161ème dîner de wine-dinners au restaurant Laurentvendredi, 28 septembre 2012

Le 161ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Laurent. J’arrive à 17 heures et la maison bruisse car ce soir tout est plein et même plus que cela, puisque la belle salle ronde d’entrée sera occupée par un cocktail. Grâce à la gentillesse de tous, je trouve un espace suffisant pour ouvrir les vins. Beaucoup de bouchons se brisent, mais au total, je crois n’avoir jamais senti autant de parfums merveilleux. Cela ne préjuge en rien du résultat final, mais c’est encourageant. Le parfum de la Romanée Conti 1961 est tellement émouvant que j’appelle au téléphone Aubert de Villaine pour lui faire part de ma joie. Le Montrachet 1969 est impérial et les vins de plus modeste extraction ont eux aussi comme par mimétisme des odeurs de première grandeur. J’avais acheté des Bastor Lamontagne de 1900 et de 1929. La couleur m’avait laissé imaginer 1900. Mais le bouchon indique 1929. Si je me fie au nez puisque je ne goûte pas les vins, le match entre ce Bastor Lamontagne et l’Yquem 1936 risque d’être très ouvert.

Notre table de onze est à majorité anglo-saxonne, avec sept américains pour quatre français. Patrick Lair a privatisé pour nous un joli coin au sein du restaurant pour l’apéritif. C’est une première en ce restaurant. Ayant peur que nous manquions avec une seule bouteille de champagne pour l’apéritif, je fais ouvrir un Champagne Delamotte 2002 en supplément au programme copieux de vins. Il est très agréable, classique, joli représentant de Mesnil-sur-Oger. Les petits pâtés en croûte sont servis avec le Champagne Dom Pérignon 1976. C’est un champagne déjà mature, dont le dosage équilibré convient bien au vieillissement. Il est au dessus de ce que j’attendais, avec ses notes de miel charmantes, et sa longueur quasi infinie. C’est avec la gelée qui entoure le pâté que l’accord est percutant.

Nous passons à table, dans la partie en rotonde, entourée d’un jardinet de cyclamens. Le menu préparé avec Patrick Lair et réalisé par Alain Pégouret est : pâtés en croûte / araignée de mer dans ses sucs / homard rôti, févettes et girolles / ris de veau aux cèpes / salmis de pintade, sauce rouennaise / reblochon et brie de Meaux / sabayon à la mangue.

Le Champagne Pol Roger 1962 montre instantanément une plus grande noblesse, une finesse de structure supérieure à celle du Dom Pérignon. Mais il a moins de cohérence. Il est beaucoup moins serein dans sa maturité. A côté de lui sur le plat d’araignée, le Meursault Charmes Cuvée Albert Grivault, Hospices de Beaune, probable 1930 se présente un peu fatigué. Comme je goûte en premier un vin qui lèche le goulot et peut y trouver de mauvaises rencontres, le vin est amer. Il me paraît évident que l’accord se trouvera mieux avec le champagne qu’avec le vin blanc, mais, les surprises abondant avec les vins anciens, nous constaterons que le Pol Roger se fatigue avec le temps et perd de son message alors que le Meursault, qui avait besoin de temps pour s’ébrouer prend de plus en plus de stature et devient très expressif et cohérent. Je n’aurais jamais parié que le Meursault se reconstituerait aussi bien, dépassant le Pol Roger.

Le Montrachet Leroy 1969 avait un nez superbe à l’ouverture. Il l’a toujours, mais assez discret. Le vin est d’une complexité extrême, chatoyant, de grande noblesse. Mais s’il a tous les attributs d’un grand vin, il n’a pas le coffre et la puissance d’un montrachet. J’avais tant espéré de ce vin très rare que je suis un peu resté sur ma faim, même si le vin n’a pas de défaut. L’accord avec le homard est exceptionnel et mon voisin de table s’émerveille du fait que le vin capte le parfum du homard pour devenir homard lui-même.

Sur le ris de veau idéal, nous avons deux vins, dont la star du repas. Le Mazis-Chambertin Luc Lucat 1964 surprend toute la table. Comment ce vin d’origine inconnue peut-il avoir une telle puissance et une telle force d’évocation. Il est joyeux, charnu, captivant. Ferait-il de l’ombre au vin qu’il accompagne ? Non, car les deux vins ne sont pas comparables.

Le parfum de la Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1961 est absolument émouvant. On se recueille devant un tel parfum subtil où se mêlent le sel, les roses, et les fruits rouges roses. L’envie de se recueillir est la même lorsque le précieux nectar est dégusté. Il ne faut pas attendre de ce vin une explosion gustative. Tout est suggéré comme dans la peinture de Claude Monet. Je pense au tableau : "Champ de Coquelicots près de Vétheuil". En bouche, ce sont les fruits rouges qui apparaissent en premier. Le caractère salin n’est pas affirmé comme au nez. Toute la table est sous le charme. Pour certains, c’est leur première Romanée Conti. Démarrer avec un 1961 de ce calibre, c’est une sacrée chance. Le vin est subtil, élégant, d’un rare équilibre qui n’a pas besoin de s’affirmer. Même dans la lie que Delphine, efficace sommelière, me verse dans un verre, il y aussi cette délicatesse. Dans cette extrait de vin de fond de bouteille, le fruit rouge est moins présent et c’est le vin lui-même qui montre la richesse de ses grappes. Nous sommes tous émus et je le suis particulièrement car cette bouteille est certainement l’une des plus grandes Romanée Conti que j’aie bues. Nous sommes tellement heureux que nous pouvons féliciter le Mazis-Chambertin 1964 qui tient bien sa place à côté du champion, avec une force alcoolique certaine, mais bien intégrée dans une richesse épanouie.

Patrick Lair nous dit que la recette du salmis de pintade a été mise au point spécialement pour ce dîner, car il affrontera trois vins. Le Beaune Theurons Vincent Frères 1928 fait vaciller toutes les idées reçues sur les vins anciens. Car ce vin, dans sa bouteille poussiéreuse, a une vitalité invraisemblable. Je le trouve incroyablement carré, solide, fort sur ses jambes. C’est le vin bourguignon tel que je les aime, guerrier convaincant.

A côté de lui, le Chambertin Louis Latour 1955 est strictement son opposé. Il est totalement féminin, jouant sur sa grâce subtile. Aussi bien le 1955 que le 1928 n’ont aucun signe de vieillesse. Ils ont le goût de leur âge, dessiné avec exactitude.

Comment va se comporter le vin associé aux deux autres, qui n’est pas de leur région ? Le Cornas Chante Perdrix Audibert et Delas 1947 m’avait surpris à l’ouverture par un nez très pur qui offrait de beaux accents bourguignons en plus de ceux de sa région. C’est probablement une des plus belles surprises de ce soir, ce vin est d’une solidité impériale. Bien sûr le discours est assez simple et carré, mais le vin est d’un immense plaisir. Et surtout, sa pureté expressive force à l’aimer. Voici trois vins très différents dont aucun n’a de signe de faiblesse ou de déviance.

Le Champagne Comtes de Champagne Taittinger 1988 est une respiration avant les sauternes, sur les fromages. J’adore ce champagne ensoleillé aux accents de blé doré et de miel. Lui aussi est bien planté sur ses jambes.

Les deux sauternes se présentent ensemble et ils ont la même couleur de café noir chocolaté. Le Château Bastor Lamontagne Sauternes 1929 avait son bouchon d’origine et un niveau haute épaule. Le Château d’Yquem 1936 a été rebouché au château en 1988. Le parfum du 1936 est très pur et image bien l’Yquem de cette époque, mais je le trouve plus charnu que les 1936 que j’ai bus. Le vin est riche, expressif, mais a mis son pied sur la pédale de frein. C’est grand, mais ce n’est pas un grand Yquem, même si le vin n’a pas de défaut. Alors qu’à côté de lui, le Bastor Lamontagne est une leçon. Son nez est pur et envoûtant et en bouche, c’est la définition absolue du grand sauternes lorsqu’il est à la forme ultime qu’il doit avoir. Ce vin est un régal des dieux. Mon dieu qu’il est bon ! Il a un caramel très bien contenu, un gras généreux, une mangue confite, un léger zeste d’orange, et tout cela est suggéré seulement, car c’est la cohésion et la plénitude que l’on retient. Alors le match n’a pas lieu, car pour toute la table, la cause est entendue. C’est le Bastor qui gagne haut la main.

Après tant de merveilles, le vote n’est pas si simple. Nous voterons chacun pour cinq vins. Sur treize vins, mais douze au programme, puisque le Delamotte 2002 n’est pas dans le champ du vote, onze vins sur douze ont eu au moins un vote, ce qui est assez exceptionnel. Celui qui n’en a pas eu doit cet oubli à sa position dans le repas, car il servait d’intermède au moment du fromage.

La Romanée Conti 1961 a eu huit votes de premier, ce qui est un score de république bananière, et les trois votes de premier qui restaient à attribuer sont tous allés au Beaune Theurons 1928. C’est un bel hommage à un vin d’origine modeste d’une année mythique.

Le vote du consensus serait : 1 – Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1961, 2 – Beaune Theurons Vincent Frères 1928, 3 – Château Bastor Lamontagne Sauternes 1929, 4 – Chambertin Louis Latour 1955, 5 – Montrachet Leroy 1969.

Mon vote qui comporte les mêmes vins dans un ordre différent est : 1 – Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1961, 2 – Château Bastor Lamontagne Sauternes 1929, 3 – Beaune Theurons Vincent Frères 1928, 4 – Montrachet Leroy 1969, 5 – Chambertin Louis Latour 1955.

Si je regarde parmi ces treize vins ceux qui ont montré plus que ce que j’attendais, il ya le Champagne Dom Pérignon 1976, le Meursault Charmes Cuvée Albert Grivault Hospices de Beaune, probable 1930, mais surtout sur la fin, car il n’arrêtait pas de s’améliorer, le Mazis-Chambertin Luc Lucat 1964, le Cornas Chante Perdrix Audibert et Delas 1947. Et ceux qui ont largement dépassé tout ce que j’attendais, avec une performance exceptionnelle, sont le Beaune Theurons Vincent Frères 1928 et le Château Bastor Lamontagne Sauternes 1929.

Si je n’ai pas mis la Romanée Conti dans cette liste de vins, c’est parce que j’attendais le rêve absolu et je l’ai eu.

Ce qu’on peut retenir de ce dîner c’est la qualité exceptionnelle de quasiment tous les vins. Et les "moins gradés" se sont comportés au dessus de mes attentes. Le dîner a donné lieu a des accords particulièrement pertinents. Le service est une fois de plus exemplaire.

A une table assez éloignée de la notre, le plus grand connaisseur des vins français dînait avec deux amis. Je lui ai porté un peu du Montrachet et de la Romanée Conti. En réciproque, il m’a fait goûter un Meursault des Comtes Lafon très riche, un Chablis Grand Cru de Raveneau de 1985 brillant, et m’a donné un verre de Richebourg de Remoissenet de 1978 superbe qui a tourné pour que chacun de mes convives le goûte. Preuve est faite que l’amitié revient toujours en boomerang.

Ce dîner fut émouvant, du fait de la Romanée Conti, et enthousiasmant par la démonstration de la bonne tenue de vins canoniques.