234ème dîner au restaurant Pagessamedi, 30 mars 2019

La genèse du 234ème dîner est assez originale. Le jour où se tenait le 232ème dîner à l’hôtel de Crillon, j’avais reçu un mail me proposant d’acheter un Richebourg Domaine de la Romanée Conti Vigne Originelle française non reconstituée 1942. J’ai déjà bu ces richebourgs préphylloxériques aux qualités exceptionnelles sur les millésimes 1930, 1935 et 1943 et peut-être d’autres pour lesquels je n’aurais peut-être pas fait attention à cette spécificité marquée sur l’étiquette. Le prix proposé tient compte de la rareté de ce vin. L’ambiance du dîner étant particulièrement amicale, je propose à mes convives que nous achetions ensemble ce vin. Je broderais ensuite le programme d’un dîner autour de ce vin. Huit sur les onze convives acceptent d’en être copropriétaires. Je bâtis une liste de vins en ayant choisi un thème pour accompagner le vin de 1942, qui sera : les cinq grands blancs de Curnonsky, le « prince des gastronomes ». L’idée plait à mes convives, et nous allons nous retrouver ce soir au restaurant Pages. Par construction, il devrait n’y avoir aucun bizut dans ce repas mais la femme d’un convive a cédé sa place à son jeune fils qui est un grand amateur de vin. Comme il comprend vite, les consignes de bord seront données très rapidement.

Lorsque j’avais acheté le richebourg, j’avais reçu sur le mail des photos. Lorsque mon fournisseur a livré la bouteille, la couleur rose pâle légèrement violacée m’aurait conduit à ne pas l’acheter mais là, je n’avais pas le choix, je ne pouvais plus me dédire puisque le dîner était déjà sur ses rails. J’ai donc prévu en sécurité un autre Richebourg 1942 de ma cave, mais non issu de vignes préphylloxériques. L’histoire montrera que je n’en ai pas eu besoin.

A 16h30 je me présente au restaurant Pages pour ouvrir les vins. Curieusement, quasiment tous les vins blancs ont des poussières noires exsudées sur le haut du bouchon. Est-ce le hasard ou lié à des conditions climatiques, je ne sais pas. Le bouchon de la Coulée de Serrant 1976 est magnifique. D’autres bouchons se brisent mais ne posent pas de problème particulier. La Coulée de Serrant a un parfum franc et engageant. Celui du Château Grillet 1982 est inexistant, tant le vin semble fermé. Celui du Montrachet 1992 est brillant. L’incertitude pourrait être celle des deux vins de 1942. Quels parfums vont-ils offrir ? Le nez du Château Margaux 1942 me plait beaucoup. Le vin a toutes chances d’être brillant. Le parfum du Richebourg 1942 est prometteur. Ouf ! Il est très caractéristique des vins du domaine, avec un petit fond salé.

Mes craintes n’existent plus car le Château Chalon 1976 est triomphant. Le parfum de l’Yquem 1941 est de loin le plus beau, glorieux comme l’or de sa robe. Lumi sait que j’aime prendre une bière après la séance d’ouverture, surtout lorsque, comme ce soir, elle laisse supposer qu’il n’y aura pas de problème. La bière arrive sans que je la demande. C’est de grande classe. Matthieu l’excellent sommelier ouvre les champagnes une heure avant l’arrivée des convives.

Ils sont tous à l’heure, c’est le rêve. Nous sommes huit dont deux femmes. L’apéritif se prend avec le Champagne Pierre Péters Réserve Oubliée Blanc de Blancs sans année. Je ne me souviens plus très bien des millésimes qui composent ce champagne mais je crois qu’il y en a de 1937. Le champagne montre qu’il a en lui quelques vieux champagnes mais il est encore d’une jeune maturité. Des trois amuse-bouches un seul le fait vibrer, celui qui contient des œufs de saumon au goût fort qui excite le Péters. Les autres sont trop neutres pour que le champagne se sorte d’une certaine paresse.

Le menu créé pour ce dîner par le chef Teshi et Ken et Yuki et l’équipe : Amuse-bouche / Risotto safrané aux coques et au persil / Cabillaud caramélisé, sauce « umami » au bouillon de haddock / Carré de veau du Perche, sauce au champagne crémée, navets glacés / Pigeon de Vendée, sauce salmis, panais / Foie gras poché / Morilles farcies au confit de cuisse de canard, jus de bœuf / Comté 15 mois / Gâteau blanc à la vanille et chocolat blanc, pamplemousse rose et mangue.

Le Champagne Jacques Selosse Substance dégorgé 07/13 montre un saut qualitatif certain et une vivacité exemplaire. Ce qui me fascine, c’est son finale inextinguible où s’ébattent de jolis fruits roses. Il est racé, entrainant, et les délicieuses coques sont un régal sur ce champagne.

Le cabillaud sera accompagné de deux des cinq vins de Curnonsky. Le Clos de la Coulée De Serrant A. Joly 1976 nous entraîne sur des pistes peu fréquentes. Il est bien structuré et nous fait retrouver des saveurs de Loire, avec une finesse extrême. On est dans une gamme de goûts inhabituels mais enthousiasmants.

Le Château Grillet 1982 a un nez légèrement liégeux, mais tout s’efface en bouche lorsque le vin est associé au plat. Le bouillon de haddock le rend intéressant et les défauts ne réapparaissent que lorsque le plat n’est plus là. Il n’apporte pas assez d’émotion et c’est dommage car ce vin qui est le seul dans son appellation qui porte son nom est une curiosité.

Mes convives s’étonnent que j’aie choisi un veau basse température pour accompagner le Montrachet Robert Gibourg 1992 et ils s’étonnent encore plus quand ils constatent que l’accord est exceptionnel, le plus bel accord du repas. Le Montrachet, troisième vin de Curnonsky, est d’une justesse de ton rare. Il n’a pas la puissance de certains montrachets et cela lui va divinement bien car il est imprégnant, sans forcer. Ce vin est le blanc idéal, charnu et expressif.

Le pigeon est une pure merveille, cuit divinement. Comment est-il possible qu’un Château Margaux 1942 ait la même richesse merveilleuse qu’un Margaux d’une très grande année. A l’aveugle, jamais personne ne penserait à 1942. Le vin est noble, au port altier et aux larges épaules. Il a un intense goût de truffe d’un bordeaux d’exception. Je suis tellement enthousiaste devant sa prestation d’un niveau inattendu que je le mettrai premier de mon vote, malgré l’amour que j’ai pour le vin suivant.

Ken, le chef qui travaille aux côtés de Teshi, avait envisagé de servir le foie gras poché en même temps que des morilles. J’ai voulu que l’on n’ait que le foie seul pour le Richebourg Domaine de la Romanée Conti Vigne Originelle française non reconstituée 1942. Le premier verre qui m’est servi montre une couleur rose pâle qui rebuterait tout amateur qui ne connait pas les couleurs des vins du Domaine. A la première gorgée, je sais que nous boirons un vin exceptionnel qui a l’âme des vins du domaine de la Romanée Conti. Quel charme, quel discours courtois ! Je me pâme tant je suis heureux que ce vin que j’aurais peut-être écarté, à tort, se montre aussi séduisant par son message où le sel est un marqueur fort. L’accord avec le foie gras est superbe mais la sauce au champagne Pommery 1953 est un peu forte pour le vin. Quel bonheur de boire un vin aussi raffiné qui sourit aux audacieux que nous fumes de former un consortium pour l’acquérir.

C’est le Château Chalon Tissot 1976, quatrième des vins de Curnonsky, qui va hériter des morilles puissantes et fourrées qui n’auraient pas convenu au vin de Bourgogne du fait de leur puissance, mais se marient à ravir avec le puissant et harmonieux vin du Jura. Il trouve un meilleur envol, car c’est son partenaire idéal, avec le Comté de quinze mois d’affinage. C’est un accord classique, probablement l’un des plus beaux de la gastronomie.

Le cinquième et dernier vin de Curnonsky est le Château d’Yquem 1941 au parfum diaboliquement sensuel et à la couleur d’un or glorieux. J’avais aimé récemment un très joli dessert fait par la talentueuse Yuki pâtissière du restaurant, mais le dessert au chocolat ne fait pas vibrer l’Yquem. Le pamplemousse rose est plus pertinent mais c’est surtout la mangue qui s’adapte le mieux à cet Yquem puissant, beaucoup plus que ce que j’imaginais, et gourmand, riche de fruits dorés.

Nous avons bavardé sur le classement de Curnonsky des cinq plus grands vins blancs du monde, qu’il a établi dans les années trente. Si on devait le faire aujourd’hui, il est probable que la Coulée de Serrant et le Château Grillet n’y figureraient pas. J’ai hasardé le Clos Sainte Hune de Trimbach et l’Hermitage blanc de Chave comme possibles candidats à figurer dans cette élite.

Nous sommes huit à voter pour les cinq préférés des neuf vins. Trois vins sortent du lot, le montrachet qui comme le Richebourg a trois votes de premier et le Margaux qui a deux votes de premier.

Le classement du consensus est : 1 – Richebourg Domaine de la Romanée Conti Vigne Originelle française non reconstituée 1942, 2 – Montrachet Robert Gibourg 1992, 3 – Château Margaux 1942, 4 – Château d’Yquem 1941, 5 – Champagne Jacques Selosse Substance dégorgé 07/13, 6 – Château Grillet 1982.

Mon classement est : 1 – Château Margaux 1942, 2 – Richebourg Domaine de la Romanée Conti Vigne Originelle française non reconstituée 1942, 3 – Montrachet Robert Gibourg 1992, 4 – Champagne Jacques Selosse Substance dégorgé 07/13.

Les plats ont été plus réussis les uns que les autres et les plus beaux accords sont ceux qui ont été créés avec les trois vins gagnants, le veau avec le montrachet, le pigeon avec le Margaux et le foie gras poché avec le Richebourg.

L’ambiance était souriante, du fait de notre complicité et les convives n’attendent qu’une chose, c’est que je leur propose de nouveaux achats pour de nouvelles aventures.

Le service de Matthieu a été parfait. La cuisine a fait un travail exceptionnel de recherche des meilleurs accords mets et vins. Faire un dîner au restaurant Pages avec une équipe aussi motivée est un privilège et un vrai bonheur.

J’avais prévu un autre Richebourg 1942 en réserve, mais non préphylloxérique

la cire a été découpée avec un couteau chauffé. Je l’offrirai au domaine de la Romanée Conti car une telle cire avec toutes les inscriptions est un témoignage rare

les bouchons des deux 1942

tous les bouchons sauf ceux des champagnes

les plats dont j’adore la simplicité de présentation

les bouteilles avant ouverture et après les avoir bues