78ème dîner de wine-dinners au restaurant l’Astrancemercredi, 15 novembre 2006

Le 78ème dîner de wine-dinners est vraiment très spécial. Je cherchais une occasion pour faire un dîner au restaurant l’Astrance, car j’ai une sympathie très forte pour le talent de Pascal Barbot et l’intelligence de Christophe Rohat. Il fallait une table qui ne dépasse pas huit convives. Il y a quelques semaines, un ami m’appelle et me demande : « je voudrais faire regretter à un ami de vivre au Chili et pas à Paris. Il faut que tu fasses un dîner tellement extraordinaire qu’il ait des remords de repartir chez lui ». Je cherche un niveau de dîner dont il se souviendrait toute sa vie. Je parle à peine à deux ou trois autres amis de ce projet, et la table est vite formée. Je suis heureux que ce dîner s’organise aussi vite. Aussi, je décide d’ajouter deux bouteilles au programme pour récompenser leur fidélité. Nous nous embarquons dans le grandiose.

Je suis venu déjeuner un mois à l’avance à l’Astrance pour travailler avec Pascal Barbot sur l’adéquation de sa cuisine aux besoins des vins anciens. Nous mettons au point les grandes tendances du menu dans une ambiance studieuse et sympathique.

Le jour dit, j’arrive à 16h30 pour ouvrir les bouteilles, et Pascal, Christophe, et l’attentif Alexandre, sommelier qui avait participé au service, lors du précédent dîner avec une Romanée Conti, vont assister à l’ouverture, sentir les vins, ce qui va nous permettre de changer radicalement le plat qui accompagne le Cheval Blanc 1947. Tous les bouchons viennent entiers, les odeurs très variables n’indiquent aucun risque majeur. Tout se présente bien.

Le menu créé par Pascal Barbot et Christophe Rohat est d’une extrême sensibilité.  Huître au naturel, Caviar / Galette de champignons de Paris, foie gras mariné au verjus, huile de noisette / Rouget, fondue de trévise aux câpres / Quasi de veau grillé, poireau et soja / Pigeon cuit au sautoir, jus de cuisson, potiron / Foie gras chaud, zestes d’agrumes / Stilton crémeux / Mangue tiède et pamplemousse tiède et coing / Madeleines.

Nous sommes tous fébriles, car nous connaissons le programme des vins. Le Champagne Dom Pérignon 1966 est d’un or intense. Sa bulle est très active. Le parfum est envoûtant, et en bouche, c’est d’une intensité et surtout d’une longueur quasi insoupçonnable. Un convive dira qu’il le préfère sans plat. Il est vrai que sa longueur est plus belle quand on le boit seul. Mais l’huître lui fait développer une autre personnalité, et le champignon de Paris tire de lui des accents romantiques. Ces trois situations permettent de voir à quel point ce Dom Pérignon est un vin de gastronomie.

Le Château Lafleur Pétrus 1945 a une couleur qui nous stupéfie. Le rouge est beau, intense, d’un jeune vin. Il est très peu pomerol. Un convive dit Pauillac. En fait les caractéristiques de pomerol se révèlent quand le vin s’épanouit. C’est un grand vin, mais les choses sont difficiles pour lui à côté de Château Latour 1947. J’ai bu de grands Latour, mais je crois volontiers que celui-ci est le plus grand. Sa perfection est impressionnante. Il ressemble au Bordeaux parfait. Une onctuosité, une intégration de toutes les saveurs, une lisibilité parfaite. C’est un vin quasi intemporel. Le vin parfait au bon moment. Avec le côté aérien et romantique des grands bordeaux. Les deux vins ont nagé de jolie façon avec le rouget à la chair très adaptée au pomerol. La trévise était moins à son affaire.

Le vin qui suit est un de mes deux cadeaux, une des légendes absolues de l’histoire du vin : Château Cheval Blanc 1947. J’avais beaucoup d’anxiété. Ce vin allait-il être conforme à sa légende ? Le niveau dans la bouteille était à mi-épaule. Le vin a une couleur d’un rouge de sang en train de sécher, d’une densité extrême. Le nez est sublime, et la légendaire évocation de Porto est là. Plus au nez qu’en bouche. Et  quand on boit, c’est un embarquement vers l’infini. Ce vin n’a aucun équivalent. Pas de repère bordelais. On est conquis par sa densité. Il impressionne, et le quasi de veau était bien le bon choix, décidé seulement à l’ouverture cinq heures avant. Ce vin est grand, dense. J’ai bu quatre fois Cheval Blanc 1947 auparavant. Il est très probable que celui-ci est le premier ou le deuxième des cinq.

Sur le pigeon, je demande à Alexandre, attentif et efficace, de servir d’abord le Vosne Romanée producteur inconnu 1934, pour boire chaque vin séparément. Mais quand je constate qu’il a commencé à servir la Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1967, je le laisse faire.

Le 1934 a été mis dans ce dîner car je souhaite qu’il y ait toujours un fantassin dans des dîners de grands vins. Etiquette de négoce sans indication de vigneron, ce 1934 est de la plèbe. Mais quel bonheur ! Tout en lui est simple, calme, serein, et complètement équilibré. C’est beaucoup plus franc et convivial que les bordeaux. Il n’y a pas l’astringence titillante de certains bourgognes. Ici le message est d’une lisibilité totale. Un ami qui suit mes commentaires savait que j’avais l’intention que ce roturier soit dans mon quarté. Je lui trouvais donc de belles qualités. Mais il y a trop de légendes dans ce dîner. La tâche sera rude. Quand je trempe mes lèvres au vin de la Romanée Conti, je pousse un ouf de soulagement, car j’attendais une bonne Romanée Conti après deux ou trois expériences frustrantes. C’est une grande Romanée Conti, totalement conforme à ce que Romanée Conti doit être. L’année est considérée au Domaine comme délicate. Mais c’est dans ces années là que la Romanée Conti montre son talent. La couleur est assez pâle, le nez est d’une complexité rare, et en bouche, toute l’énigme que doit représenter ce vin est affichée. Les dégustateurs qui auscultent chaque épice d’un vin pourraient couvrir des pages entières pour décrire tout ce que ce vin délivre. C’est impressionnant, mais c’est surtout émouvant. J’y vois de jolis fruits rouges frais, des escarpolettes que l’on pousse en chantant, une partie de cache-cache dans les bosquets du jardin du château de Versailles. Mon bonheur est à son comble, car ouvrir Cheval Blanc conforme à sa légende et la Romanée Conti qui donne tout ce qu’elle doit exprimer, c’est une réussite merveilleuse.

Mes convives se demandent vers quels sommets nous allons voyager. Pour tous, l’irréalité de ce que nous vivons est plus enivrante que le vin. La salle le sent aussi car les regards sont insistants autour de nous. Christophe fait disposer les bouteilles vides sur un guéridon visible de tous. Ça en jette !

Arrive alors un de ces accords qui clouent sur place. Qu’un plat et un vin puissent se multiplier avec tant de force est presque insoutenable. Le Montrachet Domaine de la Romanée Conti 1999 est une bombe aromatique. Mon voisin chilien n’en revient pas. Tout ce qu’on peut imaginer dans le registre des agrumes et des épices est là, avec une puissance dévastatrice. Et le foie gras dompte toute cette fougue pour créer une suavité diabolique. Le dosage de la sauce aux zestes est l’une des créations les plus réussies que j’aie jamais goûtées.

Bon, on pourrait se dire que ça suffit maintenant. Non, il n’y a pas de limite à l’irréel. Le Château Climens 1929 est servi, et je suis prêt à m’évanouir. C’est le sauternes le plus éblouissant que l’on puisse imaginer. Le Château d’Yquem 1929 est un immense vin. Sa couleur est celle d’un vin de grande race. Mais il provient d’un rebouchage récent, quand le Climens 1929 n’a jamais été  rebouché. Et la différence est sensible. Mon amour des vins anciens est né le jour où j’ai goûté Climens 1923. Avec ce Climens 1929, c’est la perfection la plus inimaginable du sauternes. J’avais demandé des petites assiettes séparées pour la mangue poêlée en dés et les tranches pelées de pamplemousse. Pascal y a ajouté une assiette de coing. L’accord des dés de mangue avec le Climens 1929 est tellement fort que j’appelle en urgence Pascal bien qu’il soit en plein travail. Il constate que cet accord est d’une pureté académique et d’une jouissance sensorielle unique.

Mon deuxième cadeau, c’est le plus grand vin de ma vie : Vin de Chypre 1845. Je l’ai bu de très nombreuses fois, aussi, je n’ai pas la même surprise que mes hôtes subjugués. Le nez de ce vin est un parfum où se mêlent les épices riches et la réglisse. Ce parfum précis est rare. En bouche c’est du bonheur en lingot liquide. Magique, infini, complexe et raffiné, c’est le plaisir pur. Pascal, très passionné par cette expérience, nous apporte une petite crème légère à la réglisse qui s’amuse avec le Chypre.

Nous allons voter, alors que nous n’avons encore fait le plein de surprises. Pour huit votants, cinq vins ont eu l’honneur d’être classés premier, ce qui, compte tenu des vins en compétition, est particulièrement remarquable. Le chouchou de mes chouchous, le Chypre 1845 a été plébiscité, puisqu’il a eu droit à quatre votes de premier, sans le mien ! Dom Pérignon 1966, Cheval Blanc 1947, Romanée Conti 1967 et Climens 1929 ont eu chacun un vote de premier. Peut-on imaginer, dans un dîner où l’on vote pour quatre vins, qu’Yquem 1929 et Lafleur Pétrus 1945 n’aient recueilli aucun vote. C’est inimaginable. C’est renversant. Et c’est pour moi le signe le plus tangible du caractère exceptionnel de ce dîner. Le vote du consensus serait le suivant : Chypre 1845, Cheval Blanc 1947, Romanée Conti 1967 et Climens 1929 (quelle liste !). Mon vote a été : 1- Château Climens 1929, 2 – Romanée Conti 1967, 3 – Château Latour 1947, 4 – Château Cheval Blanc 1947. Je n’ai pas mis dans mon vote le Chypre 1845 car je le connais trop. Ce sont les sublimes surprises que j’ai couronnées. Quelle brochette de vins historiques !

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Un américain avec qui je converse sur des forums avait réservé une table pour dîner avec son épouse. Il m’avait indiqué qu’il apporterait un Bourbon de 1900. C’était le prétexte à faire une troisième surprise.

Le Bourbon whiskey, Boone & knoll Kentucky 1900 est particulièrement éblouissant. Il y a toujours cet effet de l’âge, comme pour les grands cognacs qui vieillissent si bien. Les saveurs s’assemblent, s’imbriquent, et le résultat est d’un charme fou. Magnifique breuvage long, typé comme un Bourbon habillé en dandy. Pour répondre à cette générosité, j’ai apporté la plus belle bouteille que j’ai acquise de la cave du Duc de Windsor. La bouteille est carrée à sa base, et les parois verticales se courbent en haut pour rejoindre le goulot. Sur un écu, le sceau du Duc de Windsor est frappé dans la cire. L’étiquette manuscrite indique : the finest scotch whisky, very great age, John Dewar and sons ltd, Perth rs. Tout me laisse penser que c’est un whisky qui doit dater de 1860 environ. Le whisky sent la tourbe de façon intense. Son nez ne serait pas fade s’il était comparé à des tourbés de notre époque. Mais il n’est plus flamboyant comme il a dû l’être. Ce qui compte, c’est l’échange des générosités. Le Bourbon a gagné. Vive le Bourbon.

Que dire de ce dîner ? Il représente pour moi quelque chose de fort, car on ne prélève pas en cave tous ces flacons historiques sans une grande émotion. Quand on trouve des convives, qui plus est des amis, qui savent apprécier ces vins, même si certains sont inconnus pour eux, la joie est encore plus belle. Quand on sait que chacun des vins était exact au rendez-vous et s’est montré sous son plus beau jour, c’est une satisfaction. Et quand un chef créatif et une équipe attentive réalisent des accords parfaits, alors, on se dit qu’une belle page de la gastronomie la plus fine a été lue ou écrite ce soir par huit amoureux des vins.