la Saint-Valentin au restaurant Tailleventmercredi, 15 février 2006

C’est le jour de la Saint-Valentin. Je mets une cravate dont le motif est un couple d’oiseaux exotiques qui se bécotent sur une branche. J’aime ces petits symboles qui montrent que l’on n’est pas indifférent à l’instant que l’on vit. Arrivée au restaurant Taillevent avec un accueil chaleureux, souriant, qui fait plaisir. Nous sommes assis côte-à-côte comme en une loge de théâtre. Ce qui nous permettra de voir beaucoup de choses. D’abord la décoration du lieu, rassurante, que l’on aimerait peut-être un peu encanaillée, mais si c’est comme cette sculpture représentant un orifice disgracieux qui nous toise, alors, restons classiques. Une autre constatation est celle du rôle indispensable que joue Jean-Claude Vrinat. Il voit tout, sent tout, corrige tout, et la perfection d’un service attentif est pour beaucoup liée à son intuition.

La cuisine est rassurante, imprégnée de la personnalité du maître des lieux. Je me dis qu’en fait Taillevent ressemble à la Tour d’Argent quand Claude Terrail avait l’âge de Jean-Claude Vrinat. Il y a beaucoup de similitudes. Et au fil des plats si l’on s’interroge sur le fait de dévergonder aussi les recettes, c’est une réaction normale, mais il faut surtout que ce restaurant n’en fasse rien. Il a son style, et ce style est nécessaire dans le panorama gastronomique. Beaucoup de gens auraient rêvé que Christin Scott Thomas se lâche un peu. Il est bien qu’elle n’en ait rien fait, quand Emmanuelle Béart a failli. Là, à côté des chefs qui cuisinent à l’azote liquide et au chalumeau, il faut ce lieu aux plats rassurants, confortable comme un bon fauteuil anglais.

Le menu : royale de foie gras, cappuccino de châtaignes / épeautre du pays de Sault en risotto, cuisses de grenouilles dorées / saint-pierre clouté au basilic, soupe de roche safranée / pigeon farci, roquette et pignons de pin, jus court au banyuls / brie de Meaux affiné aux noix, pomme fruit et céleri / gelée de poire au gingembre / craquant au chocolat et au caramel. C’est délicatement équilibré, la chair du saint-pierre emportant la palme de la création, avec une expressivité rare.

Madame s’impatiente quand je décrypte cette liste impressionnante aux prix devenus insensés. Dans un forum, j’avais signalé que la carte de Taillevent n’était pas prise de la folie actuelle des cartes des vins. Hélas, c’est fait. Marco, sommelier que j’apprécie pour la justesse de ses avis m’a conseillé dans cette carte immense  un Chapelle-Chambertin Domaine Trapet 1997. Je suis cette idée, mais le vin, que je sens bien construit, ce qui justifie qu’on me le suggère, est   trop amer. Je bous sur mon siège, car je ne veux pas le renvoyer, mais manifestement, il ne me plait pas. Il se trouve que lors du premier dîner avec la jeune fille ici présente qui allait partager ma vie, j’avais renvoyé un vin. Elle n’avait pas apprécié, croyant que je voulais l’impressionner par ce vil moyen. Je n’allais pas lui refaire le coup plusieurs décennies après.

N’y tenant plus, j’appelle Marco et je demande un Châteauneuf du Pape Beaucastel 1989. Patatras, la bouteille est bouchonnée et Marco qui a pourtant goûté le vin ne l’a pas perçu. C’est à cause d’un mauvais rhume. Un Beaucastel 1989 de compétition succède au premier, liquide puissant, chaud, velouté, de pur plaisir simple.

Nous étions cernés de quatre tables d’américains à la voix souvent forte. Les couples d’amoureux étaient minoritaires. A une table voisine, je voyais de beaux flacons qui s’asséchaient à rythme soutenu. De loin, je reconnais l’étiquette de Méo-Camuzet. C’est un Nuits-Saint-Georges aux Boudots Méo Camuzet 1988. Vinification d’Henri Jayer, me dit Marco. Par une de ces complicités dont je remercie son auteur, Marco m’en donne un demi-verre. Tout simplement fabuleux. Une complexité, une finesse, une élégance qui tranchent avec la joie de vivre simple du Beaucastel. Les américains se faisant ouvrir un très vieux calvados, un même accident de trajet en fait échouer un verre sur ma table. Un bon calvados soigne de tous les tracas de la vie.

Ce parcours mouvementé avec des vins inattendus dans cette maison classique mais nécessaire a ponctué comme il convenait cette tradition fort agréable de célébrer l’amour.