Merveilleux déjeuner au restaurant Pagesmercredi, 7 novembre 2018

En paraphrasant Baudelaire, je dirais : « il est des instants bleus comme des rêves d’enfants ». Regardons les pièces du puzzle de ce déjeuner au restaurant Pages. Romain est un des plus fidèles de l’académie des vins anciens et l’un des plus généreux. Il me propose de déjeuner ensemble pour partager des vins. Sachant sa générosité, j’accepte. Il propose un Y d’Yquem 1979 et un Corton Charlemagne Louis Latour 1947. A cela je réponds par un Mesnil Vin Nature Blanc de Blancs Vin originaire de la Champagne Viticole que j’imagine vers 1940 et un Corton H. Cerf Père & Fils à Nuits 1911. Romain est tellement étonné que je propose un Corton de 1911 qu’il décide d’ajouter un Bonnezeaux Yves Baudriller 1937. C’est l’acte 1. L’acte 2 est qu’un ami de longue date, Luc, grand passionné de vins et généreux, veut célébrer son anniversaire et m’a demandé où il pourrait le faire avec ses vins. Par mon entremise il aura une table dans quinze jours au restaurant Pages et je serai de la partie. Comme je dois partager cinq bouteilles avec Romain, je propose à Luc de se joindre à nous. Sa participation au déjeuner sera mon cadeau d’anniversaire.

A 11 heures, j’arrive au restaurant Pages avec mes vins pour les ouvrir. Je mets au frais le vin du Mesnil sans l’ouvrir et j’ouvre le 1911. La bouteille est du 19ème siècle avec un goulot au verre très épais mais au centre très étroit. Le bouchon est surplombé par une croute assez indéfinissable, probablement à base de cire. Le bouchon est incroyablement petit, de la taille des bouchons des vins de Chypre de 1845. Il me fait penser au bouchon du Chambertin 1811 que j’ai bu il y a peut-être trente ans, qui avait aussi une taille de l’ordre de la dernière phalange d’un auriculaire. A cent ans de distance, on a les mêmes repères de bouchons. Le nez du vin me semble prometteur. Il n’a pas d’âge et le niveau dans le goulot est exceptionnel.

Romain arrive, ouvre l’Y d’Yquem et je lui propose d’ouvrir le Corton Charlemagne 1947. Le bouchon est incroyablement serré dans le goulot, ce qui me demande des efforts extrêmes pour le sortir. Le nez est encore incertain, mais l’espoir est permis. Le bouchon du Bonnezeaux 1937 vient normalement.

Selon la tradition je vais avec Romain au bistrot qui appartient au restaurant Pages pour boire une bière. Il n’y aura pas d’edamame beans mais des chips. Luc nous rejoint en cet endroit.

Nous passons à table. Le menu a été mis au point par Romain avec Lumi et l’équipe du restaurant Pages : amuse-bouches / carpaccio de st jacques, caviar et coques / Turbot, sauce vin jaune / pigeon sauce salmis / Figues, menthe et lait / Chocolat poire calvados.

Lorsque l’amuse-bouche arrive, je suis frappé par la qualité esthétique de la présentation et je félicite vivement le cuisinier italien qui a créé cette présentation. Romain, le sommelier, au même prénom que mon ami, ouvre le bouchon, fendu et tenu par une bague, du Mesnil Nature Blanc de Blancs Vin originaire de la Champagne Viticole que j’imagine vers 1940. Le bouchon vient aisément. Il est tout petit et le bas est en forme de béret, ce qui suggère plus un vin des années 20 que des années 40.

Je sens le vin et son parfum subtil est envoûtant. Je goûte et je suis conquis. Je dis à mes amis : c’est un vin d’esthète, qu’il faut accepter pour le comprendre. Ça tombe bien, mes amis l’acceptent. Nous buvons un vin d’une émotion gigantesque. Il est porté par une très forte acidité qui lui donne une vigueur électrique. Et tout ce qu’il suggère est raffiné et délicat. Je jouis pleinement de ce vin, qui interpelle et se montre d’une vivacité exceptionnelle. C’est sur le carpaccio de thon des amuse-bouches que le vin s’exprime le mieux. Luc trouve au nez que le vin évoque les vins jaunes du Jura. C’est vrai au nez mais pas en bouche car il a une rectitude cinglante qui n’appartient qu’aux blancs de blancs du Mesnil ! Quel vin interpellant !

Romain le sommelier apporte l’Y d’Yquem 1979 et avant même de le goûter je propose à mes amis de voir comment les deux vins peuvent se féconder et je leur suggère de boire l’Y, puis le Mesnil puis l’Y et de voir ce qui se passe. L’Y a un nez qui explose de botrytis généreux. En bouche, il a ce qu’Y doit avoir, cette union morganatique entre un vin blanc sec et une infidélité de botrytis. Il est tonitruant. Et ce qui est intéressant, c’est que l’intermède par le vin du Mesnil lui donne une rectitude exceptionnelle. Les vins se fécondent, comme je l’avais supputé.

Sur le carpaccio de coquilles Saint-Jacques, si on prend les coques, il faut impérativement prendre le vin du Mesnil qui vibre sur les saveurs marines de la coque, et si on prend avec la coquille le délicieux caviar de Sologne à la longueur extrême, l’Y s’exprime follement. Ce vin blanc est tonitruant, à un stade d’accomplissement exceptionnel.

Pour le turbot, c’est le Corton Charlemagne Louis Latour 1947 qui est servi. Au premier contact, le nez me paraît un peu déstructuré et en bouche c’est au niveau du finale que je note un manque de précision. Et nous allons connaître une éclosion dont je crois qu’elle est une des plus spectaculaires que j’ai connues. Le vin a été ouvert peu après 11 heures. Il n’a eu que de l’ordre de 90 minutes d’aération. Il va devoir rattraper le temps perdu et il le fait avec une énergie unique au point qu’en milieu de plat, il se marie avec le turbot de la plus belle des façons. Son nez est devenu droit et joyeux et en bouche il est totalement cohérent. Une résurrection comme celle-ci est rare. C’est un beau Corton-Charlemagne, sans le moindre défaut, gourmand et riche et sans âge. Qui l’eût cru ? Probablement personne.

Si l’on veut faire le point des trois blancs, l’Y est la perfection tranquille et généreuse, le vin du Mesnil est Michèle Morgan quand Jean Gabin lui dit : « t’as de beaux yeux, tu sais », et le Bourgogne de 1947, c’est la confiance retrouvée, le retour du fils prodigue. Nous nous sentons bien.

Le pigeon est servi et je verse le Corton H. Cerf Père & Fils à Nuits 1911. Le niveau dans la bouteille est exceptionnellement haut. La couleur du premier verre est rose, d’un rose clair irréellement jeune. Il n’y a évidemment aucun doute sur l’authenticité de la bouteille. Le deuxième verre est plus foncé mais encore très rose. Le troisième est de la même couleur et toute la bouteille sera aussi rose, sans une once de tuilé. Le nez est magistral et dès la première gorgée je suis assommé par la perfection de ce vin. Et le coup de grâce est donné par l’association avec le pigeon légèrement fumé. Car le vin ‘est’ le pigeon, mais plus encore, il ‘est’ le pigeon fumé. Le vin et le plat se confondent. C’est de la gastronomie ultime et le goût du vin est irréellement charmant. Follement bourguignon avec une légère amertume et un velours délicat. Tout en ce vin est courtois. Il y a une expression française qui est : « je n’attendrai pas 107 ans », lorsque l’on est agacé du retard de quelqu’un. Là, nous buvons un vin de 107 ans, qui a attendu 107 ans que nous nous décidions à le boire. Et il nous montre à quel point il est heureux que nous le buvions. Je me sers le fond de la bouteille, sans la moindre lie, à la couleur rose à peine plus foncée que celle du deuxième ou du troisième verre. Juteux, gouleyant, racé, délicat, velouté, il a tout pour plaire. Je suis tellement heureux de l’accord que je porte un verre à Ken le cuisinier qui a cuit les pigeons, pour qu’il sente à quel point l’accord était parfait.

Le dessert est délicieux mais le Bonnezeaux Yves Baudriller 1937 est resté trop longtemps dans un réfrigérateur trop froid. Il faudra de longues minutes pour qu’il éclose. Il est marqué par des notes torréfiées de café, qui évoquent un peu celles d’un Royal Kebir Frédéric Lung. Le vin est doux, agréable, mais nous sommes un peu saturés et encore sous le charme du vin rouge.

Ce repas a été illuminé par un 1911 totalement exceptionnel, grand vin éternel qui montre la sagesse des vignerons de l’époque et par un accord sublime entre ce vin et le pigeon délicieux. L’équipe de cuisine du restaurant a réalisé un repas merveilleux. Dans une ambiance amicale nous avons vécu un moment inoubliable de communion, liée à notre passion commune des vins anciens que nous vénérons. Alors, c’était un instant bleu comme des rêves d’enfants…

Je n’ai pas pris de photo de l’Y d’Yquem, magnifique bouteille

Très beau bouchon du Corton Charlemagne

Le bouchon de l’Y ci-dessous donne une idée de la petitesse du bouchon du 1911

invraisemblable couleur du premier verre versé du 1911 puis du 2ème verre versé

le bouchon du Bonnezeaux est au dessus du bouchon du Corton-Charlemagne, particulièrement long.

les amuse-bouches

les plats

lorsqu’on m’a servi ce dessert j’ai immédiatement pensé à Monet aux couleurs si romantiques

Nous n’avons pas tout bu, mais quelles belles couleurs !

 

j’adore cette tradition d’illuminer seulement cette fleur, là où les cuisiniers ont travaillé