Le 700ème bulletinmardi, 11 octobre 2016

Le 700ème bulletin figure en « pdf » dans la série des 700 bulletins mis dans la catégorie « bulletins » de ce blog. Mais compte-tenu de son caractère particulier, voici le texte complet :

Atteindre le 700ème bulletin, c’est une étape. Plutôt que de faire un bilan, j’ai envie de philosopher un peu sur ce que je fais, avec l’humilité qui convient. Dans mes bulletins, je rapporte des sensations que j’ai eues en buvant des vins dans les nombreux événements où le vin est la vedette. C’est un rôle de témoin. Dans ce bulletin pourquoi ne pas prendre position ?

J’ai voué la partie loisirs de ma vie aux vins anciens. Des logements de plus en plus petits, des finances de plus en plus étroites font que l’on trouve rarement chez les particuliers des caves de garde ou de vieillissement. On ne garde plus de vin, du moins de moins en moins, et l’on boit ce qui est proposé, c’est-à-dire ce que les vignerons, les cavistes et les grandes surfaces mettent à disposition. Et on boit des vins jeunes, très jeunes, trop jeunes.

Les vignerons se sont adaptés à ces nouveaux modes de vie en faisant des vins qui sont prêts à être bus. Certains réussissent, d’autres non, et plus un vin est grand plus il devrait normalement profiter du vieillissement. On est dans une situation, selon moi, qui est la même que si les marchands de fruits vendaient les fraises encore vertes. Le client qui ne connaîtrait que des fraises vertes, pourrait leur trouver du goût et s’habituer à ces fruits verts. C’est un peu ce que je ressens dans le monde du vin actuel. On s’habitue à boire des vins récents et on peut y trouver du plaisir. Mais l’on passe à côté de véritables trésors gustatifs, sans comparaison avec ce que l’on boit.

Sur un siècle, les vins tranquilles ont gagné deux à trois degrés d’alcool. De ce fait, les vins jeunes sont plus facilement buvables, car plus le vin est alcoolique, plus il a un charme immédiat, on pense aux portos ou aux madères. Alors, tout le monde s’en accommode et l’on passe à côté de merveilles. Quand je vois dans les restaurants des gourmets qui commandent des grands vins et boivent des 2011, 2012, 2013 ou 2014, je me dis : « mon Dieu, s’ils savaient ce que ces vins peuvent devenir ! ». Ils le savent sans doute, mais à la carte des vins des restaurants, il n’y a plus non plus, sauf exception, des vins gardés plusieurs décennies car on ne peut plus financer de telles caves ou l’on préfère mettre ailleurs ses projets d’investissements.

On pourrait faire au propos que je tiens deux critiques. La première est : « mais les 2012 sont bons. Pourquoi aller chercher des vins plus âgés, avec moins de fruit, quand on peut se faire plaisir avec des vins jeunes ? ». La réponse à cette critique est simple : c’est vrai que les 2012 sont bons. Mais il y a dans les vins anciens des complexités qui se révèlent, qui sont sans commune mesure avec ce qu’exprime le vin jeune. Dans toutes les dégustations verticales auxquelles j’ai assisté, même les plus fanatiques de vins jeunes, lorsqu’on leur demande les meilleurs, répondent quasiment toujours 1947, 1945 ou 1929 et quasiment jamais 2005 ou 2009.

Il y a un accomplissement et une âme qui s’expriment largement mieux dans les vins anciens.

La deuxième critique serait : « il est bien gentil, François Audouze, mais le monde des vins anciens est inaccessible au commun des mortels ». C’est vrai mais en partie seulement. Il ne fait pas de doute que le marché des vins anciens a explosé car le vin étant un produit qui se consomme en société est devenu un marqueur social comme la voiture, la montre, le bijou ou les tableaux. Il y a tellement de nouveaux consommateurs désireux d’afficher leur standing social que le vin rare est devenu quasi inaccessible. Mais fort heureusement, comme à côté des antiquaires il y a des brocanteurs, il y a des vins anciens d’antiquaires et des vins anciens de brocanteurs. J’ai abondamment exploré la piste des vins de brocanteurs, qui sont confondants de chaleur et de charme. Un Loupiac générique de 1923 m’avait stupéfié, que j’avais peut-être acheté pour moins de cinq francs, dans les années 70.

Prenons maintenant un autre angle d’attaque. Le « stock » de vins anciens au plan mondial est assez considérable et pas toujours connu car il y a énormément de caves dormantes, ignorées de leurs propriétaires ou de leurs héritiers. Une personne que j’ai rencontrée il y a vingt ans m’a dit : « mon père a dans sa cave des caisses entières de Mouton 1900 ». Je lui ai dit : « buvez-les » et il m’a répondu : « mon père m’interdit d’y toucher ». Ce stock évolue bien sûr. Quand j’ai commencé à rechercher des vins anciens, c’est-à-dire vers 1975, on trouvait encore un peu, mais très peu, de vins de la première moitié du 19ème siècle. Aujourd’hui on peut dire qu’il n’y en a plus. Il y a des vins de la deuxième moitié du 19ème siècle, évidemment de moins en moins. Mais il y en a. Et ma « croisade », c’est de dire à ceux qui les possèdent : « buvez-les ». Les vins sont faits pour être bus et si possible bus dans les meilleures conditions. Aucun vigneron n’a fait un vin avec l’intention qu’il soit bu 80 ans plus tard. Il est heureux bien sûr quand on lui dit que son 1929 est superbe. Mais son grand-père ou arrière-grand-père qui l’a fait ne l’a jamais fait pour être bu deux ou trois générations après lui. Ce stock étant là, ma motivation est que les vins soient bus, bien bus et dans de bonnes conditions.

J’ai eu la chance, après avoir observé ce qui se passe lorsque j’ouvre les bouteilles, de modéliser la meilleure façon de présenter un vin à table en profitant du rôle crucial que joue l’oxygénation lente. Cette méthode fait des miracles qui changent complètement l’approche des vins anciens. L’inconscient collectif est persuadé que les vins anciens sont une loterie. La chance d’avoir une bonne bouteille est infime. J’ai renversé ces appréhensions en ayant un taux de réussite avec les vins anciens qui suscite le doute mais qui est réel : moins de 3% de déchet parmi les vins anciens. C’est miraculeux, au point que dans les dîners que j’organise je ne prévois pratiquement plus de vins de sauvegarde, confiant que je suis dans les vertus de la méthode d’ouverture avec oxygénation lente, la « méthode Audouze » du nom de son baptême par Bernard Pivot.

Si on suit mon cheminement et si l’on réussit l’ouverture d’un vin ancien, est-ce qu’on va l’aimer ? Est-ce que c’est réellement bon ? Au cours des 203 dîners que j’ai faits, j’ai côtoyé plus de 1200 convives si l’on admet qu’il y a parmi les convives beaucoup qui récidivent, et j’ai pu observer les comportements. La clef pour apprécier les vins anciens, c’est l’humilité. C’est-à-dire de se mettre dans la situation du « recevant ». Quand on visite le Mont-Saint-Michel, on est tellement frappé par la beauté du lieu et par la ferveur qui transpire, malgré les ‘marchands du temple’, que l’on s’imprègne de la beauté mystique de ce chef-d’œuvre. Il en est de même du vin ancien. Si l’on est réceptif, curieux et humble on va le recevoir dix fois mieux qui si on en attend quelque chose ou que si l’on juge.

Ma phrase favorite est : « on ne juge pas un vin ancien, on essaie de le comprendre ». La clef de la dégustation des vins anciens, c’est l’humilité. On se moque volontiers des français en voyage lorsqu’ils découvrent un site à l’étranger. On entend : « bon, c’est bien, mais il y a ça aussi chez nous ». Comparer, c’est passer à côté de ce que l’on cherche. C’est pour cela que je ne mets jamais dans mes dîners des vins en compétition. Si on trouve dans un dîner Haut-Brion 1959 et Haut-Brion 1961 on va immanquablement comparer les deux. On ne boit plus les vins, on boit la comparaison. C’est d’ailleurs le sort de toute verticale, où l’on ne boit pas un vin pour lui-même, on le boit en comparaison. J’essaie de bannir ces situations et lorsqu’il y a deux vins ensemble sur un plat, la différence d’âge fait que l’on s’écarte du jugement de comparaison.

C’est dans cet esprit que dans tous mes dîners on vote pour les trois ou les quatre vins que l’on a préférés, car c’est intéressant et parce que c’est un vote de plaisir pur et non un vote de comparaison. Si on préfère un champagne à un liquoreux, aucun n’est rabaissé alors que si on préfère Haut-Brion 1959 à 1961 il y en a un qui est rabaissé ce que je n’aime pas.

Tout ceci étant posé, quels seraient mes souhaits ? Je constate que des maisons de champagne comme Krug et Salon mettent leurs vins sur le marché plus de dix ans après la récolte. Dans d’autres régions le Château Gilette est le vin de Bordeaux qui est mis le plus tard sur le marché, et en Espagne Vega Sicilia sort son Unico plus de huit ans après la récolte. Si les vignerons qui ont augmenté leurs prix dans des proportions inimaginables sur les vingt dernières années décidaient de mettre une partie de leurs investissements dans les stocks plutôt que dans leur expansion, on commencerait à susciter chez les amateurs l’envie de venir voir ce qui se passe dans le monde des vins anciens.

Je souhaiterais aussi, si un bon génie sortant d’une lampe pouvait exaucer mes vœux, que les grands restaurants considèrent la cave à vin comme un investissement rentable et fassent mûrir des vins dans leurs caves pour les présenter à des prix engageants, ce que faisait la Tour d’Argent du temps de sa splendeur. Utopie peut-être dans un monde qui a changé, mais il est permis de rêver surtout sur un 700ème bulletin. Et l’investissement peut être rentable puisqu’on revend aux enchères ce que l’on n’a pas vendu aux clients. C’est ce qu’a fait la Tour d’Argent !

En fait j’aimerais être le moine tourier des vins anciens, celui qui ouvre la porte du monde merveilleux des vins anciens. Chaque vin ancien est porteur de sensations uniques. J’essaie de les présenter dans les meilleures conditions possibles, avec des convives avides de les connaître, un menu préparé par un chef qui transforme ses recettes pour qu’elles épousent les vins. Il faut que ce patrimoine important soit bu et dans les meilleures conditions.

A côté de mes dîners qui sont l’expression de mes convictions qu’un vin doit être bu dans les meilleures conditions possibles avec une cuisine faite pour lui par un chef de talent, il y a l’académie des vins anciens qui permet à des amateurs de pouvoir sortir les vins anciens qui sont dans leurs caves et de les partager avec des amateurs frappés de la même passion. Sortir les vins des caves et les boire avant qu’il ne soit trop tard est une de mes obsessions.

La mort guette tous les vins et la mort ne vient pas du liquide, elle vient du bouchon. Le liquide, lui, est éternel. Il serait capable de braver les siècles. Le vin ne meurt que par son bouchon dès qu’il se désagrège ou n’apporte plus l’étanchéité suffisante. Et un vin qui meurt, ça me fait mal car je suis d’une génération à qui l’on a appris que la nourriture ne se gâche pas, ne se jette pas et se respecte. Voir un vin qui meurt me rend malade. C’est pour cela que je suis tant motivé à ce que ce patrimoine, ce trésor, soit géré comme il convient.

Pour finir sur une note plus gaie, voici deux souvenirs forts puisque physiques et un autre plus accessible :

L’Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1961 va monopoliser nos amours. Il se produit sur moi un phénomène physique. Dix fois au moins je me suis caché la tête dans mes mains, pour couper tout contact avec le monde extérieur et jouir de ce qui est probablement le moment le plus intense de ma vie d’amateur de vin. Je suis quasiment physiquement transformé et Laurent qui me fait face m’en fera la remarque. En buvant ce vin, c’est toute la perfection la plus absolue et la plus inimaginable qui coule en moi. C’est l’extase indescriptible tant le vin est parfait. Je serais bien incapable de le décrire tant il est transcendant. Il me semble bien que dans mon Panthéon, qui compte des vins sublimes qui ont marqué l’histoire, ce vin pourrait prendre la première place. Ou c’est tout comme. Car tout en lui est une boule de feu d’émotion. J’en tremble presque en écrivant ces mots. Alors bien sûr le superbe canard au sang, magnifiquement exécuté, reste sur mon assiette. Car ce vin est un trésor divin dont je veux capter chaque lettre de chaque mot du message. Souvent, je dis qu’un grand vin, c’est un vin qui fait dire : « wow ». Eh bien là, ce n’est pas ça. C’est le silence du recueillement, celui si fort que j’ai ressenti quand j’avais quinze ans devant la Vierge Marie de la grotte Massabielle à Lourdes. J’ai mis un long moment à reprendre mes esprits, touché que j’étais par la grâce irréelle de ce vin qui justifie totalement sa renommée.

Le Montrachet Bouchard Père & Fils 1865 a une couleur d’or dense comme un Sauternes de la même époque. Il faut se représenter que dans ce verre, c’est un raisin qui a mûri il y a 139 ans. Le nez est puissant. Il a du fumé, du fruit confit. C’est un vin vivace, vivant et vibrant qui ne peut pas être abordé sans un profond respect. C’est la rareté absolue, l’exemple parfait d’une tranche d’histoire aux évocations surréalistes. On est au Paradis, à la droite du Père. Yann me fait un cadeau royal en me donnant un verre du fond de bouteille et j’ai alors un de ces instants qui justifient ma démarche : j’ai eu, sur une gorgée, un moment d’éternité. J’avais en bouche, communiquée à mon cerveau, une de ces manifestations de la perfection absolue. C’est comme si une lumière s’allumait dans tous mes sens pour dire : « c’est ça. C’est ça le but ultime. C’est le goût parfait ». L’impression dura une demie minute. Ce fut comme une apparition. Je fus réellement tétanisé l’espace d’un instant. Rien autour de moi n’existait que ce choc gustatif de perfection. Ce vin rejoint mon Panthéon.

A côté de ces vins introuvables voici un vin de « brocanteur plus » que j’ai chiné il y a bien longtemps et partagé lors d’un dîner au château d’Yquem : dans mes dîners il y a toujours un fantassin. C’est le rôle du Château Chauvin 1929. J’observe Pierre Lurton, car si quelqu’un connaît Saint-Émilion, c’est bien lui. Et c’est la surprise qui se lit sur le visage de Pierre, car ce vin est une réussite rare. La couleur du vin est d’un rouge vif d’une folle jeunesse, le nez est précis et chaleureux, et le Chauvin d’un velouté charmant est d’une présence de grand vin. Le mot qui convient à ce vin est « réussite ». L’accord avec le turbotin est d’une grande pertinence, mettant en valeur le vin au-delà de toute espérance. Pierre ne l’aurait jamais attendu à ce niveau.

Je souhaiterais que tout le monde puisse un jour être touché par cet instant de grâce qui fait approcher et ressentir le graal du vin. C’est peut-être une utopie bien sûr, mais elle motive ma passion.

Merci à tous ceux, vignerons, cuisiniers, restaurateurs et tous les amateurs fidèles qui ont permis que se réalisent les événements de ces 700 bulletins.

Amicales salutations de François Audouze