le 9ème dîner des amis de Bipin Desai avec des amis vigneronsvendredi, 11 décembre 2009

Le dîner que je vais raconter est un moment important de ma vie de passionné de vins. C’est un moment de bonheur et de fierté. Comme dans tout roman, il faut ficeler l’intrigue. Commençons par le premier bout de ficelle.

Bipin Desai est un collectionneur américain d’origine indienne, professeur de physique quantique à Berkeley, qui réalise les plus grandes dégustations verticales de la planète en faisant appel aux apports d’autres collectionneurs et de vignerons. Nous nous sommes connus en 2000 lors d’une dégustation des trente plus grands millésimes d’Yquem depuis 1893. Bipin ne me connaissait pas. Il lui manquait deux millésimes. Quelqu’un lui dit que je pourrais les avoir. Je les ai. Ma participation aux trois repas se décide. Bipin et moi sommes depuis cette fabuleuse verticale devenus des amis.

Nouons une deuxième ficelle. Bipin vient chaque année deux ou trois fois en France, conduisant avec lui un groupe d’amateurs américains. Ils enchaînent les trois étoiles, les repas gastronomiques et les visites de domaines à une cadence effrénée. Depuis 2001 une habitude est devenue un rite : j’organise chaque année un repas que l’on a baptisé « le dîner des amis de Bipin Desai », où sont invités principalement des vignerons qui apportent des bouteilles de leur cave. J’organise ces dîners comme des dîners de wine-dinners aussi le 9ème dîner des amis de Bipin Desai est-il le 128ème dîner de wine-dinners.

Tirons un autre petit bout de la pelote. Nous sommes un vendredi. Lundi dernier démarrait la vente très médiatisée d’une partie de la cave de la Tour d’Argent. Il « fallait » donc en être. Or quand on regarde le catalogue, il n’y a pas grand-chose : pas de vins de la Romanée Conti ni de Coche-Dury, ni de Pétrus sauf un. L’essentiel est de petites années récentes. Comme il fallait une accroche, il y a de très vieux alcools et quelques lots de vins du 19ème siècle. Comme dans toutes les ventes il y a des prix irrationnels du fait de l’ivresse de la vente ou de la compulsion, et parfois des prix très bas, car nul ne surenchérit.

J’ai pu mesurer à quel point je ne suis pas raisonnable, car à côté de quelques bonnes pioches, j’ai payé pour certains vins des prix doubles de ce qui s’obtient en n’importe quelle boutique. Compte tenu de l’ambiance fébrile où les prix les plus fous se multiplient, je quitte la salle après le lot 200 alors qu’il y en a encore plus de 1.600. Pour la suite de la vente qui dure deux jours, je donne des ordres écrits pour ne pas avoir la tentation d’enchérir en salle. Mercredi matin, je me présente pour payer et l’on me tend un bordereau qui ne comprend que des lots que j’ai achetés en salle. Aucun de mes cinquante ordres supplémentaires n’a eu de succès. Mes achats sont enlevés à leur lieu d’entreposage dans Paris et je me rends le jour même à une autre vente où des lots peuvent m’intéresser. C’est à l’hôtel Régina et je vois le jeune commissaire priseur guilleret qui ne cesse de dire : « nous faisons mieux que la Tour d’Argent », car la même folie acheteuse gagne la salle. J’obtiens des lots lorsque mon bras ne se baisse pas assez vite, mais aucune des cibles que j’avais repérées ne viendra dans ma cave car les prix sont trop élevés.

Il y avait dans la vente de la Tour d’Argent, hormis des alcools du 18ème siècle seulement huit bouteilles de vin du 19ème siècle, deux bordeaux de 1870 et six bourgognes de 1885, aux descriptions peu engageantes : une basse, deux vidanges, une grande vidange et deux à moitié vides. Je n’avais remis d’ordre que pour la seule qui ne soit pas vidange, la basse.

Jeudi matin, un mail de confirmation de la maison de vente comporte deux bordereaux : celui que j’avais déjà payé et dont les lots avaient rejoint ma cave, et un deuxième bordereau où il apparaît que j’ai obtenu la bouteille de Volnay Clos des Chênes Café Anglais 1885 annoncée basse. Je fais part de ma contrariété à la maison de vente, car je me vois obligé de recommencer un processus de paiement et d’enlèvement car le deuxième bordereau n’avait pas été joint au premier. Après avoir râlé juste ce qu’il faut, je peux le vendredi en début d’après-midi prendre possession de mes achats de l’hôtel Régina et cette bouteille de la Tour d’Argent. J’examine la bouteille et il m’apparaît que le niveau est nettement vidange et non basse. J’appelle l’expert de la vente pour lui faire part de ma constatation. Je le sens gêné au téléphone. Il n’a pas l’intention de me reprendre la bouteille alors que c’eût été logique. En regardant au travers de la bouteille très sale, je peux imaginer que la couleur du vin soit acceptable. Je demande que l’on se souvienne que je ne fais pas d’esclandre, et je prends la bouteille.

Voici le quatrième bout de ficelle de cette intrigue : dans ma voiture, je gamberge. Ce soir, il y aura autour de la table tout ce qui se fait de plus grand dans le monde du vin. Jamais je ne trouverais une assemblée aussi prestigieuse pour partager une telle bouteille. L’idée me démange. Compte tenu de la générosité de chacun, il y a déjà beaucoup trop à boire. Mais la folie m’excite : je demanderai ce soir à mes amis s’ils veulent partager cette bouteille incertaine, accroche médiatique de la vente de la Tour d’Argent.

A 17 heures le restaurant Laurent m’accueille avec toujours autant de gentillesse pour l’ouverture des bouteilles. Daniel sera le sommelier qui accompagnera le voyage que nous allons faire. Les vins étant récents, je ne rencontre aucune difficulté. Dans le noir au premier étage, allongé sur la moquette, un petit complément de sommeil me permet de reprendre des forces, car le souvenir du dîner de la veille pèse encore sur mon organisme. A partir de 19h30 les convives arrivent : Mmes Pamela de Villaine et Silke Audouze, MM. Jean Berchon, Florent Daujat, Didier Depond, Richard Geoffroy, Olivier Krug, Louis-Michel Liger-Belair, Alexandre de Lur Saluces, Jean-Charles de la Morinière, Sylvain Pitiot, Aubert de Villaine. Les apporteurs des vins seront indiqués entre parenthèses tout au long du récit.

Avant que tout le monde ne soit là nous prenons l’apéritif dans la belle rotonde de l’entrée du restaurant. Nous commençons par un Champagne Pol Roger Cuvée Winston Churchill en magnum 1990 (Patrice Noyelle qui ne pouvait venir mais s’est fait représenter par cette bouteille). Dès la première gorgée, on se sent bien. Ce champagne est rassurant, car il est très champagne et très compréhensible. On le boit avec facilité, car il est très équilibré, dans des notes de jaunes, qu’il s’agisse de citron ou de mirabelle. Un champenois présent me dira qu’il manque d’un petit grain de folie. C’est vrai, mais le parti pris de la sérénité est convaincant.

Avec le deuxième champagne d’apéritif, c’est un coup de barre à 90°. On change de cap. Le Champagne Salon en magnum 1985 (Didier Depond) est l’opposé du précédent. C’est un hors bord cigarette au bruit assourdissant qui succède à la péniche de croisière sur les canaux. On se sentait bien et voici que l’on caracole. Disons-le tout net, ce Salon en pleine possession de ses moyens est un champagne fou que j’adore. Son côté canaille m’interpelle.

Nous passons à table et le menu préparé par Alain Pégouret est un régal absolu : Arlettes aux épices et Rôties au thon fumé / Crème de champignons en cappuccino / Foie gras de canard et gibier cuits en terrine / Saint-Jacques au naturel, beurre citronné / Homard dans un consommé clair, pleurotes et borage / Trompettes de la Mort juste rissolées, crémeux d’œuf de poule et jaune coulant / Aiguillettes d’une pièce de bœuf rôtie, gratin de macaroni et jus aux herbes / Caille à la rôtissoire, pommes soufflées Laurent / Joues de veau fondantes, moelle, risotto à la truffe blanche d’Alba / Brie de Meaux / Nougat glacé aux coings / Palmiers Laurent.

Bipin fait un court discours de bienvenue et je prends la parole pour demander si mes amis aimeraient partager le Clos des Chênes 1885. Le « oui » est plus massif qu’un référendum du Général de Gaulle. Aubert de Villaine me demande : « vous attendiez-vous à une autre réponse ? ». Je file vite ouvrir la bouteille qui aura ses quatre heures d’aération puisqu’elle sera servie en fin de repas et je rejoins la table.

Le Champagne Moët & Chandon 1952 (Jean Berchon) a hélas un nez dévié. Il y a un léger goût de bouchon, mais il n’y a pas que cela. Le défaut va disparaître puis réapparaître et fort heureusement, en fin de verre, les deux dernières gorgées ont l’intense subtilité de ce vin mythique, car 1952 est une des plus belles réussites historiques de Moët. Je vois Richard qui scrute si l’accord avec le foie gras se trouve sur le Champagne Dom Pérignon Œnothèque 1975 (Richard Geoffroy). Ce champagne est absolument superbe. Il a la fluidité incomparable des Dom Pérignon, avec une précision de trame extrême. Le foie gras est un peu travaillé. Le charme est du côté du champagne, très grand.

Le Bâtard-Montrachet Domaine Fleurot-Larose 1930 (François Audouze) a été présenté sur les mails que j’ai envoyés à tous comme « curiosité ». Car lorsque j’ai cherché des vins pour ce repas, je suis tombé sur cette bouteille d’une année infiniment rare, que j’ai eu envie de partager avec ces amis, car j’aime sortir des sentiers battus. Aubert dit tout de suite : « fatigué ». Or, si l’on accepte de boire ce vin pour ce qu’il est, il a une précision de structure tout à fait enviable. Il n’a plus, bien sûr, les caractéristiques d’un Bâtard, mais il est délicieux et riche de complexités de fruits jaunes de belle ordonnance. Le plus enthousiaste est Jean-Charles qui jure qu’il aurait dit Corton-Charlemagne si ce vin avait été bu à l’aveugle et lui trouve de belles qualités.

Tout le monde applaudit le Corton Charlemagne Bonneau du Martray en magnum 1982 (Jean-Charles de la Morinière) qui est exceptionnel. On peut faire un parallèle entre le Dom Pérignon et ce vin, car il y a cette magique fluidité porteuse de complexité. Le palais pianote sur ce vin raffiné et délicat. Ce qui est amusant, c’est que ce Corton-Charlemagne est servi en même temps que le Bâtard. Et si l’écart de classe est évident, on peut passer de l’un à l’autre sans que l’un n’écrase l’autre. Le 1982 est fluide, d’un final frais très rare.

Le Montrachet Bouchard Père & Fils 1989 (François Audouze) est l’opposé du vin de 1982 comme le Salon était l’opposé du Pol Roger. Le Montrachet passe en force. Extrêmement poivré, puissant, bagarreur, il trouve un superbe écho avec le homard traité en douceur. Si le homard avait eu du poivre, le choc gustatif n’eût été profitable à aucun des deux partenaires alors que le consommé clair rend le Montrachet encore plus brillant. Nous venons d’explorer deux antithèses du vin blanc de Bourgogne.

Comme aucun vigneron bordelais de vins rouges n’avait été assez rapide pour répondre à mon invitation, j’ai ajouté ce Château Malartic-Lagravière rouge 1947 (Alfred Bonnie) qu’Alfred Bonnie avait apporté en secours au dîner de 2007. Il était resté en réserve dans ma cave et avec son autorisation je l’ai inclus ce soir. La couleur est d’un rouge foncé fringant et jeune. Le vin s’impose immédiatement par l’impression de profondeur et de richesse de trame. Ce vin insiste sur les papilles pour montrer combien il est grand. C’est un magnifique vin de bordeaux. Il fallait bien cela pour recueillir l’adhésion de vignerons bourguignons.

Le premier contact avec le Clos de Tart 1985 (Sylvain Pitiot) m’évoque l’arrivée des rois mages à Bethléem ou la vigie qui après des mois de mer crie « terre » en découvrant une île. Car on se dit : « je touche enfin la Bourgogne », avec l’un des exemples les plus précis possibles. Ce vin est la définition de dictionnaire du goût du bourgogne. De plus, aidé par l’aiguillette de bœuf qui est le plat le plus goûteux de ce merveilleux dîner, il brille comme un jeune premier.

La Romanée Liger-Belair 1988 (Louis-Michel Liger-Belair) a beaucoup plus de mal à s’installer en bouche. Il est servi un peu froid, et après avoir réchauffé mon verre, je conçois ce qu’il a de grand, gêné toutefois par une timidité excessive. C’est un grand vin au fumé délicat qui mérite d’être encore attendu.

Le premier contact avec le Richebourg Domaine de la Romanée Conti magnum 1946 (Aubert de Villaine) est exactement ce que j’attendais, voire même un peu plus. Or Aubert dit « on voit bien sûr, qu’il est un peu fatigué ». Rien en ce vin ne l’est. C’est l’expression de ce que l’on doit attendre de 1946 avec même un peu plus de fruité que ce que j’imaginais. Le parfum de ce vin est une signature de la Romanée Conti. Les vignes sont très jeunes, quinze ans tout au plus, ce que l’on ressent dans une léger manque d’ampleur, mais ce vin racé, fruité, bien dessiné pour la première année de vinification du père de Bernard Noblet est un réel bonheur, très belle expression du domaine.

Arrive maintenant le Volnay Clos des Chênes Café Anglais 1885 (François Audouze) acquis ce jour même. Le nez du vin est très pur, sans déviance. Le goût mérite que l’on ajuste son palais pour envisager de le comprendre. Aubert qui était trop sévère pour son vin s’enthousiasme pour celui-ci, dont il sait ignorer les défauts. Le vin délivre un message extrêmement convaincant. Aubert est sûr qu’il s’agit d’un vin préphylloxérique, ce qui explique l’étrangeté de certaines saveurs. Il y a du torréfié dans ce vin, ce qui s’explique par le niveau de la bouteille, mais aussi une belle richesse dont la mémoire est suffisamment vivace pour que ce vin soit adoré par tous. Voilà une bonne pioche, et un témoignage historique de première grandeur. 1885 est l’année qui a été servie lors du mariage des parents de l’un d’entre nous. Hasards et coïncidences ajoutent du sel au plaisir.

Florent ayant été l’invité de la dernière heure, il n’y avait pas de plat prévu pour le Château Rayas Chateauneuf-du-Pape 1990 (Florent Daujat). Nous l’avons bu comme un intermède, ce qui ne lui a pas permis de briller autant qu’il le mérite. Apparaissant très simple après les bourgognes subtils, il n’a pas convaincu certains convives alors que c’est un vin d’une pureté de définition exceptionnelle, juteux et joyeux. Alors que le Brie est prévu pour le Krug, on peut braver des interdits en le mariant au Rayas, et le titillement des papilles est réjouissant. Mais la logique est avec le Champagne Krug en magnum 1976 (Olivier Krug) champagne qui a tout pour lui. Si le miel est évident, c’est surtout la complexité gustative qui m’intéresse, car ce champagne est tout simplement parfait, au final claquant sur la langue.

Le Château de Fargues 1990 (Alexandre de Lur Saluces) est d’un bel or et d’une précision de définition qui fait évidemment penser à Yquem qu’Alexandre a aussi réussi. C’est un grand sauternes et quand arrive le Château Lafaurie-Peyraguey 1945 (François Audouze) d’un or encore plus profond, on se dit qu’avec les sauternes il est impossible de trouver le moindre défaut quand ils sont de ce niveau.

Chacun des amis présents était heureux de connaître enfin ma femme dont ils suivent les aventures culinaires dans mes bulletins. A beaucoup de détails cités je me suis rendu compte qu’ils lisent mes bulletins et s’en souviennent. L’ambiance amicale, la générosité de tous, la chaleur communicative et le privilège d’être ensemble ont créé une atmosphère unique fondée sur l’amitié. J’ai été gratifié de remerciements qui m’ont franchement ému. Un tel dîner est certainement l’un des plus beaux cadeaux dont je pouvais rêver.

On ne vote jamais dans ces dîners de vignerons, mais pour mes archives il me faut choisir et c’est bien difficile. Le premier sera le Volnay Clos des Chênes Café Anglais 1885, parce qu’il procure une émission unique. Le second sera le Château Malartic-Lagravière rouge 1947 parce qu’il s’est comporté de façon remarquable, à un niveau insoupçonné. Le troisième est le magnum de Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1982 parce qu’il est parfait. Cela devient plus difficile ensuite. Nommons trois ex-æquo, le Dom Pérignon, le Krug et le Salon.