Les aventures d’un Yquem 1967 et déjeuner à l’Ecu de Francelundi, 14 octobre 2019

Ayant été sollicité pour un dîner de vingt personnes, ce qui est peu fréquent, j’ai cherché dans ma cave des vins qui pourraient être servis soit en magnum, soit en deux bouteilles dont l’aspect permet de penser que les différences seront mineures entre les deux, pour ne pas susciter des envies de savoir si ‘l’autre’ bouteille ne serait pas meilleure. C’est d’ailleurs cet aspect qui m’a le plus souvent retenu de faire des dîners pour de nombreux convives, car le désir de comparer est très naturel mais conduit à se comporter différemment de ce que je souhaite : jouir des vins pour eux-mêmes, sans les comparer.

Dans la cave, je cherche des bouteilles dans des cases très remplies, ce qui me conduit à soulever des bouteilles pour avoir accès à d’autres bouteilles situées sous elles. Lors d’une de ces opérations, je vois qu’une bouteille d’Yquem 1967 a le bouchon qui a légèrement baissé dans le goulot. Je la relève et tout indique que le bouchon va tomber. Yquem 1967 a la réputation d’être le plus grand Yquem de la deuxième moitié du 20ème siècle. Du moins c’est ce qu’on disait avant que n’apparaisse la trilogie 88 – 89 – 90.

Il n’est pas question de laisser mourir ou pourrir cette bouteille, que je rapporte chez moi. J’ôte la capsule et comme le niveau dans la bouteille est très proche du goulot le bouchon est encore engagé dans le goulot. J’essaie avec d’infinies précaution de piquer une mèche fine pour accrocher le bouchon, mais il n’y a rien à faire, il glisse, tourne car rien ne peut le fixer. Je sens au goulot et le parfum du vin est celui qu’Yquem 1967 doit avoir, vin que j’ai bu quinze fois.

J’utilise alors une technique qui m’a été apprise par des sommeliers, dont une sommelière qui m’assiste pour organiser l’académie des vins anciens. Le vin est versé dans une carafe. Du fil de cuisine ou une simple cordelette est pliée une dizaine de fois et à l’un des bouts on fait un nœud qui doit avoir une belle rondeur. On suspend dans la bouteille ce cordage de fortune avec le nœud en bas, en gardant en main l’autre bout de la ficelle. On retourne lentement la bouteille pour que le bouchon se présente à l’entrée du goulot. On tire doucement le câble torsadé et l’on tire plus fort lorsque le bouchon se présente à l’entrée du goulot. Le bouchon va glisser dans le goulot car le nœud de la corde permet de le faire monter.

Lorsque le bouchon est sorti, intact, on peut verser le vin de la carafe dans sa bouteille et reboucher soit avec le bouchon d’origine, soit avec un bouchon neutre de réserve. Pendant cette opération le parfum m’a convaincu que le vin n’a pas souffert de son accident.

Ma petite-fille américaine est encore en France. Nous l’avions invitée au Train Bleu de la Gare de Lyon. Pour lui faire apprécier les restaurant de la France profonde, nous l’invitons avec ma fille cadette et le dernier de mes petits-enfants au restaurant L’Ecu de France. C’est l’occasion d’apporter l’Yquem 1967 pour qu’il soit bu au plus tôt, même si je pense qu’il pourrait encore vieillir sans problème. Hervé Brousse, fils des propriétaires historiques du restaurant accepte mon apport.

L’Ecu de France est un ancien relais de Poste et la décoration est d’un charme certain par le caractère désuet, très 19ème siècle de tous les objets amassés. En haut du toit, accrochée à la gueule d’une gargouille, pend une enseigne métallique qui indique « pense à ta panse et fais dépense ». Nous allons faire bien volontiers nôtre ce dicton. Dans la grande salle du restaurant il y a aussi une collection d’assiettes où sont inscrites des pensées de la même veine.

Le chef Peter Delaboss que je vais saluer en cuisine m’annonce les plats qu’il a prévus pour notre déjeuner. Le programme sera : pressé de lapin et foie gras / cannelloni de saumon et langoustines, mariné à l’huile fumée et gingembre confit / velouté de févette, Saint-Jacques rôties, émulsion au Cantal / filet de bœuf cacaoyer et foie gras poêlé / cheesecake au citron, glace basilic.

Je choisis un vin dans la carte des vins intelligente de ce restaurant cher à mon cœur. Ce sera Château Rayas Châteauneuf-du-Pape blanc 2005. L’idée est de faire servir ce vin et l’Yquem ensemble, afin que nous puissions pour chaque plat choisir le vin le plus pertinent.

Pour l’amuse-bouche qui contient du foie gras, le Château d’Yquem 1967 paraît le plus naturel. La couleur du vin est très ambrée, ce qui correspond à un fort botrytis. Le nez est fort et d’une grande précision. En bouche le vin est d’une belle énergie et combine force et fraîcheur. Il est pénétrant, à la longueur infinie. Il fait partie des Yquem au lourd botrytis. Il va se comporter très bien avec des saveurs salées plus qu’avec des saveurs doucereuses. Ainsi sur le filet de bœuf qui pourrait très bien se passer des traces chocolatées, l’Yquem a beaucoup de mal, surtout à cause du chocolat. Mais aussi bien sur les langoustines crues que sur le velouté et les Saint-Jacques l’Yquem est brillant.

On se rend compte avec plaisir que l’Yquem répond présent à tous les moments du repas, sauf l’épisode chocolat. On devrait se résoudre plus souvent à élargir la palette des plats qui conviennent aux sauternes. C’est ce que professe avec enthousiasme Alexandre de Lur Saluces.

Servi en même temps, le Château Rayas Châteauneuf-du-Pape blanc 2005 est d’une belle couleur très claire, de blé d’été. Son parfum est noble et droit. En bouche, l’attaque est puissante et le vin est très légèrement fumé. En bouche au contraire, c’est la fluidité que le rend presque aérien malgré ses 13,5°. Le finale est noble. Pour l’amuse-bouche c’est lui qui paradoxalement est le plus approprié. Mais ensuite l’Yquem du fait de sa noblesse et de sa force de conviction se montre plus adapté.

Il faut surtout ne jamais boire le vin du Rhône après l’Yquem, car la douceur qui reste en bouche fait perdre de sa vivacité cinglante. Le pain aide à recalibrer le palais quand c’est nécessaire.

Thierry, le maître d’hôtel, connaît mes habitudes et mes exigences. Il fait un service très agréable. J’avais donné un verre d’Yquem à partager en cuisine. Thierry n’en a pas eu. Il faudra vite que l’on corrige cet oubli. L’Ecu de France est un lieu où il est agréable de se restaurer. Longue vie à ce lieu chargé d’histoire qui perpétue de bien belles traditions.

La vue sur la Marne de notre table :

le bouchon qui avait glissé