dîner avec Richard Geoffroy et des vins quasiment miraculeuxvendredi, 4 janvier 2013

Richard Geoffroy, l’homme qui fait Dom Pérignon, avait dû annuler au dernier moment sa présence au dîner de vignerons de début décembre. Il lui manquait, comme il me manquait, de passer ensemble de beaux moments d’amitié. J’ai un prétexte : en rangeant ma cave, un ami a trouvé une bouteille rarissime que je n’imaginais pas avoir : Dom Pérignon 1929. Le niveau n’est pas beau. Avec qui pourrais-je mieux profiter de ce vin, sinon avec celui qui en a la charge aujourd’hui ? Tout heureux qu’une date ait été trouvée, juste après les fêtes de fin d’année, je suis comme un collégien qui va à son premier rendez-vous galant. Ainsi, je charge ma musette de six bouteilles, même si je sais que ce n’est pas raisonnable. J’ai tellement envie que cet instant soit beau.

Le jour dit, affaibli par un rhume ou une grippe, je ne sais pas, je cache mes yeux rouges albinos derrière des lunettes de soleil qui me font ressembler à Kim Jong il. J’ai réservé au restaurant Laurent un petit salon intimiste qui surplombe les jardins des Champs-Elysées, pour que ma transformation physique reste dans l’ombre. J’ouvre la bouteille d’Arche Lafaurie 1901 et un parfum éblouissant inonde mes narines, même à travers les malheurs que je subis. Il n’en est pas de même de la Romanée Conti 1956 dont le niveau est bas, qui révèle des odeurs de poussière et surtout de fatigue. Mon pronostic est très pessimiste pour ce vin. Comme je ne sais pas ce que Richard apportera, je laisse mes autres apports en l’état, nous déciderons à son arrivée.

Nous sommes trois dans ce délicieux petit salon, Richard, mon épouse et moi. Richard a apporté dans sa musette trois Dom Pérignon Œnothèque, 1996, 1990 et 1962. Comme nous sommes deux à boire, l’équation est compliquée à résoudre. Richard voit mes apports de champagnes : Dom Pérignon 1929, Moët 1959 et Pommery Gréno 1949. J’avais choisi trois grandes années en « 9″. Richard est aussi gamin que moi aussi a-t-il envie de boire les trois que j’ai apportés. Sur les six champagnes, le seul qui restera de côté, en « réserve » est le 1996. Avec l’aide de Philippe Bourguignon, nous allons composer l’ordre des vins qui va commander l’ordre des mets.

Le menu résultant de nos cogitations et des suggestions de Philippe Bourguignon est : amuse-bouche / toast « Melba » à la truffe noire / royale d’oursins et corail au naturel / « Fregola Sarda » dans une sauce poulette / caille dorée en cocotte, rôtie aux abats, côte de céleri mitonnée aux olives noires / comté de 36 mois / cheese-cake et mangue fraîche sur un sablé au citron vert.

Le Champagne Moët & Chandon 1959 exprime d’abord une certaine fatigue et un final légèrement gibier. Mais il s’assemble très vite, prend de l’ampleur, surtout sur le délicieux toast au poisson fumé. L’acra gentiment épicé avait gonflé son torse. Le poisson, de la truite peut-être, lui donne longueur et rectitude. Je vois Richard très attentif. Il nous explique que passant son temps à étudier des vins de dégorgement récent, il faut qu’il calibre son palais à des vins de dégorgements initiaux. J’évoque les fruits roses. Ma femme qui ne boit pas mais sent les vins évoque les fruits exotiques et Richard dit : goyave. Et c’est cela. Comme pour les autres champagnes que j’ai apportés de dégorgements d’origine, Richard est frappé par l’importance du fruit, qui est beaucoup plus présent que sur des champagnes de dégorgement récent. L’épanouissement du champagne est spectaculaire, et le final qui était imprécis et gibier devient très net et charmant. Le fonds de la bouteille donne un vin de couleur plus grise. Richard est frappé de retrouver des composantes qui sont celles du champagne Moët, notamment dans le parcours du vin en bouche, qui expose son message très vite, à la prise de contact. Si ce champagne est beau, il est loin du Moët Brut Impérial 1928 bu au réveillon, qui était exceptionnel.

Le grand moment arrive. On me verse les premières gouttes du Champagne Dom Pérignon 1929. Et là, c’est l’extase. Je sens que nous allons vivre un moment d’exception. Lorsqu’il boit les premières gorgées de ce vin, Richard a la mine de l’orpailleur qui vient de trouver une énorme pépite. Tout nous porte au recueillement, car le vin est d’une dimension extrême. Je demande qu’on appelle Philippe Bourguignon pour lui faire goûter ce breuvage. Je sais que Philippe n’aime pas partager les vins bus à une table, car il y aurait de la surenchère. L’exception est possible puisque nous sommes en salon privé. Que dire de cette merveille ? Déjà la couleur est d’une beauté qui fait de l’ombre à celle du 1959 qui apparaît nettement plus grisé. Ensuite le nez est d’un raffinement délicat. C’est une rose au parfum rare. Ensuite en bouche le fruit est clair, plutôt vers la mandarine, les fruits confiturés. Et enfin un final d’une noblesse rare. Contrairement au 1959 qui a mis du temps à s’épanouir, le 1929 est parfait de la première à la dernière goutte. Et chose importante, le vin va rester parfait jusqu’à la fin du repas, très tard. Cela peut se comprendre par le fait que le vin a perdu près de la moitié de son volume dans la bouteille. Il ne s’est pas oxydé et est devenu invulnérable. C’est assez troublant qu’une bouteille aussi basse donne un vin d’une telle pureté et d’une telle noblesse.

La question qui me démange est celle-ci : « Richard, toi qui as l’occasion de goûter tous les Dom Pérignon, à quel niveau mettrais-tu ce 1929 ? ». Et la réponse est : « au plus haut niveau ». La royale d’oursin donne une belle tension au champagne, mais on imagine volontiers qu’il n’en aurait pas besoin même si l’accord est joli.

Le Champagne Dom Pérignon 1990 n’a pas d’étiquette. C’est la réserve du chef de caves. Je ne sais pas si on peut de ce fait l’appeler Œnothèque. Après les deux champagnes précédents, le retour sur terre est rude, car la bulle est si active que je la ressens comme autant de poignards lancés sur ma langue. Le champagne est riche, d’une grande complexité où les fruits blancs abondent, mais c’est surtout un vin fusée, qui a une telle tension qu’il déchire le palais de sa trace inextinguible. Quand je reviens au 1929, je me félicite d’aimer les champagnes anciens, car le 1929 apparaît d’un confort extrême. Le 1990 met en valeur la richesse aromatique et la plénitude du 1929.

La Fregola Sarda me donne envie d’essayer le rouge. Il faudra que je range mon pifomètre au rayon des accessoires obsolètes, car à ma grande surprise, ce qu’on verse dans mon verre est un vin vivant, qui n’a plus de signes de vieillesse et de poussière. La Romanée Conti domaine de la Romanée Conti 1956 expose un peu trop son alcool, mais le vin est là, complexe, subtil et très Romanée Conti. Très vite il montre de façon tonitruante la rose et le sel qui signent pour moi la Romanée Conti. Ayant bu récemment dans les caves du domaine une Romanée Conti 1956 qui était restée toute sa vie au domaine, je vois bien les différences. Celle du domaine a une fraîcheur et une gracilité incomparables, alors que celle-ci est plus carrée, plus puissante, plus alcoolique et peut-être un peu moins discrète. Tout ce qui fait le miracle, le mystère de la Romanée Conti est ici exposé avec le son réglé un peu plus fort. Mais elle est là, vivante, vibrante, et Richard est ému. Il prend conscience de ce qui fait la magie de ce vin sans concession, qui ne cherche pas à séduire, mais expose toute sa complexité.

Jamais, en ayant apporté ces deux bouteilles la 1929 et la 1956 au milieu de six, je n’aurais imaginé qu’on atteigne de tels sommets. Le vin rouge s’améliore à chaque instant, c’est un bonheur.

Sur la caille, le Champagne Dom Pérignon Œnothèque 1962 est servi. Je l’avais déjà bu avec Richard dans les caves de Dom Pérignon. Il est d’un charme extrême. Mais on voit bien que le dégorgement tardif, en délivrant un vin d’une rare complexité et d’une fraîcheur virginale, donne aussi une bulle beaucoup trop vive, presque anachronique par rapport à ce qu’on attendrait. Car on ne souhaite pas forcément boire un champagne tout fou de jeunesse. Inutile de dire que ce champagne est quand même d’une séduction extrême, mais lorsqu’on revient au 1929, on est tout acquis au dégorgement d’origine. Pour Richard, c’est extrêmement intéressant et à ma question sur l’intérêt qu’il y aurait à conserver en cave aussi des vins de mise initiale, Richard me répond que c’est le cas depuis 1996. J’envie par avance les amateurs des années 2060 et au-delà, qui pourront comparer les mises initiales et les dégorgements tardifs sur des vins qui auront été conservés dans les mêmes conditions de cave. La Romanée Conti continue d’être splendide sur la caille.

Le Champagne Pommery Gréno 1949 est d’un jaune d’or. Le nez est discret mais noble. En bouche, son parcours est très différent de celui du Dom Pérignon et du Moët. Nous aimons ce champagne qui évoque plus les blés, mais aussi de beaux fruits jaunes. Le champagne est long. Il n’a sans doute pas la complexité du Dom Pérignon mais il montre à quel point l’année 1949 est racée et donne des vins de haute distinction. Le comté se marie aimablement avec chacun des vins qui sont dans nos verres.

Le vin que nous allons boire maintenant a une haute valeur émotionnelle pour moi. La bouteille est extrêmement jolie. Elle est d’une année dont, de mémoire, je n’ai qu’une seule bouteille. L’ouvrir pour Richard mais aussi pour mon épouse qui boit les sauternes, c’est un plaisir rare. Le Château d’Arche Lafaurie 1/2 bouteille 1901 avait à l’ouverture un parfum qui m’avait conquis. Mais maintenant, je trouve que ça ne va pas. Il sent bon, mais en bouche, on goûte un vin court, un peu éteint même s’il est agréable. Mes capacités d’anticipation sont à nouveau mises en cause. Mais c’est aussi le mystère du vin. La Romanée Conti semblait condamnée et elle a ressuscité et le sauternes qui devait être brillant s’est rendormi.

Goûtant les derniers restes de mes verres, c’est la structure de la Romanée Conti qui m’apparaît la plus glorieuse. La tentation serait grande de la mettre première des vins de ce soir, mais je ne le ferai pas, car j’ai déjà bu une Romanée Conti 1956 plus émouvante même si celle-ci m’a bercé dans ses bras avec des comptines qui chantent tous les mystères de ce vin adoré. Je mettrai en premier un Dom Pérignon qui est très probablement le plus grand de ceux que j’ai bus. J’ai ressenti avec lui une émotion, une envie de recueillement qui justifient ce choix. Mon classement sera : 1 – Champagne Dom Pérignon 1929, 2 – Romanée Conti domaine de la Romanée Conti 1956, 3 – Champagne Dom Pérignon Œnothèque 1962, 4 – Champagne Moët & Chandon 1959.

Tout le long de la soirée, nous avons ressenti la magie de cet événement de partage et d’amitié. Richard est un ami charmant, sensible, qui écoute avec respect les messages du vin. Nous avons été heureux d’être ensemble, à communier sur des vins rares. La capacité de réception, d’écoute et de service du restaurant Laurent est un exemple absolu. Philippe Bourguignon est le plus talentueux des hôtes et ses équipes ont fait un travail de haute précision, avec un engagement qui se sent. On ne peut que dire bravo. La cuisine est sereine, goûteuse et sait se mettre au service des vins.

Pour conclure, je dirai égoïstement que je suis heureux que Richard Geoffroy n’ait pas pu venir au dîner de vignerons. Car s’il était venu, aurions connu ce moment aussi intense ? Ce fut une soirée émouvante, de grande communion.

le joli salon au 1er étage

les baraques de Noël sur les Champs-Elysées et la Tour Eiffel qui scintille au loin