déjeuner au restaurant Ledoyenvendredi, 10 février 2006

Je déjeune avec un ami au restaurant Ledoyen. Il m’a suggéré que nous apportions chacun une bouteille, par dérogation aux règles de l’établissement. Pour compenser, car j’invite, je commande deux menus dégustation, et une bouteille d’Y d’Yquem 1985, vin que j’adore, rare pépite au sein d’une carte des vins aux prix insensés. Est-ce elle qui a le record de la folie ? On n’en est pas loin, car pour boire la bouteille de Coche-Dury d’il y a deux jours, ce qu’il faudrait ajouter au prix, ce sont deux billets roses, ceux qu’on ne vous prend jamais, car on vous soupçonne de les avoir gagnés par la vente de drogue, billets d’un demi SMIC qui puent forcément. Insensé (la carte, pas la peur de l’argent – en fait les deux).

Heureusement, la cuisine aérienne, inspirée, méthodique, sérieuse, bretonnante, chiquement provocante de Christian Le Squer est tellement éblouissante qu’on ne se passionne que pour cela. Voici le menu d’une incroyable perfection d’un chef hors des sentiers des médias mais qui vaut le sommet : la mise en bouche (sur un thème de mer et terre, faite de malicieux clins d’œil de la dextérité et des recherches du chef) / Grosses langoustines bretonnes croustillantes, émulsion d’algues à l’huile d’olive / Blanc de turbot de ligne juste braisé, pommes rattes écrasées à la fourchette et montées au beurre de truffe / Noix de ris de veau en brochettes de bois de citronnelle, jus d’herbes / Anguille fumée sur toasts brûlés à la lie de vin / Fromages frais affinés / Croquant de pamplemousse cuit et cru au citron vert / Soufflé passion à l’ananas épicé, sorbet litchi.

Le parfait directeur Patrick Simiand nous avait prévenus qu’il allait faire « arranger » un peu le programme habituel. Il fit prodige. Nous fûmes comblés.

Une petite remarque sur les amuse-bouche d’une grande complexité. Lors d’un repas qui pourrait être dit « d’affaire », on se concentre sur ce que l’on va discuter, négocier, susciter. Lorsqu’un serveur souvent docte, aimablement cérémonieux vous assène des définitions qui couvriraient trois tomes du grand Robert, en mangeant suffisamment de mots pour qu’on lui demande de répéter deux fois, ou qui utilise des termes inconnus qui conduisent à la question (que je ne pose jamais) : « c’est quoi ? », on préfèrerait largement recevoir une petite fiche technique pour chaque bouchée qu’on lirait si l’on en a envie. C’est un peu comme ces cartes de cafés dont l’objet est de rendre la note plus aigüe. On la lit. On décide de prendre un café qui a été élevé à des hauteurs himalayennes sur des plateaux que seul el Gringo lui connaître, et dont la composition est un secret depuis Christophe Colomb, mais quand on a devant soi la tasse, on me demanderait quel café j’ai choisi, je ne le saurais pas.

Nous démarrons donc ce voyage gastronomique avec un service de haute qualité, qui me fait un peu sourire quand on vous dit : « ça, c’est une spécialité de M. Le Squer », « ça, c’est le plat le plus demandé par les clients », « ça, c’est le coup de génie de M. Le Squer », comme s’il fallait des lunettes supplémentaires pour voir que l’on explore l’exception. Amusante aussi cette phrase lorsqu’on nappe mon assiette d’une sauce : « il y a sept herbes différentes. Ne me demandez pas de vous les nommer, le chef garde son secret ». C’est amusant car cela résume la personnalité de l’endroit : on s’excuse presque d’être là. Le contraste avec des lieux comme ceux de Ducasse ou le Cinq est saisissant. Gardez cette fraîcheur, même si c’est un peu désuet.

Une constatation qui résumera mon enthousiasme sans borne : quand je croyais, à chaque plat, avoir atteint le sommet du talent de ce chef, le plat suivant démontrait que le chef pouvait encore aller plus loin. C’est un critère qui ne trompe pas. C’est la plus belle expérience que j’ai faite avec ce chef qui a atteint une maturité exceptionnelle. Il suit son idée, provoque les papilles quand il en a envie. Cela mérite un respect absolu. Les télévisions ne se bousculent pas chez lui, les magazines people ne l’harassent pas. Mais c’est de l’art. De la grande cuisine.

L’anguille de la mise en bouche avec une betterave, marque de terre, annonce que l’on va vers de l’émouvant. La langoustine est exacte et respectueuse, le turbot a le génie de la ratte. C’est elle, avec une trace forte de truffe qui rend ce plat absolument impressionnant. Mais la chair du ris de veau, une des plus belles que je connaisse, vient encore éblouir. On se dit : ça y est, j’ai vu, c’est parfait. On n’a encore rien vu, car l’anguille fumée fait partie, comme l’omble chevalier de Marc Veyrat de ces plats dont on se souviendra toute sa vie. C’est simplement prodigieux.

Là-dessus, le « Y » d’Yquem 1985 est un vin pour lequel j’ai un attachement sentimental. Je l’adore. Des convives alentour ont dû se demander si Ledoyen ne fait pas l’élevage de dindons, car je n’arrêtais pas de glousser, ne tenant plus sur mon siège tant ce blanc immense, à la longueur infinie me ravissait le palais. Essayant d’imaginer quelle sensation j’aurais à l’aveugle, je pensai à un Hermitage de Chave blanc, tant la puissance s’accompagne de simplicité. Ce vin chantant est un de mes amours.

J’avais apporté une bouteille de Haut-Brion 1974, gardée dans ma sacoche car je ne savais pas si je pouvais oser demander qu’on l’ouvre. Elle a donc eu un oxygène insuffisant et révéla une fatigue que l’année explique. Toutefois l’anguille aux empreintes sucrées allait faire parler le vin rouge. Et comme Haut-Brion est toujours Haut-Brion, nous avons profité d’un vin velouté qui a taquiné l’anguille de jolie façon.

Le Brie est travaillé de curieuse façon. Il est fourré de crème et de truffes. Avec le « Y », un mariage princier.

Mon ami avait apporté un Banyuls de l’Etoile 75. Le nombre de deux chiffres est écrit en gros sur l’étiquette. Quand je bois ce délicieux vin fortifié à la longueur inénarrable, je m’étonne qu’un 1975 puisse avoir une telle maturité. Et je demande à lire l’étiquette. Le 75 ne veut pas dire 1975, comme le Alvar Pedro Jimenez dulce « 1927 » ne veut pas dire 1927 (c’est comme pour Kronenbourg, le 1664 n’est pas le millésime). La signification, illisible de loin est : Banyuls de l’Etoile cuvée du 75ème anniversaire. Il y a donc très probablement des rappels d’anciennes cuvées qui justifient ce goût délicieux.

J’ai suggéré à Patrick Simiand et à Christian Le Squer qu’ils essaient ce Banyuls que nous n’avons fait qu’effleurer avec l’anguille. A voir leur mine, je ne suis encore prophète en leur pays.

Ce voyage gastronomique fut éblouissant, le « Y » justifie mon amour inconditionnel. Quel beau repas !