Bollinger Vieilles Vignes Françaises 1992 au restaurant de la Grande Cascadesamedi, 25 avril 2009

Il fait beau depuis dix jours à Paris. La météo nous annonce un samedi pluvieux. Spéculant sur une incertitude des professionnels de la prévision, nous réservons à déjeuner au restaurant de la Grande Cascade. Un de nos jeunes amis, ancien partenaire de squash, est entrepreneur. Il a investi à Tahiti il y a peu de temps et ses plans changent avec l’ampleur de la crise. Il est de passage à Paris. C’est l’occasion de l’inviter.

L’accueil dans cette bonbonnière Second Empire est toujours aussi chaleureux. Les météorologues ne se sont pas trompés mais cela ne changera rien à notre humeur joyeuse. Dans la carte des vins du restaurant, je commande deux champagnes.

Le premier est un Champagne Egly-Ouriet Brut 2000, issu de vieilles vignes d’Ambonnay. Le champagne est hélas trop froid, ce qui limite considérablement le plaisir. Dès la première gorgée, on sent qu’il s’agit d’un grand champagne. Il a été dégorgé en janvier 2008 et a donc connu un passage en cave de 78 mois. Extrêmement typé et vineux, il est fortement imprégnant et jamais je ne me départirai de la gêne que sa bulle me cause. Elle est tellement lourde et pénétrante qu’elle darde la langue comme le croc d’une vipère. Quand je m’en ouvre à Emma, charmante sommelière et de plus compétente, elle me dit qu’elle avait hésité à nous proposer de carafer ce champagne. C’eût été une bonne initiative. Un petit amuse-bouche à base de homard prépare bien le palais, suivi d’une petite croquette de cabillaud et un jus d’asperge au lait d’amande. A chaque saveur le champagne répond présent. Puissant, multiforme, il est à son aise. Mais la lourde bulle m’obsède toujours.

Dans le menu suggéré dont le prix est très doux, j’ai choisi la lisette pochée aux condiments, gelée de crabe vert, rémoulade de céleri et raifort wasabi. Le plat est délicieux, et la lisette est délicieusement adaptée au champagne dont la robe est déjà ambrée d’un or guerrier.

Le deuxième champagne est une pépite, une rareté, une légende, c’est le Champagne Bollinger Vieilles Vignes Françaises 1992. C’est un blanc de noirs. Emma m’annonce que c’est la dernière de la cave du restaurant. Je lui ai servi un verre, car il ne faut pas laisser passer de telles occasions. Le champagne avait été ouvert en même temps que l’Egly-Ouriet aussi a-t-il eu le temps de se réchauffer. Là aussi, la première gorgée est déterminante. L’image qui me vient instantanément est celle d’un « glockenspiel », d’un carillon qui fait sonner une multitude de petites clochettes. Car ce champagne est d’une complexité infinie. Sa bulle est extrêmement fine, et son goût est merveilleux. Ce vin d’une parcelle minuscule provient de deux vignes de pinot noir non greffées et non touchées par le phylloxéra, cultivées en foule comme on le faisait jadis, selon une technique de développement de la vigne par provignage et assiselage qui donne une impression de joyeux désordre mais répond à un usage séculaire de reproduction de la vigne en s’affranchissant de la linéarité. C’est assez intéressant puisqu’il s’agit de vignes pré-phylloxériques, ce qui est rare, mais quelle est l’influence sur le goût, je ne le sais pas. C’est un champagne d’esthète qui ne se livre pas facilement, car il faut un dictionnaire gustatif pour savoir le lire. J’ai choisi un pavé de cabillaud, grosse morille farcie aux légumes verts, avec une émulsion de chorizo. J’ai pris la précaution de faire déposer l’émulsion à part, pour tenter l’accord du champagne avec la chair seule. Et c’est absolument divin. Le champagne est noble, prenant des notes de fleurs et de fruits blancs comme la chair du goûteux poisson. L’accord avec l’émulsion fonctionne aussi, mais la virilité du chorizo correspond peu au pianotage discret du champagne subtil. La confrontation est malgré tout excitante. Le dessert est à base de fraise gariguette, comme un fraisier à la pistache. Ces saveurs tirent aussi des accents charmants du champagne à la longueur inextinguible. J’avais gardé un verre du précédent champagne. Il a perdu de sa bulle et il devient charmant, floral, printanier, et beaucoup plus amène. Il n’a pas la complexité du Bollinger qui continue à distiller sa palette de saveurs. Les deux champagnes sont brillants. Je suis heureux d’avoir eu accès à ces champagnes grâce à la politique tarifaire intelligente pratiquée par la Grande Cascade. Il pleuvait légèrement sur le beau jardin printanier. Mais sur des plats bien exécutés, dans une ambiance agréable, ces vins rares ont mis du soleil dans nos cœurs.