dîner de wine-dinners au Grand Véfourjeudi, 15 septembre 2005

Je dois pour la cinquième année consécutive ordonnancer le repas qui s’appelle « repas des amis de Bipin Desai ». Bipin est ce professeur de physique nucléaire américain qui organise les plus invraisemblables dégustations de la planète. On lui doit celle des 38 millésimes de Montrose (bulletin 151). Ayant réglé par téléphone ou mail tous les détails, j’ai le temps de me rendre à l’inauguration du Salon du Collectionneur au Carrousel du Louvre où les objets présentés, contrairement à la brocante de Hyères (bulletin 149), procurent des émotions esthétiques uniques. On se sent petit devant la perfection artistique de ces personnages chinois de terre dont le graphisme épuré est sorti de mains d’artistes nés il y a 1300 ans. Les éclairages, les stands intelligents, tout montre la richesse d’œuvres d’art quand on prenait le temps d’exécuter. Après avoir salué quelques amis et trempé mes lèvres dans un très expressif champagne Henriot, je rejoins le restaurant Le Grand Véfour pour vérifier que tout est prêt, et c’est le cas. Dans ce lieu porteur de l’histoire du bien manger, le petit salon en étage est le lieu idéal pour nos retrouvailles. La période des vendanges a hélas écarté de notre table des amis indispensables. On toasta largement en leur honneur, surtout quand ils avaient eu la gentillesse d’être présents par le biais d’une belle bouteille.
Guy Martin a composé un menu qui fut un beau voyage. Qu’on en juge : Tomate et mozzarella en beignet, émulsion de pancetta / Foie gras de canard au persil plat, bouillon de coco, tranches de cèpes au Combawa / Homard de Bretagne, jeune betterave confite à la vanille et d’autres crues / Turbot cuit meunière à l’huile de truffe blanche, fine purée de petits pois et jeunes carottes / Canard croisé cuit sur son coffre, cuisse confite aux épices, jus de miel citronnier et fenouil / Comté de 18 mois / Fondant de figues sur un croustillant de riz soufflé au basilic.
Les amuse-bouches abondants et éclectiques se marient à ravir avec le champagne Laurent-Perrier 1976 en magnum. Bouteille d’une élégance rare par la forme effilée du flacon et le gris argenté de l’étiquette. En bouche, ce blanc de blanc est d’une subtilité particulière. Il n’est pas envahissant mais charmeur, conteur d’histoires de goûts délicats. Toute évocation de goût serait réductrice mais j’ai rêvé de fraises des bois en sentant la caresse suave des bulles sur mes lèvres conquises. La variation sur la tomate est originale.
Patrick Tamisier que je connais depuis un quart de siècle du temps où j’étais assidu à la Tour d’Argent a apporté un soin particulier aux vins. Il me fait goûter le Meursault Perrières Comtes Lafon 1996 et c’est une grenade de parfum qui explose sur mon nez. Quelle agression olfactive de pur plaisir ! Ah, c’est viril. C’est sans concession. Et en bouche la puissance est énorme. Je suis un peu gêné par le poids alcoolique de ce lourd Meursault, mais quel plaisir. Avec le foie gras judicieusement mêlé au persil, c’est une merveille. J’ai apprécié l’audace du citron japonais sur les tranches de cèpes qui donnent au Meursault une autre philosophie.
Le Montrachet 1961 Bouchard Père & Fils arrive trop froid. Etait-ce l’absence de Bernard Hervet, ce vin que j’ai tant aimé au château de Beaune était ici bien pâle, comme le tigre qui cherche des yeux son dompteur et se sent perdu s’il n’est pas là. Bien sûr, quand il s’étend, le vin montre comme il est grandiose. Comme de plus je n’ai pas trop aimé l’expression du homard qui ne me parlait pas, peut-être à cause du vin que je ne retrouvais pas, ce ne fut pas le soir de ce grand Montrachet dont j’ai relaté l’émotion unique (bulletin 143).
Le nez de La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1990, en un dixième de seconde, plante le décor. On ne peut pas concevoir quelque chose de plus élégant. Le raffinement est sans limite. Sur la chair du turbot, ce vin d’une noblesse immense brille d’une façon que l’on ne pourrait pas imaginer sans le verre en main. Ce vin est grand, d’une longueur extrême. Il y eut comme un silence quand chacun prit conscience de l’intensité de ce vin. Une pensée fusa pour Aubert de Villaine retenu pour des récoltes qui seront belles.
Le canard à la belle chair mais au miel un peu fort donna à la Côte Rôtie Brune et Blonde Guigal 1966 l’occasion de délivrer un message d’un charme certain. Passer derrière La Tâche, ce n’est pas un service à rendre à un vin. Mais il s’en tira fort bien dans un registre de vin plus mûr au charme ensoleillé.
Avant l’arrivée des convives j’étais allé sentir les bouchons des bouteilles ouvertes par Patrick Tamisier, et l’odeur du bouchon du Château Chalon Bourdy P&F 1911 m’avait fait vaciller d’aise. C’est immense. Didier Depond, président de Salon-Delamotte vibre comme moi à la sensualité dérangeante de ces vins extraterrestres. Servi beaucoup trop froid, il se rattrapa bien vite sur un délicieux Comté de 18 mois que j’avais préféré au 36 mois qu’on m’avait proposé. Il ne faut pas pour ces vieux vins jaunes de choc gustatif excessif. Le vin se rétablissant à une vitesse sidérale, nous avons goûté la perfection absolue du vin jaune du Jura. Et nous imaginions les nombreux mariages que ce vin suggère pour de redoutables joutes culinaires. Avis aux amateurs, car j’en ai une belle provision.
Le délicieux dessert à la figue se fiança avec un Sainte-Croix-du-Mont de coopérative, « Chevalier » 1959 à la couleur d’un bel or patiné, au nez de pain d’épices, et chaleureux en bouche comme un beau Sauternes à qui il manquerait juste un peu de longueur.
La table fut enjouée et des milliers de sujets nous entraînèrent en des discussions passionnantes. La certitude de perpétuer une amicale tradition de grande qualité éclairait nos visages. Patrick Tamisier fut attentif et amical. Guy Martin nous avait composé un très intelligent et agréable voyage exécuté d’une belle dextérité. Il y avait en chacun de nous l’envie de recommencer.