvertures étant faites, avec Tomo nous allons nous promener dans ce beau quartier où un belle jeunesse parisienne profite de la fin de l’été aux terrasses de nombreux cafés.

Lorsque les amis sont tous là, nous commençons par un Champagne Le Cotet extra-brut blanc de blancs Jacques Lassaigne à Montgueux sans année. Ce champagne bien dessiné et précis, joli blanc de blancs, se boit avec plaisir. C’est une mise en bouche.

Le menu conçu par David Toutain est : Berce / Huître – Pain grillé / Tourteau – Consommé de crevettes grises – Condiment Pamplemousse / Oeuf – Verveine – Amande fraîche / Lotte – Risotto d’épeautre à la reine des prés – Sauce à la fève Tonka / Carotte – Galanga / Haricot vert – Saumon fumé – Miso rouge / Merlan – Purée de patates douces à la vanille – Sauce aux feuilles de citronnier / Merlan – Purée de patates douces à la vanille – Sauce aux feuilles de citronnier / Abats / Pintade – Sauce chocolat blanc – Miso blanc / Veau – Croûte d’olives noires – Purée d’aubergines brûlées / Pigeon / Poire – Caramel – Glace à la poire et beurre salé / Mangue – Pamplemousse – Glace Gianduja.

Ce sont quatorze plats d’une grande émotion qui nous ont fait briller les yeux et excité nos papilles.

Sur les trois premiers plats nous avons Champagne Krug 1979 et Champagne Bollinger RD 1979. Selon les saveurs, c’est tantôt le Krug, tantôt le Bollinger qui vibre le mieux. Le match fut donc égal au niveau des accords. Mais en goût pur, le match est inégal. Le Bollinger dégorgé en 1991 est un grand champagne, et ayant le souvenir de la verticale récente de treize millésimes de Bollinger R.D., je place cet exemplaire à dégorgement ancien dans le haut de la hiérarchie. Mais le Krug qui montre des signes de forte maturité tout en conservant sa jeunesse est irréellement bon. Il a déjà toute la complexité insaisissable des champagnes anciens, avec des variations sur les fruits jaunes frais et confits, et brille aussi par une vivacité exemplaire. C’est un immense champagne.

Il aurait pu prétendre au titre mais voilà qu’arrive, dès les quarts de finale, un concurrent qui le terrasse : le Champagne Pommery Brut 1953. Ce champagne, naturellement vêtu du costume des champagnes anciens est diabolique. Il est insaisissable, kaléidoscopique, d’une complexité absolue. Il est riche, joyeux, et ce que j’aime, c’est qu’il surprend à chaque gorgée. C’est tout naturellement qu’il capte chaque arôme de l’œuf et de la lotte pour y trouver une tension supplémentaire. Nous sommes sur un petit nuage fait de corbeilles de tous les fruits jaunes et rouges.

Le Château Laville Haut-Brion 1982 a la couleur d’un jaune vert d’un vin de l’année. Son nez (pour ceux qui peuvent le saisir) est d’une puissance absolue. C’est un très grand Laville, puissant, fruité, aux agrumes verts, et d’une longueur extrême. A côté de lui, le Corton-Charlemagne Bonneau du Martray 1978 me fait pousser un « wow ». C’est probablement l’un des tout meilleurs Corton-Charlemagne Bonneau du Martray que j’aie bus de cette excellence. C’est la maturité et la plénitude qui caractérisent ce vin. Il est riche, plein et expressif, et l’on serait bien en peine de dire lequel du Laville et du Bonneau on préférerait. Ce sont deux très grands vins.

Le Corton-Charlemagne Domaine des Comtes de Grancey, Louis Latour 1950 est un vin qui ne laisse pas indifférent, car il est assez rare de boire un vin de cet âge à la couleur aussi belle, comme récente. Il est riche aussi, mais je suis un peu gêné par la pesanteur de l’alcool de ce vin. Ce sont sans doute les abats qui ont exacerbé cet alcool.

Le Château Gazin 1953 est d’une année qui convient merveilleusement aux pomerols. D’une couleur très noire sans un gramme d’âge, il est riche évoquant la truffe, les champignons noirs, et son épanouissement est un vrai plaisir. Il rebondit sur la trace de chocolat pour y trouver un supplément d’âme. Un beau vin.

Le Château Léoville-Poyferré 1959 a une couleur rubis foncé magnifique, avec un niveau dans le goulot ce qui est exceptionnel. Ce qui me frappe immédiatement, c’est l’élégance de 1959 qui convient parfaitement à ce Saint-Julien. C’est un vin magnifique, sans âge, d’une belle jeunesse mature, qui s’accorde à merveille avec le veau, mais les olives noires eussent sans doute trouvé un plus bel écho avec le Gazin. Ce 1959 est enthousiasmant et les avis diffèrent lorsqu’il s’agit de dire si le 1953 est meilleur ou si c’est le 1959. La différence de qualité est de l’épaisseur du papier à cigarette.

Le Clos Vougeot Charles Noellat magnum 1985 a beaucoup de charme, mais il est un peu simple. Et là aussi, la pesanteur de l’alcool me gêne. Est-ce dû au fait que la pièce est extrêmement chaude ? Ce n’est pas impossible. Le charme naturel du vin et son fruité font qu’on l’apprécie. Le pigeon très goûteux et tendre y aide aussi.

Le Château d’Yquem 1979 est une heureuse surprise par un fruit confit qui élève la voix. Il exprime plus que ce que je n’aurais imaginé. Cela reste un Yquem relativement simplifié, mais avec l’ADN d’Yquem et une séduction naturelle qui emporte les suffrages.

Quand on est agacé d’attendre, on dit : « alors, ça va durer 107 ans ? ». Eh bien 107 ans, c’est l’âge du Château Guiraud 1904. Il est d’un or glorieux. Même servi dans son affreuse carafe, il est beau comme une mangue mûre. Il a mangé un peu de son sucre, mais est d’une finesse et d’une complexité incomparables. Comment peut-on imaginer qu’un vin de cet âge n’ait aucune trace de fatigue. Car le goût est d’une définition précise et d’une pureté où se mêlent les mangues, les citrons verts et les agrumes roses.

Comment classer de tels vins ? C’est quasiment impossible. Ceux qui sortent du lot sont : 1 – Pommery 1953, 2 – Guiraud 1904, 3 – Corton Charlemagne 1978, 4 – Krug 1979, 5 ex aequo – Laville, Gazin et Léoville Poyferré. Le tir groupé des vins ce soir a été exceptionnel.

Les plats ont été aussi d’une inventivité rare. J’ai adoré la carotte, l’œuf, les haricots verts, mais aussi les viandes et les poissons. En fait j’ai tout aimé, car c’est élégant, sensible et créatif.

Il ne fait de doute à personne que nous y reviendrons souvent. Ce restaurant chaleureux, moderne a tout pour séduire et connait déjà un grand succès. On ne pourrait que lui souhaiter de trouver un autre écrin pour un supplément de confort. Ce fut une soirée parfaite.