dîner de wine-dinners au restaurant Laurentjeudi, 2 mai 2002

Un dîner de wine-dinners, chez Laurent. Il porte le numéro 19 sur le site internet. Le cadre du restaurant est merveilleux, et nous avions la belle table centrale. L’accueil de Philippe Bourguignon est inégalable, et le talent de Patrick Lair s’est exprimé à plusieurs reprises. A l’ouverture des bouteilles, Patrick a « sauvé » des bouchons que j’aurais sans doute émiettés. Et Patrick a eu raison de ne verser les vins que lorsque le plat est servi. Les vins sont magnifiés par les plats, et c’est bien de les découvrir ainsi. Une cuisine juste, des plats simples mais avec un talent affirmé. Anchois marinés, tomates « olivette » confites à l’infusion de basilic. Turban de morilles aux asperges. Carré d’agneau de lait des Pyrénées doré à la broche, petits farcis. Aiguillettes de canard de Challans aux épices, navets au jus et foie gras. Fromage, fourme d’Ambert affinée. Gariguettes et rhubarbe gratinées. Gelée d’agrumes. Mignardises. C’est précis, et exactement adapté à la mise en valeur des vins. Des convives particulièrement experts : Philippe Faure-Brac, meilleur sommelier du monde, Nicolas de Rabaudy, écrivain et journaliste entre mille activités, Bernard Hervet, directeur général de la maison Bouchard, Ester Laushway, journaliste, et quelques convives qui n’avaient aucun complexe vis-à-vis de ces sommités tant l’atmosphère était chaleureuse.
Pour « ajuster les ponctualités », j’avais prévu Pavillon Blanc de Château Margaux 1992, année clin d’oeil, car c’est celle du sacre de Philippe Faure-Brac. Très belle expression d’un beau Bordeaux, à l’âge idéal pour l’apprécier. Il avait acquis une belle rondeur et a gardé un nez racé tout au long de la soirée dans le verre quasi vide au milieu de près de cent vingt verres sur table ! Quel tracas pour le service si parfait. Le champagne Pol Roger 1988 est un beau champagne à la robe claire, à la bulle abondante. Pas la moindre trace d’âge, une belle fraîcheur, et une légère douceur délicate. Le mariage avec le poivron et l’anchois, avec juste ce qu’il faut de pain se faisait idéalement. Le plat suivant, un plat de trois étoiles selon Nicolas de Rabaudy, allait me donner l’occasion d’un grand plaisir. Le Bâtard Montrachet 1984 Bouchard est très mal noté dans les archives de dégustation de Bouchard alors que le Corton-Charlemagne 1983 Bouchard, (rebouchage 1998) que Bernard Hervet a apporté est jugé brillant. Mais comme le coach d’un patineur artistique, j’avais materné mon poulain, et sur les morilles, « mon » 84 s’est révélé meilleur, car sa légère madérisation lui donnait des accents de vin jaune qui sied si bien aux morilles. Le Corton est évidemment plus racé, et se serait sans doute mieux exprimé sur un autre plat. De toutes façons, il s’agissait de deux très belles expressions du Blanc de Bourgogne si séduisant. J’étais bien content de bousculer les hiérarchies, signe que « l’ascenseur social » des vins de petites années fonctionne bien. Ou signe que toute bouteille de ma cave s’y sent bien.
Le Mouton-Rothschild 1971 est un vin de grande race. Année de belle réussite. Il a été très apprécié, surtout par les jeunes palais et les palais féminins. Je lui ai trouvé un coté un peu fermé. Il me fait penser à ces calligraphes chinois qui expriment d’un trait des pensées profondes. C’est beau, mais c’est terriblement ésotérique. Mouton avait, dans sa subtilité, toute cette discrétion. Mais évidemment, il ne peut pas cacher longtemps sa grandeur. L’affirmation était au programme du Vray Canon Boyer 1947, Canon Fronsac au nom confidentiel que j’avais déjà apprécié. Un nez merveilleux, doux, raffiné comme Bordeaux sait l’être. Et en bouche un vin délicat, velouté, qui apporte la preuve de l’incroyable valeur de 1947, dont il est une réussite.
Le passage de Bordeaux vers la Bourgogne est comme le franchissement d’une frontière. On ne peut pas comparer ces deux mondes, et on doit les aimer tous les deux. On est envahi par la chaleur humaine, ronde et bien vivante. Le Gevrey Chambertin Clos Saint-Jacques Clair Daü 1966 arrive en fanfare. Très clair, transparent, il s’impose en affichant une orthodoxie bourguignonne où l’amer (agréable) le dispute au fruité. Puissant, franc, il a montré son caractère de grand cru, alors que le Chambolle Musigny Bouchard 1952 lui emboîtait le pas sans complexe. Simple vin d’appellation, il s’affirmait très bien. L’analyse des vins n’est pas une science exacte, car Bernard Hervet et moi différions sur le sens de l’histoire : il voyait l’avenir de ce 52 devant lui alors que je le voyais derrière lui : parchemin encore lisible mais avec quelques trous. Les faits ont donné raison à Bernard Hervet, car le vin a bien tenu sa distance, montrant un charnu réconfortant. L’évolution du Chambolle-Musigny 1945 de Labourée Roi est intéressante, quoique plus triste. J’avais pris cette bouteille basse en un endroit où je range des 45 et des 61. Le classement de mes bouteilles a la même précision que celle des instituts de sondage en période électorale. A l’ouverture d’un bouchon très gras, nul doute, c’est un 45. Une odeur insupportable, dont j’ai « vu » l’évolution rapide vers des signes beaucoup plus civilisés. J’en attendais volontiers une grande surprise tant son premier rétablissement avait été rapide. Mais en le versant : couleur terreuse, nez de grenier, saveur amère. Il a toutefois continué à s’améliorer comme un naufragé qui remonte le courant. Je lui ai dit un dernier adieu en fin de repas en quittant la table, pensant qu’il aurait sans doute été bon le lendemain. Chacun de mes vins est comme un de mes enfants, et je ne peux pas me résoudre à l’abandonner sans un petit signe d’encouragement. Comme il y avait deux vins de plus que prévu, cette escapade vers une bouteille basse d’une grande année et d’un grand vigneron ne portait pas ombrage à l’ordonnance du repas.
Arrivait alors l’un des deux ou trois vins phares de cette soirée. Un Beaune Avaux Bouchard Père & Fils 1928 de la cave Bouchard. J’ai une passion pour ces Beaune de 28 et 29 qui sont des émotions rares. Ils étonnent toujours tout dégustateur, même averti, par leur invraisemblable jeunesse. Bouteille ancienne d’origine, étiquette récente. Le bouchon, assez ancien, indique un rebouchage probable d’il y a plus de 20 ans. Le nez était si parfait à l’ouverture vers 17 heures que j’ai immédiatement rebouché : pas question de prendre de risque quand un vin est tout de suite parfait. Ce vin est la récompense de tous les amateurs de vins vieux. Un équilibre absolu, et une promesse qu’il serait intact comme aujourd’hui s’il était ouvert dans un demi siècle. Il est assez difficile de décrire un vin quand il a tout : un nez très poli, annonçant bien ce que l’on va boire, et une bouche équilibrée, ronde, pleine, riche de jeunesse. Il transcendait bien sûr les autres vins de Bourgogne, mais il avait l’intelligence de ne pas les écraser : on pouvait passer de l’un à l’autre sans en rejeter un seul. C’est aussi cela la bonhomie des Bourgognes. Bien que mes convives – dont des habitués – connaissent cela par coeur, j’ai expliqué comment mâcher la fourme pour sublimer un liquoreux. Certaines bouteilles sont des fiertés de collectionneur : le Monbazillac Château Le Chrisly 1965 s’est montré si grand. J’aime quand on peut ainsi bousculer des idées reçues. Une couleur d’or orangé, un nez dense de beau miel, puis une structure élégamment épaisse qui trahirait volontiers un Sauternes en dégustation à l’aveugle. Quand un petit vin fait des merveilles, cela justifie la démarche de wine-dinners, qui veut qu’aux tables les plus prestigieuses de Paris, les plus belles bouteilles renommées côtoient des vins plus méconnus, porteurs parfois, comme ce soir, de magiques surprises. L’un des convives a été vraiment ému par la richesse et la poésie de ce brillantissime Monbazillac. On avait pu préférer le Bâtard au Corton. Il était imaginable que l’on préférât le Monbazillac au vin de légende qui allait suivre. Le repas se finissait comme souvent sur un vin de référence : Château Gilette « doux » 1945. Le Sauternes dans sa plus belle expression. Riche puissant, long en bouche, tenace, doré, il exprime une belle orthodoxie rassurante de la plénitude du Sauternes ancien. Propriété atypique, à la commercialisation hors norme (aucun vin de moins de 20 ans n’existe dans aucun circuit), qui participe au prestige de cette région si généreuse en vins de rêve.
Tant absorbé par les discussions passionnantes, je n’ai même pas pensé à demander à chacun de faire son tiercé. Pourtant il est probable que l’homogénéité des réponses eût été plus grande que dans d’autres dîners. Si je devais me livrer à cet exercice difficile, je répondrais volontiers : 1 – Vray Canon Boyer 1947 parce que c’est une réussite d’un vin inconnu de beaucoup, 2 – Beaune Avaux 1928 pour sa jeunesse épanouie, 3 – Gilette 1945 parce que c’est un symbole de beauté. Mais beaucoup mettraient le Beaune en premier, et je suis sûr que mon fils mettrait dans son tiercé le Mouton 1971 et le Monbazillac 1965 avec sans doute le Beaune.
Grand dîner où chacun a pu apprécier chaque vin en toute liberté de jugement, selon son goût et sa culture. Talent toujours renouvelé du restaurant Laurent pour créer une fête autour de vins de 10 à 74 ans.