éblouissant déjeuner à l’Arpègejeudi, 3 mars 2011

J’avais devant moi une semaine sans repas. Ouf ! Le mercredi, Tomo m’appelle : "êtes-vous libre à déjeuner jeudi ?". Je le suis. Je demande ce que Tomo prévoit et lorsqu’il me dit que c’est pour déjeuner au restaurant Arpège, je suis "forcément" libre. Nous devons être trois et comme Tomo me dit qu’il va apporter trois vins, il est inutile que j’en rajoute.

Etant un peu en avance, j’ai le temps de regarder la carte des vins où les prix ne manquent pas d’oxygène. Tomo arrive avec ses trois vins. Il commence à faire soif. Comme le vin blanc pourrait être liquoreux, je demande à Gaylord de nous servir un des deux rouges, mais il précise que le vin en vendanges tardives s’est assagi et peut débuter le repas.

Nous buvons un Riesling Clos Sainte Hune Vendanges Tardives 1989 qui titre 14° qui s’est assagi et peut effectivement être un point de départ. Sa flexibilité pour les premiers pas du repas est assez spectaculaire. Etant habitués aux caprices créatifs du chef, nous décidons de nous laisser bercer. Lançons la gondole et laissons le gondolier nous chanter un "o sole moi" gustatif. Ce fut un parcours inouï dans le jardin créatif d’Alain Passard. Au moment de quitter la gondole, nous avions quinze plats au compteur. Une pure folie, à la sauce d’un vrai génie.

Nous commençons par trois petites barquettes avec des saveurs légumières. Quand on annonce trois préparations, mon cerveau ne capte pas les informations, aussi est-ce en aveugle que je déguste ces délicieux amuse-bouche. L’un des trois a du miel et provoque un accord vibrant avec le Clos Saint Hune que je trouve un peu plus évolué qu’il ne devrait l’être. Il est doré, au nez délicat, et sa bouche est agréable, fraîche, sans trace de sucre. Un vrai délice.

Le plat suivant est "l’œuf parfait à la truffe noire, Parmiggiano reggiano", et contre toute attente, puisque l’œuf n’est pas un ami des vins, l’accord est probablement le plus génial de ce repas. Il y a dans l’œuf un fumé de feu de cheminée qui capte les saveurs carrées du riesling langoureux.

A une table voisine, un couple s’installe et une jeune femme d’une invraisemblable beauté est en biais sur ma gauche. Cette situation me rappelle les nombreuses remontrances de mon épouse lorsqu’une jolie femme est assise à une table voisine. La question "es-tu toujours là ?" fuse souvent. J’imagine volontiers que Tomo qui me fait face a dû se demander pourquoi je le regardais de biais. Lorsque j’ai entendu que l’on parlait russe à cette table, je me suis dit que le caviar n’est pas le seul produit de luxe de ce merveilleux pays.

Le sushi de légumes au bœuf séché est d’une grande originalité. Ça japonise, mais ça traditionnalise aussi. Et le Sainte-Hune aime ça. Nous constatons la flexibilité de ce vin. Vient ensuite un carpaccio de coquilles Saint-Jacques et radis "Green Meat’ au thé vert matcha. Sur ce plat, on sent que le chef crée sans penser au vin. Le radis est ferme et amer, et c’est avec la coquille seule, ointe de thé vert, que l’accord est possible sans réveiller le vin.

Nous commençons à goûter les fines ravioles de canard au beurre noisette avec le vin blanc, un riesling éblouissant de flexibilité, mais il apparaît très vite qu’il faut aller vers le vin rouge.

Le Vosne Romanée Les Beaux Monts domaine Leroy 1998 me frappe instantanément par deux aspects. D’une part il est incroyablement velouté et soyeux et de l’autre, il est beaucoup plus évolué que son âge. On me dirait 1978, je ne refuserais pas l’idée. Nous avons envie de goûter l’autre rouge, mais nous avions vu que Gaylord faisait la grimace quand il l’a ouvert. Le Vosne Romanée Les Beaumonts domaine Charles Noëllat 1983 a hélas un nez lourdement imprégné de bouchon, et même si en bouche il est acceptable, sa signature sèche interdit qu’on s’y intéresse. Tomo nous avait annoncé que les deux vins sont de la même appellation. L’analyse orthographique montre que les beaux monts ne sont pas les mêmes pour les deux.

Comme il faut bien deux vins rouges pour suivre le parcours culinaire, je choisis sur la carte un Chambolle Musigny "les Amoureuses" Domaine Comte Georges de Vogüé 2001. Il n’y a pas plus dissemblables que les deux rouges qui restent en lice. Le Vosne est dans le velours. Le Chambolle est dans la folle acné de l’impubère. Il est jeune, tout boutonneux, mais il promet beaucoup. Et selon les plats, il saura tenir sa place de jeune fou délicieux. Sur la raviole, c’est le velouté du Vosne qui tient la rampe.

Le sabayon fumé velouté de topinambour et cacahuètes est un exercice de style charmant. Aucun des vins ne s’émeut. La salade de poulpe à la vanille, en revanche, est capable d’exciter le Chambolle, si l’on met de côté la betterave rouge, repoussoir de tous les vins.

Le soufflé de pommes de terre au corail de homard est un plat transcendantal. Voilà de la cuisine de génie et les deux vins rouges y trouvent leur compte, surtout le Chambolle.

Qui parierait un kopeck – disons un rouble en pensant à la beauté de la table voisine – sur un accord possible d’encornets et cochon, grillés au consommé radis et pomme, avec les vins rouges. Eh bien, changeons de manuel, car c’est le consommé absolument génial qui va tirer des deux vins rouges des accents de génie. C’est du grand art, sans doute involontaire, puisque le chef crée sans penser au vin, mais j’ai trouvé dans ce consommé un excitant des vins de première grandeur.

Le plat suivant est un homard des îles Chausey au corail, pommes de terre fumées, qui est absolument divin. Il se suffit à lui-même tant il est délicat. La sauce crémée est remarquable. C’est ainsi que l’on prend conscience de ce que c’est qu’être un chef trois étoiles.

Vient ensuite une Robe des champs multicolores, "Arlequin", et fine semoule à l’huile d’argan. C’est paradoxalement la semoule qui excite le Chambolle. Comme il fait soif, tant la perspective de la fin du voyage paraît reculée, je commande un Champagne Krug 1998. L’hésitation de Tomo me pousse à dire que j’offrirai ce champagne car je ne veux pas provoquer de regrets.

Avec le saint-pierre grillé entier et Lime, avec une crème de carottes fumées au feu de bois, le champagne se montre plus généreux que ce que j’aurais imaginé. Il a une maturité que je ne lui connaissais pas. Le poisson est délicieux et charmant. La pintade aux choux cuite à l’étouffée est accompagnée de choucroute qui s’harmonise bien au Krug.

L’accumulation des bouteilles et des verres, puisque je forme un rempart de mon corps pour qu’aucun verre ne quitte la table fait de nous la risée des charmantes serveuses de ce restaurant. L’une d’entre elles vient découper de fines lamelles d’un Comté millésimé 2007 et d’un salers de belle taille qui se marient divinement au champagne à la bulle forte qui profite bien d’avoir été décanté.

Un millefeuille aussi long qu’un TGV trônant sur une table, il est exclu que nous ne prenions pas le train en marche. Il est tout simplement divin. Des marrons chauds, choux à la crème de marron, chantilly et raifort mettent une touche finale à notre excès.

Alain Passard est un créatif. Il nous a emmenés "à l’aveugle" dans un parcours dont nous ne savions rien. J’adore quand la gondole serpente ainsi sur des saveurs osées. Il est clair que plus de la moitié des plats n’acceptent pas de vins. Il suffit que les autres sachent vibrer pour que le plaisir soit total. Le service est aérien, jeune et enjoué. Alain est un homme chaleureux. Quand nous avons constaté sur nos additions que le repas avait été offert par lui, que dire de plus, sinon merci ?