Dîner au restaurant Pages avec de divines surprisesjeudi, 9 mai 2019

Mon fils voulait pendant son séjour en France revoir un ami d’enfance savoyard qui vit à Dubaï. Il me propose de me joindre à eux pour partager des vins. J’ai proposé le restaurant Pages. Mon fils m’a confié une bouteille de sa cave française que j’emporterai avec mes propres bouteilles, et je les ouvrirai à l’avance, comme j’ai l’habitude de faire.

J’arrive un peu avant 18 heures au restaurant Pages et je vois que Matthieu le sommelier a préparé des verres pour me les faire goûter. Il a les yeux qui brillent car il veut m’étonner. Il s’agit des restes du déjeuner de mon ami Tomo. Le Champagne Krug Grande Cuvée sans année est strictement le même que celui que j’ai bu hier, mais celui-ci n’a aucun défaut. Il me tend ensuite un verre de La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1970 dont il reste plus de la moitié de la bouteille car Tomo ne l’avait pas jugé plaisant. Ce que je bois me semble plutôt sympathique et même s’il est un peu fatigué, il se boirait volontiers. Il faut dire que le vin avait été ouvert au dernier moment, ce qui explique le rejet à ce moment et l’amélioration qui a suivi.

Je goûte ensuite un liquoreux. Trouver Yquem n’est pas très compliqué et je hasarde 1966 alors qu’il s’agit d’Yquem 1934. La solidité du vin et sa fraîcheur m’avaient fait penser à 1966. Cela confirme à quel point ce 1934 est jeune. Le dernier que je bois, car il faut que je travaille à l’ouverture des vins, est un Vosne-Romanée les Beaux Monts Leroy 2001. Quel grand vin, mais si jeune !

A l’ouverture le Château Mouton-Rothschild 1969 de mon fils a un parfum d’une grandeur que je n’imaginais pas possible pour cette année. Il promet des merveilles. Le nez de La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1969 est encore incertain. J’ai bon espoir, mais on ne sait jamais. Comme pour le 1919 de la veille, je reste sur une prudente réserve.

Je discute avec Ken, le chef en second du restaurant, qui gère seul avec son équipe la cuisine du restaurant et nous décidons des modifications à apporter à tel ou tel plat du menu prévu pour ce soir. Nous nous comprenons à demi-mot. Avec Yuki, la charmante pâtissière, la discussion sera plus longue mais utile pour trouver un dessert pour le Rivesaltes Cazes 1943. La solution trouvée par Yuki et Ken est un millefeuille aux noisettes. J’applaudis cette idée.

Je bois une bière en grignotant des fèves edamame en attendant mon fils et son ami. J’avais ouvert le Champagne Dom Pérignon 1969 il y a une vingtaine de minutes et le bouchon cisaillé a été récupéré avec un tirebouchon. Le parfum est très élégant et vif et la bulle est faible mais le pétillant est actif. Le champagne est racé, puissant, cinglant. C’est un très grand Dom Pérignon. Les trois petits amuse-bouches sont parfaits pour le champagne, dont un maquereau très vif qui rend encore plus tranchant le champagne.

Le menu préparé avec Ken le second du chef Teshi est : maquereau à l’orange / Montanara, oignon confit et ventrèche / Caviar Daurenki, mousseline de pomme de terre, esturgeon fumé, céleri / ‘Aburiyaki’ de bœuf Ozaki / tortelli de foie gras, morille, petits pois / homard bleu de Bretagne, bisque au vin rouge / cabillaud, chou rave, Agretti, jus de volaille / pigeon de Vendée, cromesquis au foie gras, sauce salmis, chou-fleur / La Normande 6 semaines,, Rubia Gallega de Galice 10 semaines, bœuf Ozaki / sabayon brûlé, rhubarbe / millefeuille à la crème diplomate, noisettes caramélisées / mignardises.

Le caviar est très bien mis en valeur par la mousseline et l’accord avec le champagne est divin. Le bœuf Ozaki, un wagyu délicatement gras est presque en carpaccio, juste passé au chalumeau pour adoucir le gras. L’accord est aussi d’une grande pertinence, mais personnellement je n’aime pas trop ce qui est fumé, préférant la chair si douce dans sa pureté. La morille est divine et si le champagne joue bien son rôle, un vin rouge aurait pu presque convenir. Ce Dom Pérignon très vif est un bonheur.

Le homard est absolument exceptionnel et d’une cuisson idéale. Il est magique. J’avais demandé une sauce pour le Château Mouton-Rothschild 1969 et l’accord est sublime. Alors que 1969 n’est pas une grande année à Bordeaux, ce Mouton est aussi glorieux que s’il provenait d’une grande année. C’est son parfum qui est le plus envoûtant. Sa trame est dense et riche avec des évocations de truffe. C’est un très grand vin.

L’accord du Mouton avec le cabillaud rivalise avec l’accord créé par le homard car là aussi la cuisson est exceptionnelle. Une agréable erreur est commise par le service car on nous sert des asperges blanches avec des coques, que j’avais demandé de ne pas mettre, car aucun vin ne conviendrait. Le plat que nous ne refusons pas car nous sommes gourmands est bon mais en rupture dans notre dîner.

C’est maintenant au tour du La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1969 d’apparaître sur un pigeon réussi. L’accord est lui aussi pertinent. J’avais dit plusieurs fois avant l’arrivée du vin mes doutes et mes incertitudes sur le vin mais elles sont balayées car le vin à la belle couleur de sang clair a tous les attributs d’un grand vin. L’ami de mon fils qui lit mes bulletins est heureux de sentir pour la première fois, puisque c’est la première fois qu’il boit un vin du domaine, le goût de sel qui est un marqueur de la noblesse des vins de ce domaine.

Matthieu nous sert maintenant à chacun un verre du La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1970 délaissé au déjeuner de mon ami Tomo. Il est très évident que la couleur plus terreuse annonce un vin fatigué et le premier contact n’est pas flatteur, même si le vin se boit avec le plaisir de la découverte. Mais un petit miracle va apparaître sur les trois viandes de bœuf. Le 1969 brille sur le pigeon alors que le 1970 n’est pas à l’aise. C’est sur la viande de la Normande que le 1970 me donne une impression de perfection. Il lui fallait une viande qui l’agresse pour qu’il se réveille. Il s’illumine comme une fusée de feu d’artifice, qui s’éteint après son instant de gloire. Savoir que le 1969 a été superbe d’accomplissement et que le 1970 a eu sa minute de perfection, cela me ravit et mes deux convives sont aux anges.

Le Rivesaltes Cazes 1943 qui titre 16° est tout en douceur. Il trouve un écho parfait avec le millefeuille. C’est toujours une bonne surprise de boire des rivesaltes aussi raffinés et sublimés par l’âge.

Tout dans ce repas a été parfait. Le plus grand vin est La Tâche 1969 mais la plus belle surprise est celle du Mouton 1969 au parfum irréel. Le plus bel accord est celui du homard exceptionnel avec le Mouton. Et la surprise est le réveil inattendu du 1970 qu’on n’attendait pas à ce niveau. Tout ce soir a été irréellement palpitant. Nous étions sur le petit nuage d’une grande expérience gastronomique.

Les couleurs de La Tâche 1969 à gauche et 1970 à droite