256ème dîner au restaurant Pagesdimanche, 5 décembre 2021

Lors du déjeuner que j’ai pu organiser au restaurant Plénitude de Cheval Blanc Paris, trois jours avant l’ouverture officielle du restaurant, qui fut le 253ème de mes repas, deux participants belges, ravis de ce repas, m’ont demandé d’organiser pour eux-mêmes et certains de leurs amis un dîner. Nous serons donc sept pour le 256ème dîner au restaurant Pages.

Je me présente peu après 16 heures au restaurant pour ouvrir mes vins. Matthieu, l’excellent sommelier est resté à mes côtés pendant cette opération et c’est agréable pour moi de pouvoir discuter et sentir les vins en échangeant nos impressions. Il n’y a pas eu trop de difficultés, mais comme souvent les bouteilles anciennes ont un goulot qui n’est pas cylindrique. S’il est pincé, il est impossible de tirer le bouchon sans qu’il ne se déchire en de nombreux morceaux. Ce fut le cas pour le Haut-Bages Libéral 1928 dont le parfum m’a séduit par son extrême complexité, presque aussi beau que le parfum du Latour 1928. Le parfum de la Romanée Conti 1967 est strictement ce que l’on peut attendre, avec des évocations de sel et de rose. Le nez le plus puissant est celui du Meursault 1990. L’Yquem 1906 a un bouchon qui a été changé dans les années 60. Le parfum de ce vin est assez discret mais d’une grande suavité.

Ouvrant les bouteilles sur le comptoir qui sépare la salle de la cuisine, je vois les cuisiniers travailler et je vois Alice qui fait mariner des filets de maquereau dans deux sortes d’huiles. Et l’envie me prend d’essayer d’associer un peu de maquereau avec l’Yquem 1906. On ne prélèvera que quelques gouttes. Je fais l’expérience en même temps que Ken le chef de cuisine et Alice et l’accord est pertinent avec le maquereau cru dont on a séché les traces d’huile.

Selon la tradition lorsque la cérémonie d’ouverture est terminée, je vais au Bistrot 116 pour boire une bière japonaise en grignotant des édamamés, pendant que le personnel du restaurant prend son dîner.

A 18h30 j’ouvre le Krug Private Cuvée et j’ouvre aussi le champagne Heidsieck 1907. La couche de cire qui recouvre le bouchon, mise après la sortie de l’eau de la bouteille en 1998, est tellement épaisse que l’opération me prend au moins dix minutes et je constate que le muselet est récent. On m’avait dit que le bouchon originel avait été conservé. Ça me paraît plausible, le bouchon étant d’un très beau liège.

Le groupe de convives belge est ponctuel. Nous serons sept hommes, sans aucune parité et ce qui est amusant c’est qu’une table proche sera de quatre femmes, comme si la séparation des sexes était la règle pour ce soir.

Le menu conçu par le restaurant Pages et son chef Ken est : gougères au parmesan / Saint-Jacques poêlées / turbot, chou pointu, sauce umami, ventrèche de porc / pigeon sauce salmis, Taglioni / Joshu-Wagyu grillé / foie gras poché / stilton / tarte exotique mangue et fruit de la passion.

Le Champagne Krug Private Cuvée années 60-70 a une bulle active ce qui est une belle surprise. Sa couleur est claire. Il est d’une grande vivacité, noble et précis et les gougères apaisent agréablement son énergie. J’aime son amplitude et sa fraîcheur.

Matthieu va servir deux des trois blancs sur les Saint-Jacques et les trois sur le turbot. Le Clos de la Coulée de Serrant Mme A. Joly Savennières 1962 a un nez légèrement bouchonné sans vraie influence sur le goût et ce nez de bouchon disparaîtra au moment où l’on goûtera le poisson. C’est un vin riche de la plus belle décennie pour ce vin classé par Curnonsky parmi les cinq plus grands vins blancs de France. Il aurait été apprécié s’il était seul mais il y a de la concurrence.

L’Hermitage Chante Alouette Chapoutier blanc 1955 est très ambré. Le nez est de grande subtilité et en bouche le vin est riche et opulent avec une grande personnalité. Il est gourmand et charmeur, très typé. Les Saint-Jacques sont copieuses et magnifiquement cuites. Un régal.

Le Meursault J.F. Coche Dury 1990 a de loin le plus beau parfum de tous les vins du repas ou du moins le plus envahissant. Le vin est grand, peut-être un peu monolithique mais droit et riche. La chair du turbot est divine et la sauce est peut-être un peu trop marquée même si elle est raffinée.

Le pigeon, pure merveille, accueille deux vins exceptionnels. Mes convives s’étonnent de la jeunesse des couleurs des deux vins de 1928. Le Château Haut Bages Libéral Pauillac 1928 est une immense surprise car son parfum est noble et raffiné et en bouche il est d’une maîtrise rare. S’il n’y avait pas l’autre Pauillac, on en ferait une vedette.

Mais il y a le Château Latour Pauillac 1928 qui est un vin parfait. On ne peut pas concevoir qu’il puisse être meilleur. Il a tout pour lui, noblesse, séduction, velouté, énergie. Ce vin est une merveille. Une chose m’a fait un extrême plaisir c’est que l’un des convives qui était venu au déjeuner à la Samaritaine a eu la larme à l’œil, tant il a été ému par la perfection du Latour. Si l’on utilisait la notation sur cent points de Robert Parker et si l’on donnait 100 points à un Latour 2009, il faudrait donner 500 points à un Latour 1928 de cette impossible qualité. L’accord avec le pigeon, sur le sang, est un bonheur incomparable.

Mon voisin qui est allé à Kobé au Japon me dit que le Wagyu que nous mangeons est très nettement supérieur à tout ce qu’il a mangé sur place. C’est vrai que cette chair est un pur bonbon. Et le Chambertin Louis Latour 1961 très représentatif de son appellation, riche, rond, équilibré, joyeux est le partenaire idéal de la viande. Ce vin solide et stable est un roc, un étalon du chambertin.

Lorsque j’avais bâti mon programme de vin, le Champagne Heidsieck Monopole (American Taste) 1907 trouvé en Mer Baltique devait être servi juste après le Krug et lorsque l’on a décidé de mettre la Romanée Conti avec le foie gras poché, j’ai imaginé que le champagne très doux irait bien avec le foie gras. Et donc ce plat accueille les deux vins. Mais en goûtant le champagne qui a beaucoup moins de dosage que des précédents 1907 que j’ai bus, il m’apparaît que le champagne risque de porter préjudice à la Romanée Conti aussi ai-je décidé que le champagne serait bu après le foie gras, sur un Saint-Nectaire de secours.

Sur le foie gras poché, la Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1967 crée un bel accord. Son nez est archétypal, rose et sel et en bouche on a le beau classicisme de la Romanée Conti sur une version subtile et discrète. Je suis aux anges. C’est une belle Romanée Conti qui n’est pas tonitruante. Sa longueur est raffinée.

Le Champagne Heidsieck Monopole (American Taste) 1907 trouvé en Mer Baltique est d’une couleur qui pourrait rebuter car elle est un peu grise et les derniers verres ont un peu de dépôt. Il y a encore de la bulle ce qui est étonnant et le champagne est d’une grande énergie et d’un dosage qui ne fait pas vraiment « goût américain ». Ce qui frappe immédiatement c’est sa complexité. On voyage dans l’inconnu subtil. Comme la moyenne de la table je lui donne la deuxième place au classement des vins, car son caractère énigmatique est passionnant. Il ne ressemble à rien de connu mais il a du charme et de la conviction.

Le Château d’Yquem 1906 est d’une belle couleur ambrée. Son parfum n’est pas tonitruant mais a toute la complexité d’un grand Yquem. L’accord avec le stilton est naturel. Yuki, la jeune pâtissière, a fait une délicieuse tarte où la mangue est rafraîchie par un jus de fruit de la passion, qui excite bien l’Yquem. J’ai dit à Ken que si l’on refait ce plat il faudrait enlever les grains de fruit de la passion pour ne conserver que le jus.

Mes nouveaux amis sont conquis par la cuisine de Pages qui fait que chaque plat va directement à l’essentiel, sans chichi, avec des produits de qualité et des cuissons exemplaires. Nous allons voter pour nos cinq vins préférés et ce qui assez étonnant, c’est que cinq vins seront nommés premiers alors que nous ne sommes que sept à voter. J’ai mis personnellement la Romanée Conti en premier de mon vote parce que je suis un amoureux de ce vin, mais si je veux être objectif c’est bien Latour 1928 qui est le plus grand vin de ce repas, car ce vin est parfait.

Tous les vins ont eu de l’intérêt, même la Coulée de Serrant, seul vin qui n’a pas eu de vote, à cause de son nez de bouchon qui a disparu par la suite.

Le vote global est : 1 – Château Latour Pauillac 1928, 2 – Champagne Heidsieck Monopole (American Taste) 1907 trouvé en Mer Baltique, 3 – Chambertin Louis Latour 1961, 4 – Hermitage Chante Alouette Chapoutier blanc 1955, 5 – Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1967, 6 – Meursault J.F. Coche Dury 1990.

Mon vote est : 1 – Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1967, 2 – Champagne Heidsieck Monopole (American Taste) 1907 trouvé en Mer Baltique, 3 – Château Latour Pauillac 1928, 4 – Champagne Krug Private Cuvée années 60-70, 5 – Château Haut Bages Libéral Pauillac 1928.

L’ambiance avec de vrais amateurs de vins a été extrêmement sympathique. Il est hautement probable que nous nous reverrons. Et sans doute au restaurant Pages qui a fait une cuisine de haute qualité parfaitement adaptée aux vins.