déjeuner du 1er de l’ansamedi, 1 janvier 2011

L’ennui, quand on a invité quelqu’un qui cuisine comme un Dieu, c’est qu’il aime cuisiner. Tard dans la matinée, le réveil est un peu rude. Nous allons chez nos voisins et amis les admirer prenant le bain du 1er janvier dans une eau à 13°. Je n’ose pas les imiter, car mon corps n’a pas encore absorbé tous les vins d’hier. Au retour, nous voyons Jean-Philippe qui a investi la cuisine, avec la ferme intention de nous faire à déjeuner. Je sauterais volontiers ce repas, mais l’appétit, c’est comme la tentation, car rien n’est plus beau que de fauter.

L’histoire commence avec quelques filets de rougets rescapés d’hier, que Jean-Philippe cuit avec des tranches de lard. Il reste de quoi faire deux verres du Pétrus 1988 à la couleur noire tant on est près de la lie. Le vin est magnifiquement velouté, avec une mâche extrême et des tannins puissants. Tout aujourd’hui est meilleur : le rouget est plus plein, le lard plus expressif et le Pétrus encore plus ample. C’est du bonheur.

Après un adieu au Pétrus, c’est un autre adieu au Salon 1979. Quelques heures de plus apportent la preuve que le 1979 est trop évolué. Il n’a pas la grâce qu’il pourrait avoir. C’est la moins belle performance des vins de ce réveillon, même si on peut l’aimer – un peu seulement.

Jean-philippe nous cuit des filets de turbot avec du lard très blanc. L’astuce, c’est d’ajouter des têtes de pissenlits blancs à l’huile d’amande dont l’acidité naturelle excite le Salon 1997 impérial maintenant, dans sa grâce florale et son extrême distinction. Jean-Philippe réalise alors un plat d’anthologie. Quand je dis que c’est le plus grand plat de cette année, tout le monde sourit puisque l’année n’a pas un jour, mais on pourrait étendre mon propos à l’année 2010. Car le ris de veau, les lamelles de truffe et l’hélianthis plus croquant que la veille composent un plat gourmand comme je n’en ai que rarement rencontrés. La mâche du ris est suave et jouissive. Je suis sur un petit nuage d’une épaisseur extrême. Le Salon va bien mais je suis sûr qu’un Château Margaux procurerait un accord émouvant.

C’est maintenant l’heure des fromages que nous avions écartés hier, et alors que nous n’avons pas faim, l’enchaînement des plaisirs va nous conduire à la folie. C’est d’abord le coulant d’un brie que l’on cache par une tranche de truffe. Ce sandwich improvisé excite le Salon. La tranche étant trop fine, nous étudions ce qui ferait vibrer le champagne. Soyons fous, c’est lorsque la tranche atteint 1,2 millimètre que le plaisir est à son comble. Cela me rappelle les ateliers du goût d’Alain Senderens, qui nous disait que l’épaisseur d’un toast doit être de 1,3 centimètre. Nous sommes dans la même recherche studieuse. La truffe avantage aussi le camembert, le Saint-Félicien est trop fort pour susciter un accord, et le Salers se mange pour lui-même. Le Salon est un accompagnateur fidèle de nos folies.

Ma femme a fait un tombereau de madeleines au miel. Ma pulsion est d’ouvrir un Champagne Krug rosé qui est probablement du début des années 80, avec une petite étiquette collée par un caviste de 520 F.

L’étiquette est tellement abîmée par le temps, avec des couleurs passées, et le bouchon est si chevillé que les années 70 ne sont pas exclues. La couleur d’un champagne est d’un rose saumoné qui évolue gentiment vers le jaune, comme s’il voulait se confondre avec les madeleines. Disons-le tout net, c’est pour moi de loin le plus grand vin de ces deux jours, même si les Pétrus furent grands. Tout en ce champagne respire l’étrangeté. Il m’emmène sur une planète de félicité. Je ne peux pas me lasser d’en jouir et les madeleines s’égrènent sans fin.

Ce déjeuner impromptu vaut tous les réveillons du monde.