des Krug magistraux chez Marc Veyratsamedi, 14 octobre 2006

Le but de notre voyage commencé il y a deux jours, c’est le déjeuner chez Marc Veyrat à Veyrier du Lac. Notre groupe de douze ne comporte que des aficionados. Embrassades, joie de se revoir. L’absence de Samuel, le sommelier guide de nos précédentes aventures est mal vécue, mais Jérôme va s’acquitter de sa tâche fort élégamment. J’apprends que le Krug 1973 est bouchonné. Le remplacement par un beau champagne sera fait.

Nous nous installons sous la haute bienveillance d’Hervé, l’homme qui est l’âme du lieu à côté du maître. Marc Veyrat vient nous saluer. On sent la souffrance, sous un masque de bonne humeur, d’un homme handicapé par son vilain accident de ski. La table se constitue d’abord en terrasse, par une journée ensoleillée qui donne au lac, aux herbiers, à la belle montagne une vraie joie de vivre. L’entrée sur une palette de peintre donne des saveurs charmantes, dont ce carpaccio étonnant et se ponctue – après le Krug – sur le soda Veyrat, classique boisson d’introduction à de féériques agapes. Le champagne Krug 1988 en magnum me parait trop jeune, trop vert, trop coincé. J’entends autour de moi des louanges qui me paraissent excessives. Peu importe. A table, c’est sur un yaourt de foie gras, escalope de foie, mikado de myrrhe odorante que l’on commence à aborder le champagne. Il reste pour moi toujours coincé et la preuve de ce que j’avance sera donnée une heure plus tard. Libéré, aéré, ce champagne dira tout ce qu’il a en lui. Il lui fallait prendre de l’air pour réciter son texte. L’œuf au plat virtuel, cumin des bois d’ici, lait de coco est un plat nouveau, dont nous explorons une version inédite. Le plat n’a pas l’assise des recettes mille fois interprétées. Je suis sous le charme, car cette créativité spontanée,  qui se cherche et essaie ses dosages, c’est comme une épreuve d’artiste, parfois plus émouvante qu’un tableau définitif. Je suis très sensible à sa recherche.

L’habitude aidant, on comprend de mieux en mieux l’art de Marc Veyrat. Comme tout grand créateur, il est unique. Je vois en lui du Léonard de Vinci, tant certaines voies explorées sont en avance sur son temps. Bien sûr, comme pour un grand vin, chacun y voit ce que sa culture et son histoire lui permettent de déchiffrer. Jean Philippe, l’ami qui nous cornaque, y voit certainement beaucoup plus de choses que moi. Mais je me sens assez proche de ce que chaque plat évoque. Il y a les rêves de l’enfant, le respect de la terre et des herbes que l’on a cueillies quand le père apprenait les saveurs que la terre nous donne. Il y a du rebelle dans certaines sauces, avec des cris lancés dans l’espace qui attendent un écho, retour de compréhension. Il y a la souffrance du moment. Mais il y a aussi le profond respect des produits comme le montrera tout à l’heure l’exécution magistrale de l’omble chevalier. Alors, en mangeant, on a Marc Veyrat sur un divan, exposant sa volonté de faire comprendre tout ce qu’il ressent, qui transcende largement le cercle parfois brisé de l’assiette posée devant chaque convive. Et l’on comprend mieux que sur les dix dîners organisés par Jean-Philippe en cet univers, il y en a eu trois avec le champagne Krug. Car quel autre vin aurait la faculté de s’adapter aussi complètement à ce monde créatif infini ? Je n’en vois pas. Chacun des Krug a servi la cuisine, a su montrer sa personnalité, a su rebondir sur un goût sur une invite lancée à nos papilles.

Le  Krug grande cuvée en magnum apporte une démonstration supplémentaire, si elle était nécessaire, de la timidité du 1988. Car on a ici la vraie définition du Krug. Relativement récent, ce champagne gagnerait des galons avec des années de plus. Mais il est là, serein, joyeux, prêt à combattre avec beaucoup de saveurs aventureuses comme celles de ce merveilleux univers culinaire. La flûte inversée, pois cassés tièdes, mélisse, citronnelle, humus, c’est tout l’univers d’enfance du savoyard. Le ravioli velouté, carottes, céleri, concombre, gelée de pommes, c’est toute sa dextérité créatrice.

Krug Collection 1981 en magnum est éblouissant de rondeur, d’accomplissement, et dépasse de très loin tout ce qu’on pourrait imaginer de cette année. Mais on est avec Krug ! Dans un repas comme celui-ci la description pure du champagne est impossible. C’est la souplesse d’échine qu’il faut signaler, car le champagne a fait bonne figure pendant toutes les combinaisons qu’il a suscitées. Et ça ne manquait pas : œufs de caille au caramel clair, polypode, cornet d’oxalis. Puis hostie virtuelle du 21ème siècle, jus de cannette, sorbet safrané. Ce qui est éblouissant, c’est qu’une branche de pin a été fortement imprégnée de la fumée d’un feu de cheminée. Et l’on remue le jus avec cette branche, qui donne un parfum inoubliable au plat.

une brochette de magnums particulièrement rare

Le

Le Krug Clos du Mesnil en magnum 1988 est évidemment une première, car le Clos du Mesnil est déjà rare. Mais en magnum, il l’est infiniment plus. Ce champagne est l’enfant chéri de la victoire, le vin béni des dieux. L’omble chevalier des lacs alpins, filandre de citronnelle, épicéa est un grand classique de Marc Veyrat, avec une cuisson immortelle. Avec ce Clos du Mesnil, ce ne sont que des saveurs d’une pureté cristalline qui s’offrent à nos papilles. Une darne de homard breton, vin jaune, bonbon d’herbe de maggy (acha) est une forme aboutie du goût du homard.

Le Krug Clos du Mesnil 1982 est magistral. Avec la crème brûlée à la reine des prés et la confiture d’écrevisses nous comprenons deux choses : que Krug s’adapte à toutes ces difficultés gustatives et que nous n’avons aucune lassitude. Un champagne de ce niveau, sur une cuisine de ce niveau, c’est un plaisir rare. Le ris de veau poêlé, beignet de pommes génépi, démontre si c’était nécessaire, que Marc Veyrat est aussi à l’aise sur une cuisine plus classique où la chair principale est mise en valeur dans son orthodoxie.

Le Krug collection 1964 en magnum nous fait entrer dans un univers d’exception. Ce champagne dépasse tous les autres. Je suis évidemment plus sensible que d’autres à l’apport de l’âge au goût de ce champagne. Mais il n’est nul besoin d’entasser les expériences pour saisir la perfection de ce champagne sensuel, accompli, totalement arrondi, expressif, vivant. L’ercheu des fromages de nos talentueux paysans (ce n’est pas moi qui parle) rencontrait nos appétits encore présents. « L’avalanche de délicatesse de ma fille Carine » rencontra une demi-bouteille de château d’Yquem 1989 que j’avais apportée pour l’anniversaire d’une des convives. Cet Yquem est d’une perfection exemplaire, d’une profondeur inégalable qui surclasse nettement le 1976 de la veille.

Un reste de faim fut comblé le soir par un spaghetti virtuel plaisant, par un pigeon traité de façon classique avec talent et par un « macaron raté » dont j’adore le clin d’œil.

Quand on est plongé comme ici dans l’univers créatif d’un homme de ce talent, on est embarqué dans une aventure où tous les goûts se justifient. On découvre, on retrouve, on comprend. Parfois c’est un peu plus dur, tant le chef a une imagination qui nous dépasse. C’est magique. On est comme Alice au-delà du miroir. Et l’on est heureux. Le champagne Krug, dans des expressions très différentes, a montré son adaptabilité et sa classe. Nous sommes prêts à remettre le couvert.