Deux jours à Bordeaux pendant la semaine des primeursjeudi, 7 avril 2011

Le château d’Yquem fait goûter son dernier millésime, au début du mois d’avril, pendant la célèbre semaine des primeurs où tous les journalistes mondiaux du vin et les très grands acheteurs viennent découvrir le nouveau-né, encore dans ses langes. Ayant manqué l’invitation d’Yquem plusieurs années, je réponds que je viendrai. Pour que l’aller et retour de Paris à Bordeaux vaille la peine, je greffe deux ou trois événements, et me voilà parti.

1 – dégustation chez Jean-Luc Thunevin à Saint-Emilion

A peine ai-je garé la voiture de location dans Saint-Emilion qu’un policier municipal photographie la plaque minéralogique, et quand je lui dis que je m’en vais, il me menace de lourds procès-verbaux car je suis garé dans le sens opposé au sens unique improvisé pendant la période des primeurs. C’est qu’on ne rigole pas ici, tant les foules sont nombreuses.

Ma première visite est chez Jean-Luc Thunevin et son épouse, les propriétaires du célèbre château Valandraud, qui font goûter les vins de très nombreux vignerons de toutes régions. A peine ai-je franchi la porte du jardin, je vois François Mauss, président du Grand Jury Européen qui organise des dégustations comparatives qui font couler beaucoup d’encre, en discussion avec Hervé Bizeul, un truculent vigneron du Languedoc-Roussillon qui connaît un grand succès avec ses vins. Il se trouve que nous nous sommes assez souvent empoignés tous les trois sur un forum de vin, aussi décidons-nous d’immortaliser notre rencontre.

N’étant pas un spécialiste des vins jeunes, les commentaires qui vont suivre sont surtout des flashes, des impressions instantanées, sans prétention de donner un avis sur le devenir de vins si jeunes, ni de vouloir les hiérarchiser.

Ma première dégustation est celle des Meursault 2009 du domaine Buisson-Charles, Les Tessons, Les Cras, Bouches Chères, Les Charmes et Goutte d’Or. Très différents, ils sont tous prometteurs. Etant sur les vins blancs, je poursuis avec Château Pape Clément blanc 2010, au nez de Graves qui suggère le citron et les fleurs blanches, vin qui donne en bouche l’impression de sucer une feuille de cassis, et offre un très grand fruité. Le Château Fombrauge blanc 2010 est plus calme mais il évoque aussi le cassis en feuille.

C’est maintenant le tour des rouges. Le Rol Valentin 2010 me cueille par un uppercut, car c’est une bombe de cassis, mais cette fois en fruit. Par comparaison le Château Rollan de By 2010 bu juste après fait très élégant, même s’il a beaucoup de fruit. Le Château Haut-Condissas 2010 fait plus strict et moins élégant que le Rollan de By, alors que la hiérarchie entre les deux peut différer.

Le Château La Couspaude 2010 est dans le même style de vin que Rol-Valentin, bombe de fruits. J’ai toutefois l’impression que La Couspaude vieillira bien. Bu juste après celui-ci, le Château La Dominique 2010 fait beaucoup plus classique, calme, et je note que c’est du vin et pas du jus de fruit.

Le Château Destieu 2010 est très fermé et strict. Je pense qu’il sera beau, mais il est sévère aujourd’hui. Le Château Petit Gravet Aîné 2010 est très élégant et je l’adore, parce que ça, c’est du vin ! Le Clos Saint-Julien 2010 est très bon mais très actuel, plus moderne que le Petit Gravet.

Le Château Haut-Carles Fronsac 2010 est très gourmand et bien fait. Le Château Mauriane, Puisseguin Saint-Emilion 2010 est vraiment très riche. Il est surpuissant pour son appellation. Le Château Faugères 2010 est très élégant. C’est un de ceux que je préfère.

Je suis maintenant "happé" par Hervé Bizeul qui me fait goûter tous ses vins présents. Les Sorcières du Clos des Fées, Côtes du Roussillon 2010 montre après les bordeaux une élégance toute particulière. Il a du charme et il est très bien fait. Le Clos des Fées Vieilles Vignes Côtes du Roussillon Villages 2010 est plus structuré avec un beau fruit. Il est plus noble, mais moins charmeur que les sorcières. Le Clos des Fées Hervé Bizeul 2010 est beau, mais il ne s’est pas encore orienté dans une direction gustative affirmée. En le goûtant à nouveau, je trouve qu’il est gourmand. La Petite Sibérie 2010, le vin phare du vigneron est plus rêche, plus en retenue, plus vert. Il râpe en bouche, mais il promet sacrément. Viennent ensuite des exercices de style du vigneron, avec des noms qui ne manquent pas de poésie, même si je ne suis pas très favorable aux noms qui sont des professions de foi. "Images Dérisoires" 2010 est un tempranillo. Le vin est curieux, très créatif. Il est riche et il faudra attendre encore plusieurs mois avant qu’il ne se découvre. "Un faune avec son fifre" 2010 est beaucoup plus plaisant et joyeux. Je l’aime comme il est en ce moment. Le "de battre mon cœur s’est arrêté" 2010 est très original et non conventionnel. On sent qu’Hervé s’est fait plaisir.

Arrive maintenant le temps du déjeuner sous un soleil de plomb. Le thermomètre dépassera les 30° pendant mon séjour, alors que ce matin, selon un collaborateur de Cheval Blanc, il y avait eu de la gelée blanche ! Du jambon espagnol délicieux et une terrine superbe sont très bien accompagnés par le Meursaut Goutte d’Or Buisson-Charles 2009. Avec un club sandwich au homard, je tente le Château Pape Clément blanc 2010 et je constate à quel point il est gastronomique. Il a tout ce que j’aime dans les Graves blancs.

2 – visite au château Cheval Blanc

Je veux quitter cette belle assemblée sans attendre la suite du repas, dont une jolie viande et Mireille me conduit en cuisine pour que je chaparde de belles tranches avant de partir. C’est que j’ai un rendez-vous secret avec une personne dont je dévalise la cave à chaque visite. Aujourd’hui j’achète deux 1900, deux 1921 et quatre 1929. Je n’en dis pas plus car c’est ma source secrète. De retour à ma voiture, je constate qu’en plein soleil, elle est devenue une fournaise. Or j’ai deux vins prévus pour le dîner. J’ai bien peur qu’ils ne soient cuits. Après men rendez-vous d’emplettes il me reste un peu de temps avant le cocktail d’Yquem, aussi vais-je vers Pomerol avec l’envie de déguster des vins de Michel Rolland. Mais sur la route je vois Cheval Blanc. Il n’est pas question de passer sans s’arrêter. Il y a d’immenses travaux en cours et Pierre Lurton me dira plus tard qu’il prépare de nouveaux chais.

Dans la salle de dégustation on peut goûter plusieurs vins, mais je veux m’en tenir au plus grand. Le Château Cheval Blanc 2010 est absolument superbe, magnifique d’élégance et de mesure. C’est un très grand vin. Suis-je influencé par l’étiquette ? Peu importe car il est vraiment très grand. La jeune femme qui me fait goûter insiste pour que je boive le Petit Cheval 2010. Elle a raison, c’est un vin qui est beau et bien fait. Mais le Cheval Blanc est nettement trop grand à côté de lui. Un ami présent me dit: "il faut absolument que tu ailles goûter Vieux Château Certan". Compte tenu de son expérience, on peut penser que c’est une indication sérieuse de la qualité de ce vin. Il n’y a plus assez de temps pour aller à Pomerol aussi vais-je à Bordeaux, au Grand Théâtre où sera présenté Yquem 2010.

3 – dégustation d’Yquem au Grand Théâtre à Bordeaux

La circulation dans la région bordelaise est complètement surréaliste. Tout est ligué pour dissuader les automobilistes. Quand on est dans une rue large dont la moitié est affectée à trois vélos pendant qu’on poireaute à un feu qui ne laisse passer que trois voitures toutes les deux minutes, on se prend à avoir des idées de meurtre contre les empêcheurs de circuler. Arrivé malgré tout en avance, je prends une eau minérale à la terrasse de l’hôtel qui fait face au Grand Théâtre. Il fait beau, ce qui raccourcit les jupes et fait sortir les shorts. Un vigneron allemand que je connais vient s’asseoir à ma table avec un coréen écrivain du vin. Quand l’heure d’aller au cocktail est arrivée nous entrons dans le magnifique bâtiment décoré de bouquets d’orchidées sertis sur des branches dorées plantées dans des vases marqués de la célèbre couronne dessinée sur les étiquettes d’Yquem. De jolies hôtesses ont de larges ceintures elles aussi dorées et certaines ont dans les cheveux des fleurs d’orchidées. Cet accueil est pour le moins spectaculaire.

Dans la salle d’apparat du théâtre, elle aussi dorée à l’extrême, on peut goûter Château d’Yquem 2010. Pour moi, c’est un solide Yquem très classique et grand vin. Il est très bien dessiné et Francis Mayeur aussi bien que Sandrine Garbay sont fiers de ce bébé pour lequel les soins qualitatifs les plus attentionnés ont été donnés. L’idée de faire goûter en même temps le Château d’Yquem 1988 est une excellente idée, car ils ont beaucoup de similitudes, le 1988 étant d’une solidité à toute épreuve. C’est le leader de la trilogie 88 89 90, triplette de grands millésimes. Les gens importants du monde du vin sont venus saluer Pierre Lurton et son équipe, Michel Bettane est en pleine forme et je remarque la forte proportion d’invités asiatiques de tous pays sauf le Japon qui est le grand absent. Bérénice Lurton est venue goûter le vin de son cousin. Des canapés très pertinents conçus par le chef Yannick Alléno triplement étoilé sont délicieux avec Yquem. Pour la première fois, j’ai l’occasion de tester un accord dont m’avait souvent parlé Alexandre de Lur Saluces, qui est huître et Yquem. Je n’avais jamais essayé car j’avais l’intuition que ça ne marche pas. Et en fait, même si ce n’est pas incohérent, c’est un accord où l’Yquem est trop dominant pour qu’un effet se crée.

4 – Dîner à Grand Puy Ducasse

Quittant ce lieu magnifique qui a servi d’écrin à l’éclosion de l’Yquem, je repars dans l’affreuse circulation bordelaise, subjugué par l’incohérence de la programmation des espaces et du temps de passage des croisements, pour me rendre à Pauillac, au siège du château Grand Puy Ducasse.

Thierry Budin préside aux destinées des vins qui appartiennent au Crédit Agricole. Cela faisait plusieurs années que nous voulions nous rencontrer en bordelais. Ce sera ce soir, dans la magnifique demeure située sur les quais à Pauillac, avec le soleil couchant qui fait briller la coque d’un bateau qui remonte la Gironde. Je passe vite dans ma chambre dont les fenêtres donnent sur la Gironde et je rejoins un groupe très cosmopolite d’invités de Thierry. Angleterre, Etats-Unis, Danemark et Croatie sont représentés. Tous sont des professionnels du vin. Nous commençons par un Champagne Taittinger sans année qui fait du bien après les dégustations de la journée. C’est un agréable champagne de soif. Le menu préparé au château est : quiche lorraine, rôti de veau et légumes de printemps, assiette de fromages, salade de fraises et framboises. Cette cuisine familiale simple se mange avec plaisir.

J’avais prévenu Thierry que je viendrais avec deux vins. Invité à Pauillac, il était exclu que j’apporte un vin de cette appellation aussi ai-je voulu faire un petit clin d’œil en apportant un vin qui a sur son étiquette deux appellations. Il s’agit du Château Saint-Julien, Saint-Emilion 1945. Il est amusant que Catherine, la propriétaire du Clos Saint-Julien, à qui je parlais de ce vin m’affirma que le "château" n’existe pas et que seul le Clos existe. Et mon pourvoyeur secret à qui j’en ai parlé aussi ne connaissait que "Jardin" Saint-Julien, mais pas "château". Il a fallu que j’aille chercher la bouteille dans la voiture pour qu’il le croie.

Pendant que nous prenons l’apéritif, je montre aux convives ma méthode d’ouverture des vins, pour aérer au plus vite les deux vins que j’ai apportés. Heureusement les bouchons viennent avec facilité, les deux étant d’une belle souplesse.

Nous commençons le repas par le "Sec" de Rayne Vigneau 2009, bordeaux blanc sec. Je le trouve très typé Graves et Anne, la directrice technique des vins du Crédit Agricole me confirme que c’est le choix qui a été fait. Le vin est très plaisant mais un peu court. C’est un bel essai.

Le Château Grand-Puy Ducasse 2004 est une agréable surprise car, si l’attaque est classique, en milieu de bouche, il y a une fraîcheur mentholée remarquable. L’impression est très positive. Le Château Grand-Puy Ducasse 1996 appelle un mot : pullman. Car ce vin est "le" Pauillac confortable. Tout en lui est un appel au plaisir. Avec le Château Meyney magnum 1947 nous franchissons une étape. Tout en lui est fraîcheur, consistance et tenue. C’est un très grand vin qui ne peut venir que d’un grand terroir. Meyney m’a toujours réservé de belles surprises, mais ici c’est la plus belle. La démonstration que voulait faire Thierry est réussie.

C’est avec force précautions que je fais servir le Château Saint-Julien, Saint-Emilion 1945 en indiquant qu’il a été chahuté et cuit dans la voiture. Mais à ma grande surprise, même si la fatigue est là, il y a un joli fruit et une belle structure. Bien sûr, le vin est loin d’être parfait, mais il arrive à être gentiment et élégamment évocateur.

Le vrai bonheur, c’est le Château Bastor Lamontagne 1929. Très foncé dans la bouteille culottée par l’âge, il est d’un acajou doré et foncé dans le verre. Le nez est d’une rare richesse qui m’évoque les agrumes poivrés alors que d’autres convives y sentiront du curry ou du fumé. En bouche, il est joyeux, plein, glorieux. C’est un très grand sauternes d’une très belle année. Je suis content de l’avoir fait goûter à des personnes particulièrement pointues dans la dégustation mais qui fréquentent peu ces vins canoniques. Thierry qui avait prévu que nous boirions Rayne Vigneau 2008 a préféré ne pas ajouter encore à la profusion de ce dîner.

Nous allons nous coucher très tard dans les chambres du château. Un soleil percutant réchauffe ma chambre tôt le matin, laissant une trace rouge sur la surface miroitante de la Gironde au bleu argenté. Un petit-déjeuner cordial a des saveurs d’après-match. Thierry voulait me conduire au château Meyney mais je n’ai pas le courage. Il me montre des nouveaux conditionnements de Rayne-Vigneau en bouteilles de 25 cl et avec capsule à vis, pour qu’on puisse en ouvrir en toute circonstance. C’est astucieux.

5 – Déjeuner au Domaine de Chevalier

Ma voiture me Gépééssise jusqu’au Domaine de Chevalier. Olivier Bernard tout souriant accueille des dizaines de visiteurs pour une dégustation des primeurs et un déjeuner mémorable.

Dans une grande salle on peut goûter des 2010, mais aussi des vins antérieurs, aussi, par esprit de contradiction, je vais surtout goûter des 2009.

Le Domaine de la Solitude blanc 2009 a un joli nez expressif. En bouche il y a un joli citron et un peu de caramel. J’aime assez, ce qui est souvent le cas du premier vin que l’on boit. L’Esprit de Chevalier blanc 2009 a un nez plus profond, très vin de Graves. Il est plus fin, plus ciselé, au final frais. Le Domaine de Chevalier blanc 2009 a un nez doucereux. C’est un vin plus ample, plus doux que les deux autres. Le final est très élégant de menthe et de réglisse. C’est un grand vin.

Le début des rouges se fait sur une nouvelle acquisition du Domaine de Chevalier, le Château Lespault Martillac 2009, très jeune, rêche mais très prometteur. C’est un joli vin assez simple au beau fruit balancé.

Le Domaine de la Solitude rouge 2009 est moins expressif. Il y a un joli poivre, un final agréable, mais c’est un vin un peu limité. L’Esprit de Chevalier rouge 2009 est assez flatteur. J’aime sa râpe et son beau final. C’est un beau Pessac-Léognan. Le Domaine de Chevalier rouge 2009 est encore plus riche et bien construit. De grande pureté il a un beau final velouté. C’est manifestement un grand vin.

Olivier a prévu que je déjeune avec trois représentants de la famille Johnston qui sont venus en un groupe d’une quinzaine de personnes de plusieurs horizons, Suisse, Allemagne et Etats-Unis et peut-être d’autres pays. En attendant le groupe qui viendra fort tard, je picore au buffet prévu par Marc Demund, le traiteur qui m’accompagne dans les dîners que j’ai la chance de faire au château d’Yquem. Je vais le saluer en cuisine où il prépare un redoutable brie à la truffe et à l’huile de truffe.

A l’apéritif, il y a un champagne William Deutz 1998 très agréable à boire qui crée avec des huîtres creuses un accord divin.

Alors que l’essentiel des invités déjeunent dans le jardin sous des pins parasol, notre groupe déjeune dans la salle à manger privée d’Olivier. Nous commençons par un vin fou. Un collectionneur italien particulièrement exigeant a fait confectionner par une verrerie des bouteilles de 17 litres de Domaine de Chevalier blanc 2000. Recevant depuis lundi alors que nous sommes jeudi, Olivier a ouvert ce grand format lundi et a confectionné des magnums vite bouchés qui sont utilisés au fur et à mesure. Le vin est extrêmement doux, rond et charmeur. C’est un vin frais, léger, et Olivier nous dit qu’il deviendra immense.

Nous avons devant nous sur la table trois carafes de magnums qui nous goûterons successivement. Le Domaine de Chevalier rouge 1970 a un parfum merveilleux. C’est un très grand vin, un peu léger mais d’un équilibre rare. Le Domaine de Chevalier rouge 1990 est encore meilleur. Quel vin ! Il est absolument excellent et au faîte de sa jeunesse. Et c’est un mauvais choix que d’avoir mis le Domaine de Chevalier rouge 2000 après le 1990. Car le 2000, pour mon palais, est encore beaucoup trop jeune. Il promet, mais à côté du 1990 il fait fermé, coincé, en attente de se révéler.

Le Château Guiraud 1998 est bon, agréable, d’un grand classicisme. Mais, trop classique, il ne dégage pas assez d’émotion. Les discussions ont été passionnantes avec ces grands professionnels. Parmi les participants à ce déjeuner, on pouvait noter une présence asiatique très importante, comme au cocktail donné par Yquem. Pékin, Shanghai, Hong-Kong, Singapour, Séoul sont très représentés. Seuls les japonais manquent à l’appel. Les asiatiques présents sont très concernés. On sent les acheteurs puissants, qui prendront une importance de plus en plus grande dans le paysage du vin.