dîner de folie avec un Heidsieck 1907 qui est un miraclemardi, 8 mai 2012

Florent est fou de vin anciens. Il vit à Lyon et cela limite les possibilités de partager des vins. Il annonce sa venue à Paris avec son épouse. Branlebas de combat ! Il faut faire du mémorable, de l’inclassable, du grandissime. Après des allers et retours, des propositions suivies et non suivies, nous nous retrouvons à cinq à dîner au restaurant Taillevent dans l’intimiste salon chinois du premier étage. Il y a Florent et Emmanuelle, Tomo, le fidèle ami japonais et Peter, que je n’ai rencontré qu’une seule fois, lors de la présentation du Moët 1911 au Plaza. Sa passion m’était apparue évidente. Il avait donc toute sa place dans ce dîner de folie. Je fais figure d’ancêtre dans ce cénacle, car mes trois compères sont nés en 1975, 1976 et 1979.

Dans l’après-midi, nous sommes allés visiter ma cave avec Florent et Peter, et quand Peter a dit : « interesting » quand je lui ai demandé son avis sur ma cave, il a dû ressentir que je le recevais comme un coup de poignard. Aussi, lorsque nous nous sommes retrouvé tous les deux à la cérémonie d’ouverture des vins, il n’a cessé de me dire : « superb, unique, extraordinary ». A ce moment, j’avais d’autres chats à fouetter, car j’étais en train d’ouvrir des merveilles. Les parfums des vins rouges sont absolument superbes, surtout celui du Chambertin Armand Rousseau 1978 incroyablement bourguignon, et celui du Château Palmer 1921 avec de délicats fruits rouges superbement suggérés. J’ai dû lutter pour les bouchons et celui du Chambertin m’a fait transpirer, car il était incroyablement serré dans le goulot. Je me suis demandé pourquoi le bouchon du Palmer se brisait en tant de morceaux sans vouloir sortir. L’explication est simple. En haut du goulot, il y a normalement une surépaisseur à l’extérieur, sur le pourtour du goulot. Pour cette bouteille, il y en a une à l’intérieur, très importante, ce qui rend impossible de lever le bouchon entier.

Le seul vin blanc du repas est une grande inconnue :  » Grand Corbin blanc 1924″. Aucun domaine ou château portant le nom de Corbin n’a officiellement fait du vin blanc. J’ai toutefois eu l’information que l’on parlait d’un vin blanc il y a longtemps, dans la région des Corbin, en saint-émilion. Je l’ouvre en dernier alors qu’il doit passer avant les rouges. L’odeur de gibier du vin me pousse à envisager de le placer après les rouges, pour qu’il ait le temps de se reconstituer. Je demande que l’on prévoie un fromage pour le vin blanc. Le plat d’épeautre qui lui était associé se prendra sur les champagnes.

Compte tenu de l’âge plus que canonique des quatre champagnes, leur ouverture était prévue sur l’instant de leur apparition. C’est une grande erreur car ces champagnes comme les vins, auraient profité d’une aération soutenue.

Les festivités commencent. J’indiquerai les noms des donateurs des vins. J’essaie d’ouvrir le Champagne Moët & Chandon 1914 de ma cave mais en tournant la petite oreille métallique, celle-ci se brise sans ouvrir le muselet qui protège le bouchon. Je lutte pendant près de dix minutes pour défaire ce treillis fait d’un métal particulièrement résistant. Le bouchon vient bien, au cylindre rectiligne et n’entraîne aucun pschitt. La couleur du Moët est délicatement dorée. Le nez du champagne est merveilleux. S’il a perdu sa bulle, il a gardé tout son pétillant. D’une belle acidité, il commence par exposer sa minéralité. Puis, quelques minutes plus tard, ce sont des fruits jaunes qui apparaissent. Le champagne est irréellement bon. Pas un soupçon de défaut n’est décelable. Nous nous extasions et nous le comparons au 1911 que Peter, Tomo et moi avons eu la chance de boire, Tomo et moi deux fois. Si le 1911 de dégorgement récent est sans doute plus précis, l’émotion est du côté du 1914 de dégorgement initial, car il a une personnalité et une complexité beaucoup plus grandes. Sur des gougères, ce champagne est un régal. Sur les dernières gorgées, on voit apparaître les aspects pâtissiers de ce beau champagne complexe et parfait. Il se trouve que 1914 de Moët est le champagne bu il y a plus de trente ans qui m’a ouvert les yeux sur la beauté des champagnes antiques. Celui-ci est d’une grandeur extrême, comme celui de mon souvenir.

Le menu concocté par Alain Solivérès est : foie gras de canard confit, brioche toastée / épeautre du pays de Sault en risotto, ail des ours et escargots petits gris / rognon de veau en fricassée, légumes sautés à cru / mignon de veau du limousin doré aux morilles blondes / suprême de volaille de Bresse aux légumes printaniers / saint-nectaire / harmonie de citron vert et basilic / douceur de mangue. Ce qui est intéressant de signaler, c’est que nous nous connaissons tellement bien avec Alain Solivérès et Jean-Marie Ancher que la composition d’un tel menu se fait avec une évidence naturelle, car au fil des expériences que nous avons tentées, les choix sont connus. Ce repas fut brillant.

Le Champagne Mumm 1893 apporté par Peter se présente dans une lourde bouteille sans étiquette, sans capsule, avec juste une épaisse cire rouge de couleur violente. Peter nous dit qu’il a le pédigrée de cette bouteille qui lui a été vendue dans une boîte métallique certifiant de son origine. J’aide Peter à découvrir la cire. Le bouchon est parfaitement plat aligné sur le bord du goulot, comme si on l’avait sectionné. Je le tire donc au tirebouchon. Il est sain. Là non plus pas de bulle. La couleur du champagne est un peu grisée. Ce qui est étrange avec ce champagne, c’est l’attaque qui est d’une grande beauté. On sent le message d’un beau champagne assez vineux. Puis, un goût métallique vient gâcher le plaisir. L’explication qui me vient est que très probablement la bouteille devait être couleuse, et le liquide ayant eu un contact avec la cape, cela a créé ce goût métallique. Prenant conscience de la coulure, le propriétaire de la bouteille a dû faire couper le haut du bouchon puis cirer, sous le contrôle de Mumm. Quand le temps passe, le goût métallique s’estompe et c’est un beau champagne un peu vieux qui nous charme par son expressivité.

Peter ouvre lui-même son Champagne Louis Roederer 1928. La bouteille est magnifique. Le vin n’a plus de bulle. Il est beaucoup plus dosé, et son fruit est très présent. C’est le seul pour lequel je reconnais le style de sa maison. Car le Moët n’a pas l’évidence d’un Moët et le Mumm n’a pas celle d’un Mumm. Alors qu’avec ce champagne, je reconnais un Louis Roederer. Il est un peu fatigué – à peine – et fait un peu simple. Car le Mumm, plus blessé, fait plus noble que ce 1928. On reconnait la grande année de champagne qu’est 1928. Ces trois champagnes forment un intéressant voyage dans le monde des vieux champagnes, les deux derniers mettant encore plus en valeur l’exceptionnelle perfection du 1914. L’épeautre dans cette version nouvelle et originale met en valeur les trois champagnes. C’est le plat que j’ai préféré.

Le Château Palmer 1921 de Florent a une couleur irréellement belle de sang de pigeon. Pas un gramme de tuilé dans cette couleur. Le niveau dans la bouteille était parfait, à la base du goulot. Le parfum est d’un raffinement extrême. C’est surtout l’attaque de ce vin que j’apprécie, car elle est flamboyante. Le final est moins vibrant. Ce vin est beau. C’est un grand Palmer d’une année exceptionnelle, aux beaux fruits rouges et noirs. Les rognons sont gourmands.

Le Richebourg Antonin Rodet 1923 de Florent est l’expression la plus sensuelle du bourgogne que j’adore. Il est viril, séduisant et il a cette trace saline que j’adore pour les « vrais » bourgognes. Florent dit que 1923 est l’année la plus belle pour le pinot noir, et je ne suis pas tout-à-fait d’accord, car ce Richebourg à la couleur d’un rouge rose délivre le message d’un vin d’une année délicate plutôt que celui d’une année flamboyante. Il est d’une finesse extrême. Ce vin qui n’a pas de signes de vieillesse est un très grand bourgogne « qui prend aux tripes ». Avec les morilles, c’est à se damner.

Le Chambertin Armand Rousseau 1978 de Tomo manque de m’évanouir. Car comme le vin de Rodet, ce vin exsude le talent bourguignon. Et je retrouve encore le sel et cette délicatesse et ce raffinement qui représentent le domaine Rousseau. On sent un vin qui pourrait parler le langage de la puissance mais préfère celui de la délicatesse. Il est magique. Le dosage de l’amertume, du fruit, du sel, est magique.

Le Clos Vougeot Georges Roumier 1969 de Tomo fait un peu loulou de banlieue. Il arrive avec ses gros biscottos et nous lance son fruit comme une claque au visage. Il est tellement envahissant que je suggère qu’on le mette un peu dans l’eau froide et cela lui va bien, car après quelques minutes, il prend une tension et une vivacité qui le civilisent. Ce vin fait un contraste total avec les deux précédents, car il explose de fruit mais reste un peu rustaud, brut de forge. Il est plaisant, mais pas dans le style de ce dîner.

J’avais souhaité pour le Grand Corbin blanc 1924 de ma cave un fromage basque qui eût été parfait. La vibration se trouve moins avec le saint-nectaire. Le vin est d’une couleur d’un jaune clair, d’une étonnante jeunesse. Le nez est subtil, de belle race. Je suis heureux d’avoir repoussé le moment de l’apparition de ce vin, car les traces de gibier ont pratiquement complètement disparu. Tomo et Florent s’essaient à deviner la proportion de sauvignon et de sémillon dans ce vin que tout le monde classe dans les bordeaux blancs secs, malgré sa présentation en bouteille bourguignonne. C’est certainement une mise en bouteille privée, où l’on a pris la première bouteille que l’on avait sous la main. Je suis heureux, car ce vin a un sens. Il est même charmant avec une belle acidité et très peu de signes de fatigue. Il est vivant subtilement citronné et le fait que cette énigme soit du vrai vin, cela me remplit d’aise. Il se boit bien.

Le Champagne Heidsieck 1907 de ma cave est resté 100 ans sous l’eau dans une mer nordique. Les bouteilles ont été triées et les bouchons d’origine ont été gardés, mais recouverts d’épaisses couches de cire. Il me faut de longues minutes pour enlever la cire blanche déposée en strates, j’en projette partout, et enfin je vois une capsule métallique neutre qui a été posée après coup sur le bouchon qui a une profonde entaille centrale qui montre que le bouchon était tenu par une broche en forme de pince et non par un muselet métallique. Miracle, oh miracle, le bouchon qui sort fait un pschitt, pas très fort mais réel. Je verse le liquide qui a des bulles, de vraies bulles, et une couleur qui marque un contraste majeur avec celles des 1893 et 1928, car son or jaune clair est d’une vivacité extrême.

Quand vient le moment de le boire, c’est un miracle. Je n’ai pas d’autre mot. Il est jeune, il est beau, il est complexe à l’infini, il est épanoui, joyeux avec des notes de fruits dorés. Il n’a pas d’âge mais on sait que sa complexité et son accomplissement ne peuvent exister qu’avec l’âge. C’est très probablement le plus grand champagne de ma vie. Nous sommes tous sous le coup de ce miracle, sans voix, communiant avec ce breuvage, annoncé par les découvreurs comme ayant le goût anglais ou américain signifiant qu’il est très dosé, mais qui en fait a un équilibre du sucre que je trouve parfait. Son acidité est belle. C’est un moment de grâce absolue.

Alors, le Château Rabaud-Promis 1921 de Florent, pourtant exceptionnel, d’une magnifique année, noir comme de l’ébène, avec un très joli caramel, au fruit marqué d’un peu de café, passe un peu sans retenir notre attention comme il le devrait, car nous sommes encore sur le petit nuage créé par l’Heidsieck.

J’avais apporté une bouteille qui m’avait fait de l’œil dans ma cave. C’est une demi-bouteille de forme très ancienne, que je date autour de 1840. Qu’y a-t-il dedans ? J’avais miré devant une lampe un beau liquide jaune clair. Et c’est ce que l’on voit dans nos verres. L’hypothèse que j’avais hasardée avant de l’ouvrir, d’un Constantia, est rejetée. Nous goûtons. Ma première idée me porte vers l’Alsace. Mais il y a un alcool présent qui ne colle pas avec cette hypothèse. Le plus probable après avoir recoupé nos avis est qu’il s’agit d’une Malvoisie vers 1840. Elle est vivante, complexe, avec encore un peu de fruit.

Nous sommes cinq à voter aussi votons-nous pour six vins chacun. Sur les onze vins, neuf ont des votes ce qui est sympathique, le Roederer 1928 et le Corbin 1924 étant vierges de vote. L’Heidsieck 1907 a quatre votes de premier alors qu’il devrait en avoir cinq mais Peter nous explique qu’étant peu familier avec les bordeaux de ce niveau, il a mis Palmer en premier.

Le vote du consensus serait : 1 – Champagne Heidsieck 1907, 2 – Champagne Moët & Chandon 1914, 3 – Chambertin Armand Rousseau 1978, 4 – Richebourg Antonin Rodet 1923, 5 – Château Palmer 1921, 6 – Champagne Mumm 1893.

Mon vote est : 1 – Champagne Heidsieck 1907, 2 – Champagne Moët & Chandon 1914, 3 – Chambertin Armand Rousseau 1978, 4 – Château Rabaud-Promis 1921, 5 – Malvoisie vers 1840, 6 – Richebourg Antonin Rodet 1923.

Que dire de ce dîner ? Tout simplement il est exceptionnel et fait probablement partie des dix plus grands dîners que j’ai organisés. Le Champagne Heidsieck 1907 pourrait être le plus grand champagne de ma vie, car découvrir que son passage de cent ans en mer nous a donné le goût qu’il aurait eu durant la première guerre mondiale, mais magnifié par l’âge, c’est fou. Cet Hibernatus est tout simplement fascinant. Notre ambiance était celle de passionnés qui sentent qu’ils vivent un moment privilégié. Toute l’équipe du Taillevent l’a aussi senti, car nous avons été servis de façon remarquable, avec une cuisine d’une sérénité et justesse parfaites.

Je suis encore tout bouleversé par ce moment totalement exceptionnel que nous avons vécu.

Ce dîner étant organisé comme un dîner de wine-dinners à apports partagés sera classé 159ème dîner de wine-dinners.

on arrive à lire le millésime du Moët 1914

la couleur des trois premiers champagnes. De droite à gauche le 1914, 1893 et 1928

la bouteille de Heidsieck lorsque la cire est enlevée. la photo n’est pas très précise, mais on peut deviner la fente sur le haut du bouchon qui montre que lebouchon était fermé par une pince et non un muselet.