Dîner au restaurant « le Relais d’Auteuil », « Patrick Pignol »jeudi, 16 janvier 2003

A l’ouverture des vins avec Nicolas, sommelier si attentif, la plus grande générosité est celle du Montagne St Emilion 1959, et le plus bel épanouissement est la Romanée 1937. Le Monbazillac trompette de bonheur. L’évolution du nez de la Romanée étant si rapide, j’ai rebouché pour ne rouvrir que vers 20 heures. Extrême déception à l’ouverture du Richebourg, qui montrait l’état de fatigue d’un vin d’au moins trente ans de plus : jamais un bouchon de 1956 ne devrait être dans cet état là.
Tout le monde est d’une ponctualité parfaite, et, autour d’une belle table, hommes et femmes sont d’une parité jospinienne : 5 contre 5, ou 5 avec 5 selon la profession de foi d’ethnologie sociale que l’on adopte.
Le menu conçu par Patrick Pignol : oeuf d’oie en coque et Chantilly à la truffe noire de Carpentras. Diptyque violet de Méditerranée : rémoulade de cerfeuil tubéreux iodée et sa tartine d’oursin. La noix de Saint-Jacques dans sa simplicité. Langoustine et ris de veau croustillants aux senteurs de cardamome. Poitrine et cuisse de pigeon servis en deux services, jus à la presse. Comté Saint Antoine. Et les desserts n’ont pas de titre : pour l’Yquem : gourmandise de saison (à base d’agrumes confits), et une fin de voyage dans le Sud Ouest.
Nous goûtons un Besserat de Bellefon rosé 1964 que j’avais fait ouvrir vers 19 heures. Couleur de lilas en fin de floraison, pas de bulle, ce champagne est usé. J’avais hésité à le remplacer, j’aurais dû. Sur l’oeuf et la truffe, le Bâtard Montrachet Delagrange Bachelet 1983 mis en premier car à l’ouverture il était plus frêle que le 89. Divine surprise, ce Bâtard est une petite merveille. Si jeune, il est tout en finesse. Beau Bâtard avec des tas d’évocations que la truffe, mais aussi l’émulsion élargissent encore. Un des meilleurs oursins que j’aie mangé, sur un Bâtard Montrachet Antonin Rodet 1989. Quelle différence ! Ce Bâtard là semble vendangé de la veille. Tout en puissance, Bâtard absolu. On se disputa aimablement sur les deux. Une amie viticultrice mit ce 89 en premier vin de son vote, pour son goût généreux, alors que beaucoup, dont je fus, préféraient le 83 : finesse et légèreté contre puissance et jeunesse. Le débat reste ouvert. La tartine de Patrick Pignol est à l’oursin ce que celle de Michel Rostang est à la truffe.
Le Château Beauséjour, Montagne Saint-Emilion 1959 est une surprise complète : merveilleuse couleur d’une jeunesse et d’une profondeur rassurante, un nez noble, et en bouche, un accomplissement très largement au dessus de Montagne. Bien épanoui, large et réjouissant. Bien évidemment, quand le Château Beychevelle 1959 arrive, on comprend que l’on franchit une étape. Ce Beychevelle a une rondeur exceptionnelle. J’ai préféré la couleur du Beauséjour, mais la texture du Beychevelle est une réussite. A peine un petit manque de puissance par rapport aux plus grands vins de 1959. Accord excitant entre langoustine, ris de veau et ce réjouissant Beychevelle. Le Gevrey Chambertin Bouchard 1983 allait faire la ponctuation du changement de paragraphe. Bu seul, pour une petite pause, je l’ai trouvé particulièrement réussi. Jamais on ne dirait qu’il a presque vingt ans. Bien rond, chaleureux, généreux, il ravit le palais par une simplicité de bon aloi. Le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1956 fut la déception de la soirée. Ce vin a dû souffrir de stockages indélicats, avec des chaleurs excessives. Il laissait deviner les qualités qu’il aurait pu avoir, mais cela tenait plus du visage de Michael Jackson que de celui de Jean Marais. Tout allait reprendre sa place avec un magnifique La Romanée Thomas Bassot 1937, vin d’une rareté extrême. Une couleur d’une invraisemblable jeunesse, un nez d’un raffinement recherché, et en bouche, le Bourgogne dans toute sa splendeur sur un pigeon très affirmé. C’est rond, profond, intense, construit. Une petite leçon de Bourgogne. Bien évidemment, grand étonnement des convives – ils sont nombreux dans ce cas – qui ne pouvaient pas imaginer qu’un vieillard ait cette tenue et puisse être si grandiose. Ce vin est la justification de wine-dinners. Le Côtes de Jura Chateau d’Arlay 1972 a été ajouté. Petite surprise et petit cadeau à des convives que j’apprécie, mais aussi pour faire connaître ce vin si difficile à comprendre. Je l’ai trouvé plus agréable en milieu d’après-midi qu’en fin de repas. Le Comté lui va bien. Très difficile à aborder, mais au moins deux convives l’ont inclus dans leur vote. Patrick Pignol avait ajusté son dessert sur le degré de puissance du Yquem 1987 quand nous l’avons goûté à 16 heures. Très léger, aérien, il aurait presque des tonalités de Y tant la sucrosité est discrète. J’aime ces Yquem légers, car on peut faire des mariages gustatifs de rêve. Ce fut le cas avec des agrumes. Et même si ce Yquem n’a pas la persistance aromatique de ses puissants aînés, je l’aime, comme j’avais aimé ce si discret mais présent Yquem 1932. Le Monbazillac Château Fontvieille Réserve du Theulet 1947 s’est présenté dans des conditions idéales. Une couleur ambrée comme celle d’un vieux cognac, Un nez valant celui du plus raffiné des Sauternes, et en bouche cette jouissance : c’est doux, c’est chaud comme la plus aimable confiture. On est en gourmandise. Nous avons voté, et la disparité des qualités a concentré plus que de coutume les votes des participants. Les plus cités furent le 47 et le 37, les Bâtard et Beychevelle, mais aussi plusieurs autres. Mon vote personnel fut : La Romanée 1937 / Monbazillac 1947 / Beauséjour 1959 / Beychevelle 1959. J’ai mis le Montagne devant le Beychevelle, pour l’encourager.
Des convives extrêmement sympathiques, un sommelier attentif, et tout un personnel dynamique et motivé, et un Patrick Pignol toujours joyeux ayant réalisé une cuisine d’une justesse affirmée et ciselée au service du vin, tout était là pour un vrai succès. Pourtant, j’ai eu un goût un peu amer, car c’était la première fois qu’il y avait deux vins fatigués. Bien sûr les neuf autres portaient tellement de bonheur que personne ne se sentait contrarié, mais ayant eu la chance qu’en deux ans de dîners il n’y ait eu aucun rejet, j’aurais aimé continuer ce parcours sans faute. Je vais isoler tous les DRC 56 de la même provenance. Si vous avez le goût du risque, faites moi signe. On se sacrifiera ensemble pour éliminer ces rebelles. Malgré mon petit regret, ce La Romanée 1937 est un grand moment de l’histoire du vin. Il justifie les expériences auxquelles je vous convie.