Dîner de wine-dinners au restaurant le Cinqjeudi, 24 janvier 2002

L’histoire commence à mon arrivée au restaurant le Cinq à 16 heures. Je prépare les bouteilles apportées trois jours avant et stockées debout, et pendant que j’officie, Eric Beaumard me demande si une de mes bouteilles de secours ne pourrait pas être bue par des amateurs qui étaient encore en train de déjeuner. J’ai apporté un Chambertin Jules Régnier 1913 à leur table. Des bons vivants ont apprécié ce solide Bourgogne si enchanteur. Il est probable que ces amateurs viendront à un prochain dîner. Rangeant la bouteille vide près des autres bouteilles, on m’interpelle à la seule autre table encore occupée à 17 heures ( !) en me demandant le goût de ce 1913. Reconnaissant un propriétaire du Bordelais chez qui j’avais fait une merveilleuse dégustation quelques années auparavant, je me mêle à la table dirigée par une truculente et passionnante dame dont on ferait volontiers sa mère ou sa tante chérie, qui m’a fait goûter Dom Ruinart 1990 en magnum, décidément très bon, et Figeac 1988 que j’ai bien apprécié, d’une belle puissance et de très précise expression. Ce sont les hasards de rencontres heureuses.
Les convives arrivent à 20 h précises, et nous pénétrons dans cette salle splendide, luxueusement décorée, avec une débauche de fleurs magnifiques dans des vases gigantesques. Un festival de beauté. La table remarquablement située, avec nappe et serviettes en dentelle, assiettes et verrerie de classe. Tout cela annonçait un événement.
Le menu conçu par Eric Beaumard et Philippe Legendre fut fantastique, de grande classe, et commenté par Eric qui sait si bien avec des mots simples expliquer et transmettre son immense savoir. Un Blanc-manger de Sole au caviar d’Aquitaine et avocat mariné à l’huile de noisettes, homard en coque fumé et rôti aux châtaignes de Corrèze, Truffe de Tricastin en feuilleté, sauce Régence, côte de veau de lait fermier poêlée aux câpres de Pantelleria, Carré de Chevreuil rôti, dragées au chocolat, sauce poivrade, Fromage, Soufflé au nougat, glace au calisson. Parmi tous ces bons plats, quelques accords de légende. Je retiens surtout l’accord truffe et Montrachet, et l’accord de ce si discret dessert délicieux avec le magique Lafaurie. Une équipe attachante et bien dirigée nous a assuré un service d’extrême qualité, dont Thomas, sommelier de talent et attentif, qui savait qu’il manipulait des flacons de grande rareté.
Avant que je ne commente les vins, je fais une petite remarque : à un ami expert en vins présent au repas je disais à titre de boutade que j’ai la « main verte », c’est à dire que toute bouteille qui passe entre mes mains est bonne, puisqu’à ce jour, je n’ai jamais écarté une des bouteilles que j’avais prévu d’ouvrir (ce qui n’est pas le cas en dîners privés, où on s’amuse à prendre plus de risques). Or mon ami a pu constater que tous les vins présentés étaient parfaits, et de plus, des bouteilles qui auraient dû être moins puissantes du fait d’années plus risquées apparaissaient grandioses, ce qui remettait en cause tous les repères d’experts. J’ai pris cela comme un compliment pour des vins que j’essaie de conserver et présenter de la meilleure façon.
Champagne Salon « S » 1985 : puissant, viril, plombant la langue avec ses lourdes bulles. Un nez envoûtant, une expression vineuse. Un grand champagne que plusieurs convives ne connaissaient pas. Eric Beaumard a eu la gentillesse de doubler la bouteille de Salon, et je vais réfléchir à l’intérêt qu’il y aurait à démarrer avec deux champagnes au lieu d’un. Le « Y » d’Yquem 1964, fantastique à l’ouverture à 16 h est apparu éblouissant. Un nez enivrant, à respirer des heures, une densité de goût qui fait penser qu’on a utilisé abondamment des grains botrytisés pour donner du gras à ce vin sec, puisque Yquem 1964 n’a pas été produit. Le Y 1964 est une grande rareté. C’est aussi une surprise particulière tant l’écart entre ce qui est dans le verre et ce que l’on attendrait est spectaculaire. Le Montrachet Louis Latour 1981 est arrivé en accord avec la truffe de somptueuse façon. Amusant de voir un Montrachet moins puissant qu’un Bordeaux sec ! Tout en arômes dans des directions infinies, le Montrachet remplit le palais et l’inonde de mille saveurs. Une merveille. L’année 1941 est difficilement trouvable (tout a déjà été bu de cette si petite année), et peu de professionnels en ont bu récemment. Aussi ce Cheval Blanc 1941 fut une invraisemblable surprise. A l’ouverture un nez chatoyant. Au moment de servir, un grand Cheval Blanc, caractéristique, chaleureux, ouvert, soyeux, velouté, tout en discrétion mais intensité. Un grand Bordeaux, qui surpassait – est-ce possible ? – le Pétrus 1967. Pétrus est « la » réussite du millésime 1967. Très caractéristique de Pétrus, avec cette concentration, cette puissance, mais aussi ce coté ascétique volontiers trop sérieux. Un grand vin porteur d’émotion par la légitimité du symbole, mais le Cheval Blanc avait trop de charme. L’arrivée de trois Bourgognes sème un peu de confusion dans nos palais, car cela fait une patrouille de choc. Le très bon Nuits Saint Georges les Boudots de Charles Noëllat 1978 en magnum était rond, gras, puissant, lui aussi soyeux, mais il a fait une entrée plutôt confidentielle, tant le Chambertin Clos de Bèze de Pierre Damoy 1961 affirmait son insolente puissance avec un envahissement absolu du palais. Un équilibre, un coté très gouleyant, fluide, vin de soif juteux et enjôleur. Définitivement 1961 est une année de puissance et de gloire. Magnifique moment que ce Chambertin. Mais il y avait encore mieux : le Chambertin 1913 de Jules Régnier est à chaque expérience un vin étonnant. Puissant, sans la moindre trace d’âge, il étonne par cette présence, cette maturité accomplie et éternelle. Un vin de plaisir, avec du gras, de la vinosité, et une belle charpente. C’est un vin éternel, tant sa charpente semble faite pour défier les siècles, sans trace d’âge.
A ce stade, il n’y avait pas de bouteille qui avait montré le moindre signe de fatigue. Nous allions maintenant entrer dans la grâce absolue. Yquem 1988, mon chouchou, est toujours un objet de querelle d’école : d’une trilogie d’années grandioses 88/89/90, le 88 est de loin à mon goût le plus beau, mais chaque année a ses défenseurs, même autour de la table, et même à Yquem. Bu sur une excellente pâte persillée, puis bu seul, tant cet épais trésor, si imprégnant d’or et de miel est un dessert à lui tout seul. Sur de magnifiques et tendrement subtils desserts, le Lafaurie Peyraguey 1928 a pu étaler tout son talent. Très Lafaurie, ce qui veut dire structure, force et imprégnation, il avait cette présence si caractéristique des 1928, où le vieillissement apporte aux Sauternes un cadeau divin, fait de fumé, d’agrumes, d’épices qui se fondent en un seul plaisir envahissant. Comme le Suduiraut 1928 qui lui est légèrement supérieur, à boire et sentir pendant des heures et des heures.
Cigares et Fine Bourgogne du domaine de la Romanée Conti 1979 (le même que celui de Ducasse) ont clôturé ce repas qui a enchanté des convives émerveillés.
Bien sûr nous avons chacun fait notre tiercé, et ce fut comme à chaque fois très étonnant de voir des réponses aussi différentes, confirmant que chaque vin mérite une place d’honneur. Très grandes différences de choix. Le mien fut : 1 – Lafaurie 28, 2 – Chambertin 1913 et 3 – Cheval Blanc 1941. Mais tant d’autres choix ont été énoncés, fort justifiés. La palme de l’heureuse surprise revient ex æquo à Y 1964 et Cheval Blanc 1941.
Un dîner exceptionnel talentueusement préparé par l’équipe du Cinq. Magie et féerie d’un soir de rêve.