Dîner au Taillevent avec Yquem 55, Mouton 28 et d’autres grands vinssamedi, 15 juin 2013

Le 170ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Taillevent. Le salon Guimet à la décoration sinisante nous a été attribué pour cette occasion. J’arrive vers 17 heures pour ouvrir les bouteilles. C’est toujours pour moi une opération instructive, riche d’enseignements. Les parfums des deux blancs secs, très différents mais très riches tous les deux, sont porteurs de l’espoir d’une confrontation pleine d’inattendu. Le nez du Cheval Blanc 1959 est discret, presque fermé alors que celui du Château Margaux 1934 est d’une générosité juvénile.

La grosse surprise, c’est le degré de fatigue du bouchon de La Tâche 1980. Jamais à cet âge on ne devrait trouver un bouchon recroquevillé, comme brûlé dans une cave chaude. Le nez du vin est assez incertain. Le nez du Chambertin Armand Rousseau est encore fermé. J’adore les fragrances exotiques du Lafaurie-Peyraguey 1928, mais l’Yquem 1955 lui montre avec insolence qui des deux sauternes est le chef.

Alors qu’il n’y a pas de péril en vue, je décide d’ajouter au programme deux demi-bouteilles de Château Mouton-Rothschild 1928. Les deux ont des parfums d’une délicatesse infinie.

L’esprit en paix je revêts mes habits de lumière et avec les premiers arrivants, nous attendons les autres convives sur le trottoir, profitant pour une fois d’une température clémente et de l’absence de pluie.

Notre groupe est très cosmopolite, rassemblé par mon ami chinois. La seule femme est Jancis Robinson la célèbre experte et écrivain du vin, des italiens, allemands, britanniques, français et j’en oublie. Le dîner se tient en anglais avec quelques incises en français. Nous sommes onze.

Après les recommandations d’usage et une présentation succincte des convives faite par Desmond, le toast de bienvenue se fait sur le Champagne Bollinger Grande Année 1982. Les gougères arrivent à point nommé pour que nous profitions de ce champagne aux accents de miel et de croissant. Sa bulle est active, voire épaisse et ce champagne de presque 21 ans est encore à classer dans les champagnes jeunes, même s’il a déjà commencé à s’ambrer délicatement. L’amuse-bouche, crème de saumon au raifort est extrêmement judicieux pour donner au Bollinger une plus grande tension.

Le menu préparé par Alain Solivérès pour accompagner les vins est : Jambon Iberico de Bellota / Homard bleu en infusion de morilles / Filet d’agneau de Lozère aux premières girolles de Sologne / Noix de ris de veau dorée aux dernières morilles/ Mangue rafraîchie aux fruits de la passion.

Le Champagne Dom Pérignon 1966 a une jolie couleur ambrée où l’or abonde. La bulle est très active sur la langue, même si on peine à la voir. C’est donc un champagne bien pétillant que l’on boit, dont la palette de saveurs est très éloignée de celle des champagnes récents. Jancis dit que cela évoque un amontillado qui serait effervescent. L’accord avec le jambon est on ne peut plus naturel. Il est adouci par un petit bouquet de verdure croquant comme des asperges. Le champagne est agréable sans atteindre une vivacité suffisante pour créer une réelle émotion, ce que je regrette, car 1966 est une année de grande réussite pour Dom Pérignon.

Le homard bleu est une merveille. Il accueille les deux vins blancs de deux régions distinctes. Le Château Haut Brion Graves blanc 1998 a un nez très expressif, très coloré, et fou de jeunesse. Le vin m’évoque une myriade de fleurs blanches et fruits blancs, et parfois de petites touches de bonbon acidulé. Il est puissant mais primesautier. Sa complexité est appréciable.

A côté de lui, le Musigny blanc domaine Comte Georges de Vogüé 1992 trace un sillon en profondeur, rouleau compresseur de persuasion. Il est riche, profond, d’une structure indestructible. Et ce qui est amusant, c’est que Jancis fait l’analyse quasiment inverse de la mienne, trouvant le Musigny très léger et floral et le Haut-Brion plus profond. Ce qui importe, c’est nous aimons ces deux vins. Au début j’ai eu tendance à porter mon cœur vers le bourguignon, mais au fil de la dégustation, le Haut-Brion s’épanouissant, j’ai profité avec bonheur de deux vins très dissemblables et très intéressants. La profondeur et la complexité du Musigny m’ont ravi.

Le Château Cheval Blanc Saint-Emilion 1959 a un nez qui manque un peu de précision. C’est en bouche que j’ai trouvé un soupçon de goût de bouchon, conduisant à un petit manque d’équilibre. Mais comme certains s’enthousiasmaient pour ce vin, j’aurais eu mauvaise grâce à les décourager. La couleur du vin n’est pas assombrie comme cela arrive avec les vins bouchonnés. Elle est pleine de vivacité.

Le Château Margaux 1er Grand Cru Classé de Margaux 1934 a lui aussi une couleur très jeune. Son nez est plus charmant, séducteur. En bouche, tout est douceur, suavité, délicatesse et charme. C’est un vin très agréable.

Je redoute un peu l’entrée en scène de La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1980, mais les premiers relents me rassurent. C’est La Tâche, avec toutes les énigmes des parfums du domaine. En bouche le vin est un peu limité et ne plait pas à Desmond, mais il en fait assez pour séduire plusieurs convives. J’aime son authenticité de La Tâche même si j’aime moins la fatigue qu’il ne devrait pas avoir. C’est quand même un grand vin.

Les convives ne savaient pas jusqu’alors que serait servi Château Mouton-Rothschild 1928 en deux demi-bouteilles. Le doute plane pour tous les convives : que peut-on espérer d’un vin de 85 ans en demi-bouteilles ? La table est séparée en deux groupes pour que chacun ne reçoive du vin que de l’un des deux flacons. J’ai pu vérifier que les qualités sont très proches. Et la surprise se lit sur tous les visages. La couleur est très jeune, le parfum est tout en séduction et c’est un vin épanoui, velouté, conquérant qui nous ravit d’aise. Il a énormément de grâce , d’équilibre et de cohérence veloutée.

J’avais voulu séparer le service du Chambertin Grand Cru domaine Armand Rousseau 1995 de celui de La Tâche pour éviter que le plus jeune ne terrasse le plus ancien. Et le Mouton-Rothschild a servi de rempart. Le vin de 1995 est servi maintenant sur un saint-nectaire, qui lui convient merveilleusement. Je suis conquis par un chambertin qui est tout en suggestions, d’une rare délicatesse, voire politesse, car il n’impose rien. C’est un magnifique chambertin tout en charme et bien dessiné. Tout est subtil.

Le Château Lafaurie Peyraguey Sauternes 1928 est servi avant le dessert aussi le buvons-nous avec la mémoire du fromage. Et cela titille avec beaucoup de pertinence cet excellent sauternes. Son nez est de forte personnalité. Il évoque en bouche les fruits exotiques dont la mangue. C’est un beau sauternes de soleil.

C’est à dessein que je fais servir en décalage le Château d’Yquem 1955 car ce vin est absolument impérial. Cet Yquem, c’est l’Audrey Hepburn d’Yquem. C’est l’élégance, la distinction, le savoir-vivre. C’est un immense Yquem qui n’a pas d’âge, tant il est parfait, véritable concentré des vertus d’Yquem. Toute la table est saisie par la perfection de ce vin.

Ce n’est pas facile de voter et le résultat comporte des surprises. Sur onze vins, dix ont eu des votes alors qu’on ne choisit que quatre vins. Cinq vins ont eu des votes de premier, ce que j’apprécie toujours. L’Yquem 1955 a eu quatre votes de premier, ainsi que le Mouton-Rothschild 1928 et trois vins ont été choisis une fois comme premier, le Haut-Brion blanc 1998, le Cheval Blanc 1959 et le Château Margaux 1934.

Le vote du consensus serait : 1 – Château d’Yquem 1955, 2 – Château Mouton-Rothschild 1928, 3 – La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1980, 4 – Château Haut Brion Graves blanc1998, 5 – Château Cheval Blanc 1959.

Mon vote est : 1 – Château d’Yquem 1955, 2 – Château Mouton-Rothschild 1928, 3 – Chambertin Grand Cru domaine Armand Rousseau 1995, 4 – Musigny blanc domaine Comte Georges de Vogüé 1992.

La dispersion des votes est extrême et cela montre à quel point il n’existe pas un goût unique, mais des préférences individuelles très diverses. Car je suis le seul à avoir les mêmes deux premiers que le consensus et à avoir voté pour le Chambertin.

Le repas a été remarquablement exécuté et le plat que j’ai préféré est le homard, qui s’est très bien marié aux deux blancs passionnants. J’aurais peut-être préféré des morilles plus crues et plus croquantes pour La Tâche et le Mouton. L’accord chambertin et saint-nectaire est l’un des plus réussis.

Le service a été exemplaire, comme chaque fois. La qualité des convives a fait de ce 170ème dîner un grand dîner, marqué par Yquem 1955 et Mouton 1928.

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