Dîner au restaurant L’Écu de France avec un vin de légendesamedi, 17 octobre 2020

L’aggravation de la propagation du virus a entraîné le gouvernement à décider un couvre-feu dans les régions à risque, dont l’Île de France. Ma femme et moi avons envie d’aller dîner au restaurant pour le dernier soir où l’on peut encore être servi jusqu’à minuit. Ce sera notre dîner « Cendrillon ». Nous choisissons le restaurant L’Écu de France où nous avons d’innombrables souvenirs.

Je demande la carte des vins, si bien constituée et à des prix qui me font penser aux prix du Bern’s Steak House de Tampa en Floride où il fut un temps, on pouvait se rembourser fictivement le prix du voyage en avion en prenant des bouteilles chères en France à des prix dérisoires là-bas.

Prenant pour prétexte d’aider la restauration, cause nationale, je commande la bouteille qui me semble la plus emblématique de ce restaurant, un mythe : un Musigny Georges Roumier 2009. En attendant cette bouteille, je demande un champagne au verre. Ce sera un Champagne Bollinger sans année qui aura le mérite de préparer le palais, accompagné d’une terrine de poisson absolument délicieuse.

Peter Delaboss, l’exubérant chef d’origine haïtienne, a l’habitude de faire des créations volcaniques. Il sait qu’il faudra adoucir ses ardeurs pour ce vin de légende. Je choisis le demi-homard bleu que le très compétent maître d’hôtel me suggère de commander sans le ragoût de févettes. Il n’aurait sans doute pas choisi ce plat mais je persiste et j’aurai raison.

Le plat principal sera la poularde de Culoiseau cuite à basse température, avec des langoustines rôties, du beurre d’estragon et de la poudre de parmesan.

Le vin est ouvert, le bouchon est beau et la verrerie est idéale pour mettre en valeur de parfum de ce vin. Ce parfum est extraordinaire de finesse, de délicatesse et de précision. La première gorgée a les mêmes caractéristiques. Le vin est délicat, précis, fin et particulièrement romantique. Il pianote ses suggestions et je pense immédiatement à la première Gymnopédie d’Erik Satie. Une autre image qui pourrait venir à l’esprit est l’extraterrestre E.T. lorsqu’il se promène dans les airs, posé sur le porte-bagage d’une bicyclette. Car en ce vin tout est aérien.

Je pense alors aux vins de la Romanée-Conti et ce qui me vient à l’esprit est que les vins de la Romanée Conti sont terriens, racontant avec raffinement l’histoire de leurs climats, alors que ce Musigny est un vin de poète, qui raconte des rêves. Chaque gorgée est un émerveillement.

Le homard est superbe et accompagné de coquilles Saint-Jacques poêlées à la perfection. L’accord est d’une justesse certaine, naturellement, mais aussi parce que je le veux, adaptant mon palais pour qu’il se crée.

Malgré la cuisson à basse température, la poularde est un peu lourde parce que les morceaux sont épais. Les langoustines sont parfaitement adaptées à ce plat et au vin. Pour finir le vin j’ai demandé un brie de Meaux aux brisures de truffes et un comté affiné.

Peter Delaboss au sourire contagieux est venu nous saluer. Nous l’avons félicité pour la belle cohérence de sa cuisine qui d’habitude danse la zumba des saveurs.

Il me semble que ce Musigny est l’un des plus grands bourgognes que j’aie bus, car il est en permanente émotion, fou de poésie. Une fois de plus j’ai constaté que je préfère le premier tiers de la bouteille, encore frais de cave et fragile comme un puceau. Le reste de la bouteille est plus bourgeois, même si, comme pour ce vin, le pouvoir émotionnel reste entier. Il est rare de trouver autant de politesse, de justesse et de finesse en un vin.

J’ai bu la dernière bouteille de Musigny 2009 du restaurant, encouragé par une politique tarifaire qui n’existe nulle part ailleurs. Grand merci à la famille Brousse qui grâce à des allocations ancestrales met à disposition d’amateurs des vins inaccessibles. Je voulais témoigner à un restaurant que j’aime, mon soutien à la restauration. J’ai pu le faire en m’offrant un plaisir unique et en profitant avec ma femme d’une belle soirée.

Si le couvre-feu continue, nous pourrons dire à nos enfants et petits-enfants : vous savez, un soir, nous avons pu dîner jusqu’à 23 heures. Si, si, jusqu’à 23 heures, en ce temps-là, on pouvait encore…