Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Bristolmardi, 4 juin 2002

Le dîner du 4 juin 2002 à l’hôtel Bristol fut remarquable à plus d’un titre. D’abord c’est la première fois que nous recevions un habitant de Hong Kong, un français, qui venait à la suite d’une consultation du site wine-dinners. Ensuite, Eric Fréchon, qui a réalisé des associations de goût merveilleuses – ce n’est pas souvent qu’on accompagne une anguille avec Beychevelle 59 – m’a fait le plaisir de me consulter sur les choix culinaires. Je suis honoré d’être associé à la réflexion d’un chef d’un tel talent. Plusieurs mariages ont été grandioses, on le verra. Le menu conçu par Eric Fréchon était : Homard Breton rafraîchi d’un gaspacho, avocat écrasé à l’huile d’olive. Anguille des Sargasses fine purée de cresson de fontaine, bouillon mousseux d’ail de Lautrec. Agneau de lait rôti à la broche frotté au piment d’Espelette, salade pastorale. Pigeon vendéen doré au sautoir, mijoté de petits pois et tourte de cuisse. Vieux Comté. Fourme d’Ambert et Roquefort. Sorbet aux agrumes et son quatre quarts citron. Fraisier et sorbet gariguette tout juste sucré. Mignardises, chocolats.
J’ai ouvert les vins à 16 heures, avec Marlène et Virginie, deux sommelières attentives et expertes qui ont largement contribué à la réussite du festin et au plaisir de chaque convive. Sur une table pour onze convives il y avait douze verres pour chacun. Ce n’est pas si facile à gérer. Ce le fut. Service attentif de Philippe et ses collègues, plats annoncés d’une voix claire et non marmonnés comme souvent, les gigantesques tétons de matronnes que représentent les cloches garde plat se levant d’un seul geste, tout y était. A l’ouverture de l’après-midi, deux vins explosaient de joie : le Nuits 71 et le Chassagne 45. Je les ai rebouchés. Les autres méritaient de l’oxygène. J’ai eu peur que la chaleur orageuse ne les fasse évoluer trop vite. En fait ils se sont bien présentés, à l’exception du Savigny 53 fatigué qui a eu besoin du repas pour se refaire une bien frêle santé. Voyons comment tout ceci s’est déroulé.
A l’attente des convives, le Gewurztraminer Grande Réserve Jean Bischer 1961 a commencé en fanfare. Belle couleur d’un jaune profond, nez très riche et affirmé, et en bouche, un beau gras qui envahit bien le palais. Chaleureux, réjouissant sur de petites entrées en matière charmantes. On passe à table, et premier choc gustatif intéressant : une crème de poivron raccourcirait tout vin, mais la bulle généreuse d’un excellent Veuve Clicquot rosé 1985 avait l’effet d’un lift de Roland Garros : elle catapultait le poivron comme un ace sur la langue. Très belle surprise, et champagne de belle structure intense, réconciliant avec le rosé. Faire dans un dîner de vins un gaspacho où figurent tomate et une trace de concombre, il faut le faire. Car tomate et concombre (surtout concombre) partagent avec l’asperge le même pouvoir de raccourcir tous les vins. Mais grâce au homard magnifiquement présenté, le Chablis Premier Cru les Vaudevey Domaine Laroche 1988 a trouvé une belle noblesse qu’il n’aurait sans doute pas hors de ce contexte si favorable. Nez discret, mais belle affirmation de Chablis en bouche, bien jeune, sans explosion. L’anguille fut en tous points remarquable, et ce sont les petits croûtons qui servaient de passerelle vers le Beychevelle 1959. Quel nez, quelle race, quel raffinement. Il confirme que 1959 est une année à réestimer, tant la subtilité est parfois plus grande que celle des puissants 61. Merveilleux Saint-Julien, au sommet de son art.
L’agneau découpé devant nous a permis au fragile Rausan-Ségla 1924 de s’exprimer comme il convenait. Ce qui est intéressant, c’est que c’était le premier vrai vin ancien dans la vie de beaucoup de convives. Il fallait donc s’habituer à des aspects pas toujours évidents. Mais curieusement, malgré une gêne visible pour certains, ce vin a été classé dans les tout premiers. Un très beau nez de Margaux décelé immédiatement par Marlène à l’ouverture, et un soyeux bien délié qui remplissait la bouche de saveurs discrètes et raffinées. L’effet de l’âge était minime. C’est sur l’agneau que l’on a passé la frontière vers les Bourgognes. Le Nuits-Saint-Georges Leroy 1971 est tellement chaleureux, bon vivant, « nature » que chacun revenait sur une planète connue. La franchise de ce vin de jouissance a ravi plus d’un convive.
Sur un pigeon parfaitement réussi et d’une présentation esthétique évidemment signée, le Savigny la Dominode Roger Poirier 1953 arrivait avec le poids de sa souffrance que l’exceptionnel Latricière Chambertin Pierre Bourée 1955 allait encore accentuer. Nous avons été au moins deux à constater avec bonheur combien le Savigny, qui aurait été normalement et justement condamné aux oubliettes retrouvait progressivement une belle structure. Le vin était blessé mais méritait qu’on ne l’abandonne pas sans un signe sur son chemin de croix. Le Latricières sur la pâtisserie aux abats formait une de ces associations de rêve. La lourdeur voulue de cette bouchée avec la puissance affirmée d’un Bourgogne pugnace, cela forme en bouche un tourbillon de bonheur gustatif : c’est la richesse à l’état pur. Le Chassagne Montrachet rouge de Champy 1945 allait porter une estocade qui allait lui valoir les vivats et les mouchoirs d’aficionados conquis. Un nez authentiquement bourguignon, d’une présence extrême, agacé par la trace du bouchon de rebouchage que j’avais mis de 17 heures à 23 heures. Fort heureusement, le goût n’en souffrait pas, la formidable puissance de l’année 1945 s’étalant avec majesté. On touche à ces Bourgognes généreux, légendaires, qui marquent les dîners de wine-dinners. Sur un Comté très goûteux, un Arbois Nicolas 1959 un peu fatigué, mais indestructible a montré encore une fois une association de rêve. A noter qu’après l’Arbois, le Lafaurie-Peyraguey 1971, d’habitude si écrasant de puissance a eu l’intelligence de se montrer discret. Il a donné cette si belle palette de goût sur une fourme et un roquefort : la fourme en a fait un joueur de rugby, le roquefort en a fait un joueur de harpe (j’exagère bien sûr, mais le contraste est à noter, lié au gras de l’un et à l’âpreté de l’autre).
La couleur du Guiraut 1934 est en soi une oeuvre d’art. On aimerait ne pas l’ouvrir pour continuer de l’admirer. Bouteille reconditionnée en 96 au château, ce qui explique le niveau. Pour beaucoup de convives une découverte de goûts inconnus. Qui n’a pas connu de ces très vieux Sauternes (disons avant 1935) n’a pas encore abordé des saveurs parmi les plus belles au monde. Sur une base d’agrumes le Guiraut, si beau, si féminin, vibrant d’évocations subtiles a montré un charme redoutable. On se demande à chaque fois comment un vin peut donner autant. J’avais peur que les fruits rouges ne luttent contre le Guiraut, mais en fait, savamment adoucis, ils ont continué de révéler la race de ce merveilleux Sauternes si distingué.
Il fallait voter, tradition oblige. Des réponses souvent différentes ont permis de nommer Rausan-Ségla 24, largement cité malgré la surprise, Nuits 71 de Leroy, Chassagne 45 et Guiraut 34, mais certains ont aussi nommé le Gewurz, le Latricières, le Beychevelle, voire l’Arbois et le Lafaurie, tant le choix était ouvert. Mon choix personnel, partagé par deux convives, fut en premier Guiraut 34 en raison de ce goût si nettement chargé de vrai plaisir, en deuxième le Chassagne Montrachet 1945, tant il confirme la réussite de l’année 45, et en troisième le Latricières 55, si merveilleusement affirmé avec le pigeon. La palme de l’association la plus raffinée, c’est le Beychevelle 59 avec l’anguille. Il fallait le faire. Nous l’avons fait dans un merveilleux Bristol. Nous sommes tous prêts à « affronter » de nouvelles aventures… dès septembre.