Dîner avec mon fils à la maisonmercredi, 20 mars 2019

Mon fils, qui vit avec sa famille à Miami, vient une fois par mois à Paris s’occuper de la société industrielle que j’ai créée il y a un peu plus de vingt ans. Pendant ses courts séjours, j’aime partager avec lui des vins de ma cave. Il arrive assez souvent que je choisisse des bouteilles de bas niveaux, car avec lui, il n’y a pas la moindre pression sur les résultats. Et nous nous comprenons sur l’approche qu’il convient de leur réserver.

Ayant repéré il y a quelques semaines une bouteille dont le bouchon était tombé dans le liquide, c’est avec mon fils que ce vin va avoir une chance d’exister. Pour trouver d’autres vins, j’ai regardé dans mon livre de cave les bouteilles de bas niveau et j’ai fait une liste d’une vingtaine de vins qui pourraient être bus ce soir. En fait, une fois dans la cave, je me fie plus à mon intuition qu’à un document. Passant dans les allées je repère une bouteille de Château Pape Clément 1929 au niveau basse épaule qui ferait un bon candidat pour ce soir. Dans la case de rangement il y a deux bouteilles de ce vin. Elles ont des niveaux identiques. L’une des étiquettes est parfaite et l’autre illisible. J’ouvrirai ce soir la bouteille illisible en ayant fait une photo des deux qui servira de témoin. Dans la colonne de rangement des deux bordeaux, mais dans une autre case, il y a des Krug Grande Cuvée. J’en prélève une.

Lorsque je fais mes dîners il y a souvent des vins doux en fin de repas. Il arrive que les bouteilles ne soient pas complètement bues. Je garde ces fins de bouteilles pour nos agapes. Mon programme est bâti. Je rentre à la maison à 17 heures pour ouvrir les vins. Ma femme a tenu compte des vins pour cuisiner.

La bouteille dont le bouchon est tombé est un Aloxe-Corton Tête de Cuvée Domaine Rapet Père & Fils 1984. Je verse le vin dans une carafe et l’odeur est marquée par une sensible acidité. Il n’y a pas à proprement parler de nez de bouchon. J’ouvre ensuite le Château Pape Clément 1929 dont le bouchon de belle texture vient en se brisant mais vient entier. Le nez me paraît prometteur. Ce n’est pas forcément gagné, mais l’espoir est permis.

Lorsque mon fils arrive j’ouvre le Champagne Krug Grande Cuvée à l’étiquette couleur avocat. Il s’agit de l’étiquette de la première commercialisation de la Grande Cuvée, qui faisait suite à la Private Cuvée. Sa période d’utilisation est de 1978 à 1983. Il y a donc dans cette bouteille des vins qui ont presque cinquante ans. Le bouchon se cisaille dans le goulot et je prélève le petit disque de bas de bouchon à l’aide d’un tirebouchon. Le pschitt est faible. Le vin dans le verre a une forte présence de bulles, et la couleur est celle d’un blé gorgé de soleil. Cette couleur est jeune. Le nez est extrêmement présent et pénétrant, d’une race rare. En bouche ce qui me saisit instantanément, c’est le fait d’être en présence d’un champagne parfait. Il y a dans ce champagne une force de caractère et une sérénité qui impressionnent. L’image qui me vient est celle du sportif qui fait du saut à skis. Il est tout en haut du tremplin assis sur une planche et va s’élancer. Ce moment où il se lance, c’est exactement la détermination que représente ce champagne hors norme. Mon fils est subjugué et je le suis tout autant car nous buvons une forme parfaite du champagne. Il n’a pas d’âge et on ne peut pas imaginer qu’il pourrait progresser avec l’âge. Il est là, immanent, forme aboutie des ambitions de tous les vinificateurs de la Champagne.

Quand ma femme m’avait annoncé avoir pris une rillette fabriquée de façon traditionnelle, j’avais applaudi, car le gras est exactement ce qu’il faut pour exciter la bulle active de ce beau champagne.

Le plats est de souris d’agneau et gratin dauphinois. Je sers l’Aloxe-Corton Tête de Cuvée Domaine Rapet Père & Fils 1984. Le nez est acide mais raconte de belles choses. En bouche, il n’y a pas d’acidité. Il y a un vin plutôt équilibré et cohérent, avec un léger goût de bouchon, mais à peine. Ce qui dissuade d’aller plus loin c’est qu’il n’excite pas notre intérêt. C’est un vin possible mais sans émotion.

Il est donc temps de passer au Château Pape Clément 1929. Sa couleur est belle, à peine tuilée, c’est-à-dire presque pas. Le nez est intense et profond marqué par la truffe. Pour la dégustation, nous allons nous démarquer mon fils et moi, car il va immédiatement adorer ce vin qu’il considère comme le plus grand qu’il ait bu au cours de cette année. Il est fasciné par sa truffe.

De mon côté, je ressens une très jolie attaque de vin plein, un milieu de bouche racé et c’est au niveau du finale que je ressens un peu de poussière et une certaine imprécision. Le vin évolue et je vais l’apprécier de plusieurs façons. J’étais encore un peu troublé par le finale quand soudain, comme en un flash, j’ai eu en un instant un Pape Clément parfait, éblouissant de cohérence. Et cet instant a été très court car le vin a perdu pour moi un peu de son charme tout en restant noble, car la structure de ce vin est celle d’un grand vin. Dans le dernier tiers de la bouteille, la densité du vin s’est renforcée, mais j’ai été aussi sensible à une certaine fatigue du vin, supportant moins bien son âge.

Je suis sans doute sévère car mon fils n’a pas cessé d’être conquis, et je ne peux pas le taxer de complaisance, tant nous partageons des vins du plus haut niveau. Le bilan est positif mais pas complet pour moi. Le vin a trouvé dans le gratin plus de complément que dans la souris d’agneau.

Nous allons passer maintenant aux fonds de bouteilles qui seront accompagnés de pâtisseries au chocolat. Le reste de la Solera 1836 est toujours typé Madère, avec une fraîcheur rare et une immense complexité. Comment est-ce possible qu’après avoir été ouvert il y a plus d’un mois, il montre autant de saveurs complexes et raffinées ?

Le suivant est le vin sans étiquette bu avec mon ami Florent qui m’évoquait un Pedro Ximenez des années 10 du vingtième siècle. Ce vin est marqué par un fort goût de café et a une vitalité à peine émoussée.

Le troisième vin est un Xérès La Merced Solera Sherry semi-dulce Bobadilla que j’avais daté comme probablement des années 60 mais qui pourrait être plus vieux, a gardé aussi beaucoup de charme. Les trois vins sont très différents dans leurs expressions. Mon fils comme moi préfère les vins dans l’ordre d’âge, le plus grand étant la Solera 1836, puis le Pedro Ximenez puis le Sherry. Il y a des complexités dans ces vins qui sont inimaginables.

Globalement le Krug est d’une essence supérieure à tous les autres vins de ce repas. Partager cette variété de vins avec mon fils est un immense plaisir.

la bouteille de 1929 la plus lisible ne sera pas ouverte