magnifique repas à La Tour d’Argentsamedi, 17 mars 2012

On ne peut pas imaginer le nombre d’américains qui connaissent plus de grandes tables européennes que les français. Murray profite de réunions professionnelles en Europe pour ajouter à son tableau de chasse tous les nouveaux trois étoiles. Si le guide Michelin ajoute un chef au firmament, Murray doit s’y rendre avec son groupe de collègues et amis in petto.

Cette semaine, ils ont « fait » deux restaurants phares en Allemagne, puis quatre ou cinq grandes tables de Paris. Hier ils avaient déjeuné à la Tour d’Argent et ce midi, avec mon épouse, nous les retrouvons à déjeuner au restaurant de la Tour d’Argent. S’ils doublent la mise, c’est parce qu’ils estiment que le choix de la carte des vins est unique.

Arrivant en avance, j’ai le temps de regarder la carte des vins et je suis horrifié par les prix. Si l’on est fou à Hong-Kong, faut-il être fou à Paris ? Un vin que j’aime, qui est grand, mais qui n’est pas dans mon Panthéon, peut être trouvé autour de 1.500 €. Il faudrait ajouter un billet de 10.000 € (comptez le nombre de zéros) pour que je puisse le boire ici alors que je l’ai chez moi. Pour les champagnes, c’est de la folie, rendant quasi impossible de goûter des cuvées que je bois habituellement.

Alors bien sûr, il reste de bonnes pioches, mais de plus en plus rares. Les vins que nous allons boire sont loin d’être des seconds couteaux, car à un moment, on décide de se lancer. Les amis arrivent, je discute avec Murray des choix possibles. Notre table, par un hasard que j’apprécie, est celle que gérait un maître d’hôtel historique, Monsieur Aimé. C’était un patient de mon père qui était oto-rhino. Ce détail a encore plus d’importance pour moi, car aujourd’hui, c’est l’anniversaire de mon père, qui aurait fêté ses 103 ans. La table est magnifique et je peux voir bien sûr Notre-Dame, mais aussi la Tour Saint-Jacques, les toits de la mairie de Paris, au loin le Sacré Cœur, et l’île Saint-Louis où j’ai habité avec celle qui allait devenir ma femme il y a 46 ans.

Les serveurs sont en habit, le service est attentif, tout annonce un grand moment. Nous commençons par un Champagne Substance Jacques Selosse dégorgé en 2008. C’est un champagne d’initié. J’ai souvent écrit que c’est un champagne d’ayatollah. Car il faut un palais exercé pour apprécier ce champagne acide, fumé, à l’oxydation forte, sans concession. Mais si l’on entre dans sa sphère, on en découvre toutes les subtilités. Gagnera-t-il en vieillissant, je serais bien incapable de le dire. Mais sur l’instant, j’adore son caractère énigmatique, interrogeant, et ne gratifiant que ceux qui s’ouvrent à lui. Par un hasard extraordinaire, un petit amuse-bouche au haddock avec une sauce crémée a créé un accord magique avec le « Substance ».

Nos menus sont différents. Le mien est : terrine de foie gras aux deux gelées, la quenelle de brochet, le travers de porc, fromages et dessert à la mangue. Pour les deux premiers plats, j’ai fait servir ensemble le Riesling Clos Sainte-Hune Trimbach 1983 et le Bâtard Montrachet Domaine Leflaive 1992. Car la logique voudrait que le Bâtard vienne après le riesling, mais certains ont pris comme deuxième plat des asperges qui iront mieux avec le riesling.

Quoi de plus différent que ces deux grands blancs ? Le Sainte-Hune est une merveille de précision. Il est droit dans ses bottes, monolithique, mais d’une invraisemblable précision. Alors qu’il est un parfait gentleman, le Bâtard est beaucoup plus canaille jouant sur la séduction. Il a un fruit superbe, une mâche énorme, et si le Sainte Hune joue en longueur ou plutôt en verticalité, le Bâtard joue en largeur. Il est à noter que les deux vins semblent au sommet de ce qu’ils pourraient être, avec un épanouissement certain. Pour la quenelle, c’est le Bâtard qui s’impose, alors que pour l’asperge, c’est le riesling. Avec le foie gras aucun accord n’est parfait, mais le riesling est plus naturel.

Je fais voter la table sur le meilleur des deux, et c’est un vote partagé. Mon sentiment est que le vin de Trimbach est le plus pur, le plus précis, le plus dans une forme de perfection, alors que le plus chaleureux est le Leflaive, avec un épanouissement hors du commun. Mais avec le Bâtard, on peut imaginer qu’il existerait mieux, alors qu’avec le riesling, c’est impossible. Ce riesling est au sommet de son art, sans rival imaginable.

Le plat de porc est un éblouissement. La Tour d’Argent ressuscite la cuisine d’il y a un siècle, et c’est un succès. Lorsqu’on nous a servi le foie gras, c’est à la cuiller. Et les deux gelées, l’une au sauternes et l’autre au porto sont aussi servies à la cuiller. On est au sommet de la cuisine d’antan. Le travers de porc, laqué, fumé est une vraie merveille de gourmandise.

Le Bonnes-Mares Domaine Roumier 1988 qui n’a pas été carafé contrairement aux blancs est à la fois épanoui et timide. Il est follement bourguignon et ce qui me plait le plus, c’est qu’il n’essaie pas de plaire. Il est authentique, naturel, et tout en lui est finesse et discrétion. Murray trouve qu’il a beaucoup de fruit alors que je trouve son fruit discret, sans que cela nuise au message. C’est un beau vin de Côte de Nuits, avec déjà des signes de maturité, des évocations de cendres, un beau caractère vineux, et une longueur au final raffiné. C’est un grand vin plein de distinction.

Comme le bourgogne a été rapidement fini sur la viande gouteuse, que va-ton boire sur le fromage ? Je suggère un Château-Chalon Jean Macle 1991, de l’année la plus vieille sur la carte de ce beau domaine. Ce qui est fou avec ce vin, c’est qu’il est intemporel. Et il est d’une facilité de message extraordinaire. On sait qu’il est Château-Chalon, mais il est accueillant, facile à boire, lisible. Pour un peu, à l’aveugle, on se tromperait de région, tant il est fluide comme un vin de Loire. C’est presque le contraire du Selosse, même si les messages ont des points communs. Et c’est le Comté et lui seul qui fait apparaître de fortes notes de noix. Ce vin est splendide.

Sur la carte des vins, au chapitre de Clos Sainte-Hune, il y a deux vins pour 1989. L’un est un vendanges tardives que j’ai déjà goûté et qui est une réussite invraisemblable, et pour deux fois plus cher, il y a le Clos Sainte-Hune Vendanges Tardives Hors Choix 1989. Tout est dans le « hors choix », qui signe une crème de tête. Ce vin est fou. N’allez pas dire qu’il est d’Henri Maire ! Il est fou parce qu’il est à la fois doux, du fait de la vendange tardive, mais extrêmement sec, les sucres ayant été dissous du fait de ses 23 ans. On retrouve la précision du 1983. Un message délié révèle la cohérence d’un vin à la fois sec et doux. Est-ce cohérent ? quand on est en face de lui, on le comprend. Il y a des notes de mangue, d’orange amère, une belle acidité citronnée mais mesurée et une rondeur folle. Ce vin est diabolique car il est inclassable. Il est hors de tout.

Nous avons voté de façon informelle, et s’il y a une diversité des votes, il y a aussi beaucoup de cohérence. Mon vote est : 1 – Clos Sainte-Hune Vendanges Tardives Hors Choix 1989, 2 – Riesling Clos Sainte-Hune Trimbach 1983, 3 – Bonnes-Mares Domaine Roumier 1988. Murray a les mêmes deux premiers et a mis en troisième le Château Chalon, ce que je comprends volontiers.

Nous nous sommes promis de nous revoir à San Francisco pour rejoindre un groupe de solides collectionneurs et faire de nouvelles folies. Que dire de ce repas ? En ressuscitant une cuisine ancestrale, La Tour d’Argent a réussi son coup. Tout était délicieux. Bien sûr, rien ne dit que ce sera aussi parfait un autre jour, mais ce qui est pris est pris. La vue est féerique, le service du vin est très attentionné et notre sommelière a géré intelligemment les vins. Le service des plats est parfait. Comme ma marotte est le prix des vins au restaurant, il faut que La Tour d’Argent revienne à une politique tarifaire raisonnable, car c’est le seul point, mais c’est le bât qui blesse.

Le célèbre canard au sang et Notre-Dame