39ème séance de l’Académie des Vins Anciensmardi, 5 décembre 2023

La 39ème séance de l’Académie des Vins Anciens est une aventure à rebondissements. Vers le début novembre je m’aperçois avec horreur que je n’ai pas réservé le premier étage du restaurant Macéo où nous avons l’habitude de faire nos réunions. J’en informe Adrian Williamson qui gère l’organisation de nos réunions. Il m’informe que la salle est prise et que le client qui a réservé étant un client fidèle, il est exclu de lui demander de trouver une autre solution.

L’idée qui vient est de réserver la grande salle du rez-de-chaussée mais Adrian nous obligera à supporter une recette minimum. Pour ne pas payer en vain des forfaits la solution est de former un groupe beaucoup plus important que d’habitude. Alors que nous ne dépassons pas 36 personnes à l’étage, il faudrait être plus nombreux. Grâce à l’active réaction de quelques amis, nous arrivons à former un groupe de 45 personnes et à récolter, incluant mes vins, une palette de 57 vins dont quatre magnums, ce qui fait m’équivalent de 61 bouteilles de 75 centilitres.

C’est alors qu’Adrian m’annonce que son client annule sa réservation. La perte de recette s’annonce lourde. Adrian me dit : si vous étiez moins de 40, on pourrait faire la séance à l’étage. J’avais réussi à gonfler le nombre pour être en bas. Il devenait impossible de passer en haut avec le nombre d’inscrits.

Une fée devait avoir pris notre énigme entre ses mains car je me suis rendu compte que trois inscrits n’avaient pas confirmé leur présence. A 42, on pourrait tenter le coup alors qu’Adrian me limitait à 36. Nous partons sur cette idée. L’aide de la fée a deux facettes : une bonne, car le matin du jour de l’Académie, j’ai reçu quatre annulations. Une mauvaise, car il s’agit des quatre mexicains avec qui j’avais fait le 279ème repas il y a deux jours, et qui sont empêchés car l’un d’entre eux, suite à un malaise, est à l’hôpital à Paris pour examen. C’est vraiment dommage pour ces nouveaux amis qui voulaient explorer les deux types d’événements, les repas gastronomiques et l’académie.

Nous voilà donc 38 en quatre tables de dix ou neuf convives. Avec les 57 vins, cela fait une académie particulièrement généreuse.

A propos de générosité, certains académiciens sont allés très loin et j’ai décidé que ma table de dix accueillerait les plus généreux. Qu’on en juge : les apports de vins des inscrits de ma table, plus les miens, représentent 36 bouteilles sur les 57. Généralement, les participants aiment boire les vins qu’ils ont apportés. Il fallait choisir.

Ma table aura 19 vins des apporteurs et les 17 autres vins de leurs apports seraient partagés aux autres tables en plus des apports de chacun des académiciens.

Cela donne le programme suivant :

Les champagnes : Champagne Perrier Jouët Brut sans année, Champagne Veuve Clicquot Brut sans année, Champagne Veuve Clicquot Brut sans année, Champagne Louis Roederer Brut sans année, Magnum Champagne Vranken 1976, Champagne Lanson black label, Magnum Moët et Chandon Cuvée 250ème Anniversaire 1983, Magnum de Champagne Legras & Haas 1995.

La table 1 : Champagne Krug Private Cuvée étiquette olive, Meursault 1er cru Charmes 1931 de Roger Cavin (vidange), Blanc d’Algérie 1956 du domaine de la Trappe, Rosé d’Algérie 1945 du domaine Frédéric Lung, Sidi Brahim Rosé d’Algérie Vin fin Vieux 1961, Le Rabelais Algérie rosé 1952, Lung rosé Algérie 1942, Château Ausone 1937, Château Pichon Baron de Longueville 1928, Charmes Chambertin Louis Latour années 20 (vidange), Gevrey Chambertin 1er Cru Guichard Portheret 1929, Barolo 1912, Rouge d’Algérie 1947 du domaine Frédéric Lung, Moulin Touchais Anjou 1928, Haut Sauternes Boussay Cru Lamothe vers 1900.

La table 2 : Meursault Thomas Bassot 1966, Chassagne Montrachet 1947, Chablis Patriarche P&F 1943, Château Ferrand Pomerol 1983, Magnum de Château La Lagune 1970, Château Durfort-Vivens Margaux 1966, Volnay Lagrive 1953, Clos des Lambrays 1943 (mise marchand), Barolo Riserva Spéciale d’Aldo Conterno 1967, Riesling SGN Cru Eltviller Sonnenberg – Egon Mauer 1967, Château Gilette Crème de Tête 1937, Marc du domaine d’Ott 1929.

La table 3 : Pouilly-Fuissé maison de négoce1948, Meursault Jaboulet Vercherre 1938, Côtes du Jura Rosé 1976, Château Lagrange 1975 (niveau bas), Château TrotteVieille 1964, Château Calon Ségur 1973, Château Mouton Rothschild 1967 (niveau bas), Charmes Chambertin « union vinicole des propriétaires » 1959, Pommard La Commarine 1937, Gewurztraminer SGN Château d’Orschwihr 1989, Sainte Croix du Mont générique 1928.

La table 4 : Champagne Gosset Grand Millésime 1993, Chablis 1er cru Les Vaillons Alain Bayol 1984, Chablis Chanson P&F 1970, Château de Sales 1967, Château Haut-Bailly 1964, Fixin Clos du Chapitre Dufouleur & Fils 1959, Gevrey Chambertin Bouchard père et fils 1967, Château La Gardine Châteauneuf du Pape 1953, Vouvray Grde réserve cuvée Zoë Claude Villain Rochecorbon 1990, Monbazillac Chateau de la Salagre 1945, Massandra White Muscat 1961.

Jamais nous n’avons eu autant de vins. Pour mesurer à quel point cette réunion est exceptionnelle, voici les différents millésimes qui sont présents. Il y en a 31 pour ces 57 vins : 1900, 1912, 1920, 1928 (3), 1929 (2), 1931, 1937 (3), 1938, 1942, 1943 (2), 1945 (2), 1947 (2), 1948, 1952, 1953 (2), 1956, 1959 (2), 1961 (2), 1964 (2), 1966 (2), 1967 (5), 1970 (2), 1973, 1975, 1976 (2), 1983 (2), 1984, 1989, 1990, 1993, 1995, sans année (6). C’est absolument hors norme.

Je redoutais la séance d’ouverture des vins mais plusieurs académiciens sont venus m’aider, accompagnés de vins pour donner du cœur à l’ouvrage aux ouvreurs. Un Champagne Jacquessin 741 ultra brut à dégorgement tardif est rafraîchissant, tandis qu’un Asti Gancia Spumente très ancien est tout en douceur. Un vin russe est, comme on dit, hors de ma zone de confort car je n’ai pas de repère. Un ami alla même jusqu’à venir avec un Madère qu’il estime de 1800. Je le verrai plutôt cinquante ans plus jeune. Avec cette aide et les ‘carburants’ ajoutés, l’ouverture fut rapide et nous avons occupé le temps à boire ces apports généreux et discuter de tout et de rien.

Le menu concocté par Adrian est : carpaccio de Saint-Jacques de Normandie, kiwi et tartare d’algues / terrine du chef, canard, cochon et pistache, sucrine marinée au sésame / agneau de nos plaines confit dans le grenache 12 heures, giroles et purée / trio de fromages affinés par la maison Bordier / chocolat Saint-Domingue, noix fraîches et orange confite.

Ayant un genou qui crie à l’aide lorsque je reste longtemps en position verticale, l’apéritif s’est pris assis, chacun étant à sa table. C’est dommage car les discussions avec l’ensemble des convives sont intéressantes, et on ne sait plus très bien ce qu’on boit lorsqu’on est servi de plusieurs champagnes en même temps. Mais on essaie de se repérer.

J’ai été très impressionné par le Magnum de Champagne Legras & Haas 1995 d’une magnifique présence et par l’originalité extravagante du Magnum Champagne Vranken 1976 tellement atypique et passionnant.

Pour ma table, le grand moment du repas allait être la présence de six vins algériens soit blancs soit rosés. Il convient de rappeler que c’est il y a plus de 45 ans que j’ai découvert chez un épicier du Perreux sur Marne les vieux vins algériens qui m’ont subjugué. J’en ai acheté massivement et quand j’ai écrit sur les vins dès l’an 2000, plusieurs lecteurs intrigués ont eu la curiosité de s’y intéresser. Les prix ont augmenté et ces vins sont devenus presque introuvables et inaccessibles. Les plus curieux sont devenus des fidèles de l’académie ce qui explique cette mise en commun exceptionnelle.

Voici la brochette quasi irréelle que nous avons partagée. Le Blanc de Blancs Vin Fin extra-sec Alger Eschenauer années 50 est un vin d’une grande puissance et persuasif. Racé, son expression impressionne.

Le Domaine de la Trappe Vin Fin Henri Borgeaud rosé Algérie 1956 est un vin plus calme mais lui aussi très expressif. Le Frédéric Lung rosé 1945 est un vin totalement exceptionnel. Il est magique. Il combine la puissance des vins d’Algérie avec des accents gracieux. C’est l’élégance absolue.

Le Frédéric Lung rosé 1942 est presque aussi grand que le 1945. Il joue juste un ton en dessous, mais reste exceptionnel.

Le Rabelais Haut-Dahra rosé 1952 est très original. Il a un charme fou. C’est une autre acception du rosé algérien qui m’intéresse, car je suis plus habitué aux vins de Frédéric Lung. Il y a dans ce vin des notes de café.

Le Sidi Brahim Vin Fin Vieux rosé Vins Vigna Chalon-sur-Saône 1961 pourrait être l’énigme dans un concours de dégustation à l’aveugle. Qui oserait dire Sidi Brahim en buvant ce vin puissant et expressif quand Sidi Brahim avait l’image d’un vin plus qu’ordinaire.

A ma table, nous sommes tous conscients de vivre un moment unique qui a toutes les chances de ne pas pouvoir se reproduire, puisque beaucoup de ces vins sont devenus introuvables. Mon classement de ces six vins est : 1 – Lung 1945, 2 – Lung 1942, 3 – Rabelais 1953, 4 – Blanc de Blancs années 50, 5 – Sidi Brahim 1961, 6 – La Trappe 1956.

Autour de la table l’émotion est palpable. L’intensité de ces vins puissants et riches est étonnante. C’est un moment de l’histoire qui ne peut plus se poursuivre, puisque ces vins ne se font plus. Essayez de dire à vos amis : j’ai bu des rosés, d’abord d’Algérie, ensuite de plus de cinquante ans et on vous regardera comme une bête curieuse.

Il y a à notre table beaucoup d’autres vins. Le Champagne Krug Private Cuvée étiquette olive n’est pas ce qu’il aurait dû être avec énormément de sédiment. Certainement un problème de température de stockage.

Le Meursault 1er cru Charmes 1931 de Roger Cavin au niveau très bas s’est montré très au-dessus de mes attentes, avec une personnalité préservée.

Le Château Ausone 1937 est une merveille. Son parfum est d’une noblesse certaine et le goût intense et racé signe un vin au sommet de son art. Le Château Pichon Baron de Longueville 1928 est lui aussi d’un magnifique accomplissement, millésime oblige. J’avais apporté ces deux bordeaux et je suis heureux qu’ils se soient montrés d’un niveau aussi grand.

J’ai moins de souvenirs du Charmes Chambertin Louis Latour années 20 et j’ai le souvenir que le Gevrey Chambertin 1er Cru Guichard Portheret 1929 représente dignement le caractère mythique de son année.

Le Barolo 1912 est un très beau Barolo qui n’a pas l’émotion d’un Barolo 1920 qui m’avait subjugué. Il est toutefois de belle prestance.

Le Rouge d’Algérie 1947 du domaine Frédéric Lung me donne un coup de poignard dans le cœur car il est absolument parfait, riche, ample, une merveille.

Les deux liquoreux, Moulin Touchais Anjou 1928 et Haut Sauternes Boussay Cru Lamothe vers 1900 ont joliment joué leur partition mais le Haut-Sauternes qui n’avait aucune étiquette est apparu pour nous tous comme plus probablement des années 30 du fait de sa fraîcheur gracile.

Pour faire un classement global des vins de ma table il faudrait mêler les rosés algériens avec les autres vins, ce qui me paraît difficile aussi hors rosés je classerais : 1 – Frédéric Lung 1947, 2 – Ausone 1937, 3 – Pichon Baron 1928, 4 – Barolo 1912.

Si je mêlais les deux classements, ce serait : 1 – Lung rouge 1947, 2 – Lung rosé 1945, 3 – Ausone 1937, 4 – Lung rosé 1942. On l’aura compris, j’aime les vieux vins algériens.

Cette académie fut exceptionnelle pour toutes les tables, dans une ambiance amicale et attentive. Vivement la 40ème séance de l’académie des vins anciens.


Voici le compte-rendu d’un ami à qui j’avais demandé de prendre des notes et de me les envoyer pour m’aider à faire mon compte-rendu. En fait, j’ai rédigé un compte-rendu sans avoir de notes et sans avoir lu les siennes.

Il est donc intéressant de lire sa vision, très différente de la mienne. C’est ça la magie du vin qui qui n’émeut personne de la même façon.

Voici son texte.

Note préliminaire : J’exprime ici, aussi simplement que possible, les mots qui me sont apparus lorsque j’ai senti et goûté les vins. J’essaye de les analyser, en mettant les mots qui correspondent selon moi le mieux à ce que je sens à l’instant présent. Cela ne veut pas dire que d’autres mots sont malvenus. Mais que si je veux tenter de retranscrire ce qui m’est apparu, ces mots sont les plus indiqués.

Je dinais la veille avec le sympathique propriétaire du domaine Leflaive. Il me racontait une histoire que je trouve pleine de bon sens. Lors d’une dégustation avec M. de Vilaine, M. de la Morandière et lui s’amusaient à associer chaque vin bu à quelqu’un de leur famille. Ils disaient ainsi : « celui-ci est un peu austère, pas forcément plaisanteur, mais dans le fond il est comique. », pour décrire à la fois le vin et la personne. Il m’indiquait que ces descriptions avaient suscité des rires très enjoués. En l’absence d’esprit de sérieux, j’associe donc en gras une phrase d’un personnage ou d’une situation qui correspond à mon émotion.

Champagne Veuve Cliquot-Ponsardin non millésimé : un vin fin et sans âge, d’un pétillant plaisant. De la truffe blanche apparaît au nez et se conjugue avec un miellé très classique. La bouche est plus traçante, initialement un peu acquise avant de se développer gentiment sur des notes d’embrun marin. Je le pense des années 1990, il permet d’entamer correctement le repas.

Moet et Chandon 1983 (Magnum) : Le premier champagne servi à table est d’une grange noblesse. Il est incroyablement pur, sa robe est claire or, unie, brillante, sans dépôt. Le vin présente encore une petite bulle dans le verre. Il est très iodé et huitré au premier nez, puis viennent des senteurs originales et rafraichissantes de miel d’acacia, de pin et de gingembre. La bouche est tout à fait joyeuse, le pétillant contrastant avec l’impression sérieuse et ferme de l’ensemble. C’est un vin terrestre, qui amène par des amers à une finale longue et crayeuse d’un grand raffinement. Le champagne est divin avec des gougères. C’est un aristocrate, corseté mais à l’aise dans son corset. Il est désirable.

Vranken 1976 (Magnum) : Le vin est légèrement plus orangé, notamment sur son disque. Il est nettement plus miellé avec du gras et des fleurs blanches. Il commence à faire son âge. Du chocolat blanc apparaît, et un peu de pruneaux.

En bouche, la bulle est fine et légère mais encore vivace. Le vin surprend par un caractère citrique, comme un chablis d’une année un peu froide. C’est curieux pour 1976. Il est légèrement plus fatigué et poussiéreux, un peu chloré notamment, mais passons.

Lanson sans millésime fin années 1950 début années 1960 : La robe est maronnée et assez profonde. Elle est marquée. Le nez est d’une immense gourmandise, du pur chocolat. Il est très plaisant avec des notes de tabac brun. En bouche, le vin n’a pas de bulle, il est un peu chloré. Il développe une mâche presque bourguignonne ; Meursault n’est pas loin. Il a les pieds dans le sol. Par rapport au vin qui va suivre, il est plus largé, comme un pruneau confit avec du lard.

Krug Private cuvée étiquette olive 1982-1986 : c’est un vin tout à fait curieux, et qu’il vaut mieux boire un vin plus que comme un champagne. Hors de l’académie, des esprits chagrins ne termineraient pas leur verre, alors que c’est sans doute le plus raffiné de l’ensemble. Sa robe est très foncée et marronnée, plus encore que le Lanson. Il y a du dépôt en suspension. Le chocolat noir est envoutant, mais s’y ajoute un poivre d’andaliman qui apporte une touche d’exotisme exubérante. Il est pur et cohérent en bouche, pleinement assemblé, sans bulle, avec une finale sur une légère pointe d’amande. La bulle n’existe plus que comme fantôme. Le vin est ample, franc et pierreux. Il développe des notes d’embruns marins et se déploie de la même façon que la forme d’une trompette, exponentiellement vers la fin. Sa finale sur la noix de coco est divine, couplée à de la morille et de la noix qui en font une riche expérience. Il paraît bien plus âgé, mais qu’importe. C’est Saint-Augustin passé du manichéisme à la sainteté.

Legras et haas 1995 (dégorgé en 2001) (Magnum) : Legras est tout le contraire de Krug. On lui donnerait cinq ans. Il est clair, léger, brillant avec des reflets verts. Il a un fort pétillant et un nez incroyablment jeune de mirabelle, de fruits jaunes et de pêche. En bouche, son gras est pénétrant et les notes de sel et de poivre se conjuguent merveilleusement. C’est un champagne qui irait divinement bien avec une carbonara, si tant est que la viande utilisée soit bien du guanciale, cette joue de porc confite dans le poivre et le sel. C’est un jeune fougueux.

Mon classement est : Krug, Legras, Moet, Lanson, Vranken, Cliquot.

Le Meursault 1er cru 1931 Charmes Roger Cavin est presque la raison d’être de l’académie. Le vin est absolument horrible lorsque je l’apporte. Sa couleur est noire comme du charbon, l’étiquette est tout à fait désuète, le bouchon suinte, la bouteille a perdu 11 centimètres et le millésime, 1931, est l’un des cinq pires du siècle avec entre autres 1910, 1930 et 1977. Bref, c’est pour la gloire et bien parce qu’il faut ouvrir un jour ce genre de vieux vins. Et pourtant…

La première surprise viendra en début d’après-midi du bouchon qui était venu entier et avait laisser émaner des odeurs pénétrantes de vanille et de coco. Assurément une grande surprise.

La robe est ocre. Le nez est immédiatement sur les fruits blancs, ce qui frappe, car il paraît nettement plus jeune. C’est du café fraichement moulu avec des notes de poivre blanc de kampot d’une grande finesse. Il s’ouvre avec le temps sur la rose, l’encens, le bois de santal. Puis viennent une myriade de senteurs d’un beau jardin : la menthe, le thé, la fleur de cerisier, le feu de cheminée. La bouche se déploie merveilleusement avec un gras pénétrant avant de laisser place à une finale terriblement saline. Avec les saint-Jacques et une compotée d’herbes en salaison, le vin est à tomber. C’est un jardin devenu une jungle florissante. Un très grand moment d’enseignement pour moi, car ce vin sur lequel je me vantais de ne jamais placer la moindre espérance m’aura surpris tout au long de soirée, m’empêchant à chaque fois de lui infliger la dernière gorgée.

Le blanc de blanc Algérie années 1950 est curieux, car on ne l’attend pas en Algérie. On imagine un vin du rhône tout à fait gras et opulent, sur la violette et l’abricot, avec peut-être même un peu d’amertume en moins. Il est légèrement oxydé mais développe de jolies notes de pomme au four, de confit, de mandarine et de citron. Il se fatigue, mais on se dirait que ce vin a été « hermitagé », dans le sens où on a mis de l’hermitage dans un vin d’Algérie ! C’est un inconnu en son propre pays. La bouche est légère, ample, mais le réchauffement ne viendra qu’apporter de détestables notes de bouchon et de carton.

Rosé d’Algérie, domaine de la Trappe 1956 était annoncé comme un blanc, mais sa couleur est bien trop orangée ou brillante pour ne pas y voir un rosé. Tout de suite, on est en Algérie. Il explose d’orange, de mandarine. Il est opulent, avec quelques notes marines presque envahissantes. La bouche est puissante, comme une compotée de fruits rouges. Puis la finale laisse place à des épices et des plantes, notamment du fenouil, de la cardamome verte et de l’anis étoilé. Il est tout à fait sirupeux en bouche. C’est un agriculteur qui nous accueille sur ses terres et nous offre le gîte et le couvert.

Rosé d’Algérie 1945 domaine Frédéric Lung est d’un tout autre bois. La robe est moins marquée, plus grâcieuse. Le vin est très léger, parfois presque timide. Le nez est une compotée de fraise, d’ananas et de vanille. Il a le fumé d’un grand Bourgogne rouge. La framboise apparaît avec le temps et avec une précision qui me saisit. En bouche, passé une première impression poussiéreuse qui va vite disparaître, il se déploie énormément par cercles concentriques et ne révèle toutes ses beautés qu’au fil du temps. Il est impérial, comme un roi qui choisirait de lui-même s’imposer l’étiquette pour n’en être que plus grand.

Rosé d’Algérie 1942 du domaine Frédéric Lung est encore d’une autre nature. La robe est plus profonde mais tout aussi pure et limpide. C’est le jour et la nuit avec le 1945. Il est austère sur le cassis, l’herbe coupée, le cornichon et l’endive. Il est calcaire à souhait, terrien comme jamais. En bouche il est poivré mais laisse vite la place à une fantastique mache et une acidité minérale tout à fait magistral. Il me fait penser dans son équilibre à un muscadet. Ce n’est pas un empereur, mais un duc qui vit dans sa terre.

Le Rabelais Algérie rosé 1952 n’est pas sans me rappeler le Rabelais rouge 1951 bu à l’académie précédente. Il est d’une fumée pénétrante. Il est de café, de barbecue, de tomates confites. On y trouve presque des notes d’umami et de poisson fermenté. Il est opulent. En bouche, il est très liquide mais grâcieux. Il a des tanins et fait petit à petit apparaître un ensemble d’épices, de poivre, de girofle et de cannelle, merveilleusement soutenu tous ensemble par un alcool fort proche du Marc. C’est Rabelais avec un turban.

Sidi Brahim Rosé d’Algérie vin fin 1961 . La robe est la plus profonde de cette glorieuse série. Elle est marronnée. Le premier nez est surprenant, de cola et de cerise. Il est si jeune. Il est opulent comme un vieux sauternes perdant ses sucres. La bouche est légère puis austère, avec une finale sur les encens, la girofle et le poivre vert merveilleuse. La finale le déséquilibre complètement et le fait vaciller, on passe d’une gorgée à une autre d’un amer terrible à une acidité claquante. C’est tout à fait curieux. Il est dans le charme de l’inaccomplissement, dans le plaisir de l’inachevé.

Château Ausone 1937. Qu’un Bourguignon en vienne à dire que les Bordeaux sont formidables, c’est vraiment qu’ils étaient à la hauteur…

Ausone est d’une robe rouge encore légèrement foncé. Il est presque opaque avec des reflets ocres. Son premier nez évoque la fraise, la pierre, les bais roses et le piment rouge. Puis vient l’évidence : Ausone 1937 est un fumeur de havane. Tout sent en lui le cigare. La bouche est ample, cohérente, avec du fruit écrasé du plus bel effet. Les tanins ont fondu, le vin a une belle acidité. Il aime la viande. Avec le temps hélas, le vin développe des notes de champignon, de cisal et d’humidité que j n’aime guère.

Pichon-Baron 1928… Que dire. La robe est opaque. Le vin est teinturier, la couleur accroche la parroi. Il est à peine tuilée et a du dépôt en suspension. Il est fait de cirage, de poivron rouge. Il est terrestre, évoquant à peine le sous-bois. Si ce n’est pas un prêtre en soutane, on pourrait presque l’associer à l’Angélus peint par Millet. Il a en bouche une grâce et une amplitude merveilleuse avec des notes de violette à se damner. La girole fumée lui convient tout à fait. Surtout, ses tanins sont âpres et puissants, sans équivalents. C’est un excellent 1988, à 60 ans près. Absolument étonnant.

Charmes-Chambertin Louis Latour années 1920 réalise presque la prouesse dont le Meursault a été capable. Il était aussi au niveau vidange, et le bouchon était venu en mille morceaux. La robe est marron trouble, mais le premier nez est tout aussi chocolaté que le Krug. Il a quelques notes de pommes qui soulignent de l’oxydation, mais la grande cohérence du nez invite à goûter. En bouche, les notes d’Ajowan ont envahi le vin, la bouche est austère et puissante mais ne délivre son message que dans la longueur. Il a des tanins, il ne cherche pas à plaire. On pourrait presque dire qu’il est rustre et qu’il est désagréable, mais sa violence et ses faiblesses le rendent paradoxalement attachant. Sa finale de fumée et de cacahuète me passionnent. C’est le vieux Salamano et son chien dans l’Etranger de Camus.

Gevrey-Chambertin 1er cru Guichard-Portheret 1929 est une franche réussite, car tout en lui est éternel. Sa robe est rouge brillante. Il ne vieillira jamais. Il a une grande acidité, mais évoque le cirage, le poivre noir, la rhubarbe. Il est fait de cardamome et de plantes vertes. En bouche, sa masse tannique est énorme, et il évoque comme un souvenir lointain les fruits rouges comme un pinot noir fraichement vendangé. Avec le temps, il laisse apparaître des notes de rose tandis que la bouche s’affine est devient saline. C’est un empereur.

On m’apporte tour à tour des verres de Clos des Lambrays 1943 et de Pommard La commaraine 1937. Ils sont plaisants, surtout le Pommard 1937 qui a une bouche de poire et de pain grillé envoutante. Mais même par rapport au Charmes-Chambertin, ils sont un peu à la traine !

Le Barolo 1912 est sans doute l’énigme de la distinction. Comment un vin de 110 ans peut être sans aucun manque ? La robe est rouge orange, sans disque d’une couleur dégradée. Il est cohérent, clairet, filtré, avec des reflets dorés. Le premier nez s’offre sur la noix, le gorgonzola, l’écrasé de menthe. En bouche, il est evanescent, un pur jus d’orange qui se déploie avec des notes ça et là de poivre vert. Il est d’une grande finesse, car rien ne lui manque et son message est infiniment simple et clair. Il n’y a aucune fioriture. C’est comme Horowitz à la fin de sa vie : lorsqu’il joue Rachmaninov, il ne bouge plus que les doigts, tout autre mouvement du corps est devenu superflu et a disparu. Il n’y a plus d’écart, plus d’embellissement, rien de baroque, seulement le pur mouvement sans aucun faux-mouvement… Comme il est difficile de faire simple, disait Van Gogh !

Rouge d’Algérie 1947 domaine Frédéric Lung est le dernier rouge, et il n’est pas sans lien de famille avec les rosés du même vigneron qui l’ont précédé. Sa robe est rouge profonde, assez opaque. Il a des notes de café enivrantes, de cannelle de ceylan. On est chez un marchand d’épice. Il invite au voyage… et à ne pas prendre le volant, car il est largement au-dessus des 13 degrés d’alcool sur l’étiquette. Il est puissant, comme un tank. Il est pénétrant et fait tout sentir plus intensément. Il est un peu huitré et crayeux sur la finale, ce qui limite hélas la magie.

Moulin Touchais Anjou 1928 est d’une robe or brillante, orangée mais aux reflets verts fluorescents. Il a des notes que j’adore : la quiuine, l’orange très amer, le fenouil. Il est médicamenteux, mais dans le bon sens du terme. Il évoque le chèvre frais. On sent plutôt du passerillage au nez. En bouche, c’est très surprenant, car il est gras et ample, avec une certaine lourdeur et densité. Il évoque l’amande, la frangipane. Ce n’est pas l’électricité d’un pur botrytis, mais il est tout de même saisissant.

Haut Sauternes Boussay Cru Lamothe vers 1900 est d’une robe orangée, assez jaune encore. Il est très frais, fait de citron vert. Il est brillant et cohérent, mais il rend confus, car il est trop vivace pour être de son âge. Il évoque la pistache et la rose. En bouche, on sent bien le botrytis, il est d’une belle longueur et d’une acidité clinquante. Il me fait plutôt penser à 1934 ou 1937. Ce qui me surprend aussi, c’est qu’avec le chocolat il réalise un mariage de raison, alors que les vieux Sauternes préfèrent les fruits.

La fin de soirée est prompte aux échanges et aux dégustations. Les moins téméraires dédaignent les vins liquoreux qu’ils n’hésitent pas à apporter. Deux vins surprennent tout particulièrement. Le Massandra 1961 est un pur bonbon à la menthe. Une menthe de bonbon de voiture, extrêmement précise et concentrée. En bouche, c’est une canne à sucre, riche et saisissante. Le Gilette Crème de tête 1937 présente un nez curieusement très proche du Sauternes Boussay cru Lamothe vers 1900, ce qui tend à penser que le second a l’âge du premier. Mais c’est sa bouche qui illumine la soirée et la conclut brillamment, car c’est désormais une menthe marocaine qu’on ressent, avec une densité et un gras qui entoure l’ensemble du palais. L’acidité domine l’ensemble, et donne envie de se resservir, encore, pour la beauté du geste.

Il est difficile d’établir un classement tant les réussites sont nombreuses, mais je dirais : (1) le Barolo, pour sa perfection et la clarté de son message, (2) le Meursault pour l’immense surprise qu’il a fait et son mariage absolument parfait avec l’entrée de saint-jacques et d’herbes en salaison, (3) ex-aequo le Pichon-Baron 1928 et le Gevrey Chambertin 1929 qui représentent chacun leur région et leur millésime à la perfection, (5) le Lung 1945 qui ne se livre qu’avec du temps mais laisse entrevoir un monde tout à fait magique et son homologue (6) Lung 1947 rouge qui reste envoutant au nez. Viendraient ensuite l’Anjou, le Gilette, l’Ausone et l’ensemble des rosés.