des champagnes éblouissants sur une cuisine raffinéesamedi, 18 août 2007

Au cours du déjeuner chez Yvan Roux, nous avons discuté avec lui du dîner que nous voulons faire le lendemain avec des grands vins sur la cuisine de Jean Philippe Durand. Yvan nous propose de venir choisir quelques produits de ses chambres froides.

Nous voici de nouveau le lendemain midi ayant en main une coupe de Laurent-Perrier Grand Siècle, observant Yvan découpant un agneau entier pour nous offrir le ris.

(Jean Philippe médite en regardant Yvan)

Hélas il n’est plus là, les poumons et la trachée ayant été enlevés avec ce précieux abat. Yvan découpe pour nous de copieux pavés de thon

et nous donne des coquilles Saint-Jacques.

La cuisine va bientôt bourdonner pour préparer le festin de ce soir.

Le moment arrive. Jean-Philippe occupe l’espace avec une organisation quasi militaire.

Son ballet est très impressionnant car il gère les composantes de plusieurs plats simultanément, avec une minutie qui force le respect.

(on notera que la courbure du dos de Jean Philippe est signe d’intense concentration)

(nous avons bien ri, car ce Domaine des Myrtes qui a servi à faire la cuisine est devenu notre référence. Quand un plat était bon, c’était forcément "les Myrtes")

Le restant d’un Laurent-Perrier Grand Siècle sera utilisé pour la cuisine mais aussi pour nous éclaircir le palais. Quelques gouttes du Dom Pérignon 1998 qui est prévu à un stade ultérieur du repas ont la même fonction, pour que l’on aborde le repas qui démarre en fanfare avec un palais accordé comme un instrument de musique.

La mise en bouche est une petite endive confite à la compotée d’oignons nouveaux et copeaux de Serrano. Le champagne Salon 1990 annonce par ses fragrances que l’on est déjà dans le sublime. Ce qui frappe en bouche c’est la noblesse de ce champagne. Pensant au compte-rendu que je ferai de ce repas, j’essaie d’imaginer comment le caractériser. Et nous en discutons. Toute saveur que l’on exprimerait serait réductrice et ne décrirait pas l’immense complexité de ce champagne brillant. Doit-on parler de fleurs blanches, de poire, peut-être, mais c’est partiel.

Je suis un peu gêné par les oignons nouveaux doucereux et je fais l’essai d’une feuille d’endive seule, qui a cuit dans un bouillon de fenouil, mélisse et cardamome et l’accord est beaucoup plus convaincant, car l’amertume de l’endive fait vibrer le Salon.

Le plat qui est prévu pour Salon 1990 est du thon mi-cuit présenté sur des bâtons de rhubarbe et accompagné d’un coulis de poire et un soupçon de rhubarbe et de citron vert. La chair du thon que nous avait donné Yvan Roux est prodigieuse. Alors que j’écris souvent que je préfère l’accord de la chair pure avec un vin, le résultat inverse est spectaculaire. Le Salon 1990 avec le thon, c’est bien. Mais avec le coulis de poire, c’est tout simplement prodigieux. Ma fille a reconnu la poire dans les arômes du Salon. L’osmose thon, poire et Salon 1990 est éblouissante. Nous sommes ici de plain-pied dans la gastronomie la plus raffinée. Et le Salon sur le thon est totalement différent du même Salon sur l’endive, ce qui montre que la flexibilité d’un champagne est l’une de ses caractéristiques et que sa description est un exercice difficile.

Le deuxième plat est composé de noix de Saint-Jacques poêlées aux courgettes avec une sauce à la pomme au thym citronné. Et c’est là que l’on comprend le génie créateur de Jean-Philippe. Cet ami connaît les vins et s’il ne les connaît pas, il se renseigne sur le web. Le champagne Salon 1988 qui se présente à nous ce soir est plus évolué que celui que nous avons bu il y a quelques jours. On se demande même un instant s’il n’y a pas une légère trace de bouchon, mais nous vérifierons qu’il n’en est rien. C’est seulement un champagne beaucoup plus évolué qu’il ne devrait, montrant un goût plus vieux d’au moins vingt ans que celui du Salon 1990. La pomme au thym citronné crée un lien spectaculaire avec le champagne. On se situe à un niveau de cuisine où le produit pur, la chair du plat est nécessaire mais non suffisante, car le lien se crée par les accompagnements qui ne sont pas des accessoires mais des pièces maîtresses de l’harmonie.

(Salon 88 et 90 côte à côte, c’est assez rare)

Le Salon 1988 nous a plu par ses côtés toastés, pain d’épices, fruits bruns, mais ce n’est pas le flamboyant Salon 1988 ancré dans nos mémoires.

Ayant rapidement goûté le champagne Krug Clos du Mesnil 1982 avec Jean Philippe, nous sommes convenus qu’il fallait que le plat soit assez neutre pour laisser éclater la grandeur du champagne.

Le ris de veau sauce réglisse amande et risotto aux girolles est donc traité par le chef en discrétion pour que l’impériale grandeur du champagne soit mise en valeur. On mesure l’extrême différence de ce champagne avec les deux Salon. Les Salon sont plus typés, plus fous, plus expansifs. Le Krug Clos du Mesnil est serein, calme, sur une trame d’une complexité inégalable. Il donne l’impression d’un diamant étincelant sur son écrin. C’est l’accord avec la réglisse qui est le plus beau, le goût de miel et de sucré du champagne accrochant cette racine, le ris très goûteux mais très sobre jouant les accompagnateurs. Ce champagne constitue un sommet absolu.

C’est la première fois que je mange un râble de lapin traité tout en douceur.

(voici les râbles avant cuisson)

Il est ici présenté avec des morceaux de pêches à la lavande. Comme dans une course de relais, c’est la lavande qui joue le témoin que l’on se passe de main en main, car elle crée le pont entre le plat et le champagne. Et encore une fois Jean-Philippe a saisi ce qui susciterait l’accord, car la lavande, distribuée un peu trop fortement à mon goût est l’exact pendant du champagne Dom Pérignon 1998 qui ne souffre pas de passer après le Krug. Il ne joue pas dans la même cour, mais il a un charme totalement convaincant.

Le foie gras poêlé posé sur une tranche de céleri est un plat à se damner. C’est follement bon. C’est tellement bon que l’on n’a presque pas besoin du champagne Contraste de Jacques Selosse dégorgé en février 2005.

Et pourtant, ce champagne est immense. C’est presque un extraterrestre, car je ne vois aucun repère proche de ses saveurs. Je serais bien embarrassé de le décrire car il est déroutant. Son caractère sauvage le rend passionnant. Voulant que ce compte-rendu soit plus précis, nous avons goûté le Selosse le lendemain midi sur le reste du lapin. Ce champagne ultra confidentiel, puisqu’il n’existe qu’en mille cinq cent exemplaires, se présente avec des senteurs fumées, une odeur de fumée de tabac blond, et une grande minéralité. Ces caractéristiques se retrouvent en bouche, la minéralité s’associant à une très jolie amertume. C’est sur le foie du lapin que ce champagne brille le plus. Mais revenons à notre dîner.

Des tranches de mangue sont poêlées avec des figues blanches du jardin et arrosées de jus de pamplemousse rose dont des grains de pulpe sont saupoudrés comme les grains de riz sur une robe de mariée. Le dessert est un plaisir pur et nous sommes une fois de plus surpris de l’élégance et de l’intelligence du Château Filhot 1990, puissant et conquérant, qui trouve dans le plat un partenaire à sa mesure.

Il est assez difficile de classer ces champagnes qui nous ont offert une extraordinaire variété de goûts, au moins aussi forte que si nous avions choisi des vins de plusieurs régions différentes. Deux champagnes ressortent du lot, le Clos du Mesnil 1982 et le Salon 1990, mais chacun des autres était porteur de grandes émotions. J’ai noté l’intelligence culinaire de Jean-Philippe sur les cuissons, sur la dextérité, mais surtout sur le choix des accompagnements qui arrivent à capturer l’essentiel des vins qu’ils accompagnent. La poire, la pomme et la réglisse sont de grands moments.

Il est plus de deux heures du matin quand nous rangeons la cuisine et la table. Nos sourires en disent long sur l’événement mémorable de grande gastronomie que nous avons partagé.